Antonymie et réversibilité

Un exemple similaire de « pluralisation du sens » (Dällenbach 76, 285) par le biais d’une auto-citation peut être décelé dans l’emploi d’un couple de mots espagnols, « compañero » et « pelado », qui entretiennent des rapports d’opposition et de complémentarité à travers tout le roman. Ces deux mots apparaissent au chapitre VIII, alors que Geoffrey, Yvonne et Hugh ont quitté Quauhnahuac en bus pour se rendre à une course de taureaux à Tomalín. Très vite, l’attention de Hugh est attirée par l’un des passagers268. Cet étrange individu, identifié par le Consul comme le frère du propriétaire d’un repaire fasciste que leur autobus vient de dépasser, se singularise par une tenue vestimentaire insolite qui comprend, entre autres accessoires, deux chapeaux269. Mais la conversation des deux frères porte rapidement sur les origines de ce personnage composite :

‘“How do you mean Spaniard?” Hugh said.’ ‘“They came over after the Moroccan war,” the Consul said. “A pelado,” he added, smiling.’ ‘The smile referred to an argument about this word he’d had with Hugh, who’d seen it defined somewhere as a shoeless illiterate. According to the Consul, this was only one meaning: pelados were indeed “peeled ones,” the stripped, but also those who did not have to be rich to prey on the really poor. […] Hugh understood this word finally to be pretty ambiguous. A Spaniard, say, could interpret it as Indian, the Indian he despised, used, made drunk. The Indian, however, might mean Spaniard by it. Either might mean by it anyone who made a show of himself. It was perhaps one of those words that had actually been distilled out of conquest, suggesting, as it did, on the one hand thief, on the other exploiter. Interchangeable ever were the terms of abuse with which the aggressor discredits those about to be ravaged! (UTV, 234-235)’

Les dernières lignes de cet extrait suggèrent l’instabilité définitionnelle des mots et leur fluctuation sémantique selon la perspective adoptée, par exemple celle du conquistador ou bien celle du colonisé. Dans cette confusion inhérente à la langue comme outil d’échange, la propension du Consul à interpréter les mots et à leur injecter, ce faisant, un sens nouveau frappé du sceau de la réversibilité se manifeste une fois de plus. Avant d’examiner la question de ses motivations, il convient de signaler que le pelado en question illustre bien une partie de la définition du Consul puisqu’il est l’ultime agresseur d’un Indien convoyeur de fonds publics, gisant dans une mare de sang au bord de la route. Il l’a dépouillé des quelques dernières pièces que ses assassins ont vraisemblablement laissées derrière eux en guise de témoignage sordide de leur passage. Ce dépouillement est néanmoins postérieur aux velléités de sauvetage de Hugh qui est freiné par le Consul, soucieux d’épargner à son frère de dangereux démêlés avec la para-police fasciste tout juste arrivée sur les lieux. Hugh a cependant eu le temps de manifester sa compassion envers l’Indien agonisant, lequel le gratifie à son tour du terme de compañero (UTV, 247).

Or, ce sont précisément les deux termes qui vont définir le Consul au chapitre XII. Avant de l’abattre, le chef des Rostres le traite en effet de pelado, appellation entre autres à valeur d’insulte :

‘[…] “I blow you wide open from your knees up, you cabrón,” he said, “you pelado.” (UTV, 373)’

Si l’on en croit le Consul, le titre n’est peut-être pas tout à fait usurpé, puisqu’il s’identifie lui-même à l’un de ses agresseurs :

‘[…] the Consul knew where he’d seen him before; the Chief of Gardens might have been the image of himself when, lean, bronzed, serious, beardless, and at the crossroads of his career, he had assumed the Vice Consulship in Granada. (UTV, 359)’

L’identification est d’autant plus justifiée qu’elle rappelle sans doute au Consul le fantasme ou la réalité de sa propre monstruosité résumée par l’ordre odieux qu’il aurait donné vingt ans plus tôt de faire brûler vifs des officiers allemands prisonniers dans la chaudière du navire de guerre qu’il commandait alors et qui, comble d’ironie, s’appelait le S.S. Samaritan (UTV, 32-33). Nous reviendrons plus longuement sur la parabole du Bon Samaritain telle que Lowry l’exploite dans le récit pour en faire un analogon de la faute du Consul et de sa destinée lorsque nous aborderons la question de la mise en abyme. Contentons-nous pour l’instant de constater que l’emploi du mot pelado par le Chef des Rostres est l’illustration ironique de la définition réversible ou ambivalente qu’en a donnée le Consul : celle de l’agresseur…agressé.

La double identité n’est véritablement marquée qu’avec la réapparition du mot compañero : alors que ses actes commis pendant la Première Guerre Mondiale (s’ils sont véridiques, ce sur quoi le texte laisse planer un doute270) font de lui un bourreau et un criminel et que son comportement, face à l’Indien mourant au chapitre VIII, est loin d’être celui du Bon Samaritain, Geoffrey Firmin, à son tour agonisant, s’entend appeler compañero par un violoneux témoin du drame et plein de compassion. L’auto-citation réduite, il est vrai, à un seul mot, est doublée d’une inversion ironique par rapport au chapitre VIII : il y a en effet déplacement métonymique de l’appellation compañero du témoin à la victime. Ainsi, alors qu’au chapitre VIII, le témoin bienveillant–Hugh–était gratifié de ce titre par l’Indien, victime des sinarquistas, en guise de reconnaissance pour son attitude altruiste, ici c’est le Consul, victime des mêmes fascistes, qui bénéficie d’une marque de reconnaissance compatissante. L’effet conjoint des deux écho textuels autour des deux mots espagnols marque une fois de plus la réversibilité des statuts et l’ambiguïté ontologique du Consul. Celle-ci semble trouver une issue diégétique lorsque le Consul, avant de mourir, reconnaît que ce dont il souffre est avant tout, pour reprendre l’expression de Micheline Miro, un « « péladisme » de l’âme271 » :

‘Presently the word “pelado” began to fill his whole consciousness. That had been Hugh’s word for the thief: now someone had flung the insult at him. And it was as if, for a moment, he had become the pelado, the thief–yes, the pilferer of meaningless, muddled ideas out of which his rejection of life had grown, who had worn his two or three little bowler hats, his disguises, over these abstractions: now the realest of them all was close. But someone had called him “compañero” too, which was better, much better. It made him happy. (UTV, 374)’

C’est par la métaphore du chapeau, décrit par le Consul comme un accessoire de dissimulation des idées confuses et nihilistes qui l’ont durablement obsédé et qu’il juge dérisoires au moment de leur funeste concrétisation, que l’imposture au cœur même de son existence nous est révélée. Comme le pelado du chapitre VIII, le Consul a en effet usé de plusieurs chapeaux. A trop vouloir piller le fonds inépuisable d’idées embrouillées, voire absurdes, il s’est dépouillé lui-même de son appétit de vivre, si bien que son assassinat n’est peut-être que le coup de pouce du destin à une trajectoire auto-destructrice. Toutefois, le joueur de violon vient apaiser une angoisse métaphysique découlant de cette prise de conscience tardive et « prononce le mot magique qui le rend heureux, le mot de la réunion de tous les contraires et de la dissolution de toutes les contradictions : « compañero » » (Miro 90, 174). Cette appellation bienveillante lui permet, du moins pour un temps, de réintégrer la communauté humaine et de surmonter ainsi la pensée anxiogène de sa perte d’humanité. Faire partie de « l’Humanité fraternelle » (Miro 90, 174), idéal revendiqué par Hugh et raillé par le Consul au chapitre X, c’est être un compañero, mais c’est aussi bien être un pelado puisque « [s]ous le masque, traîtres et victimes ne font qu’un » (Miro 90, 175). Le texte, en programmant cette auto-citation concomitante des deux termes dans l’espace intérieur du Consul, ne cesse de suggérer l’ambivalence de son être, tout en évoquant une sorte d’apaisement que le mot compañero suscite chez lui par le caractère fédérateur de sa signification.

Il serait toutefois erroné de clore le jeu de la signifiance textuelle sur la rédemption du Consul par l’intervention d’une bonne parole. Celle-ci, comme nous le verrons plus loin, est certes bienveillante, mais s’insère dans une logique narrative qui lui confère une ironie tragique. La fin du roman n’est pas salvatrice, ni euphorique : elle est foncièrement sombre et réduit le Consul à l’état de « déchet » dont on se débarrasse dans une gigantesque fosse d’aisances.

Notes
268.

« The seats ran lengthwise and Hugh looked at the man in the blue suit opposite, who had been talking thickly to himself, who now, drunk, drugged, or both, seemed sunk in stupor » (UTV, p. 234).

269.

« And for some reason he wore two hats, a kind of cheap Homburg fitting neatly over the broad crown of his sombrero » (UTV, p. 234).

270.

Laruelle se fait le porte-parole de la part d’indécidable dans la tentative d’élucidation de ce crime de guerre évoqué par la presse de l’époque et devenu plus tard source d’humour noir et d’affabulation consulaires : « … [T]he poor Consul had already lost almost all capacity for telling the truth and his life had become a quixotic oral fiction » (UTV, p. 33).

271.

« Masques et mascarades : les représentations de l’Homme-Dieu dans Under the Volcano », Etudes Anglaises, Tome XLIII, n°2, (1990), p. 175. (Toute référence ultérieure à cet article sera accompagnée de la mention Miro 90).