Du jardin public au Jardin d’Eden et retour

Pour clore l’étude des auto-citations de micro-énoncés, nous examinerons un autre cas de détournement sémantique dont le Consul est l’auteur et dont le texte se nourrit. En effet, si l’anglais approximatif des personnages mexicains est source féconde de double sens, les singulières compétences linguistiques du Consul contribuent également à dialogiser le roman. Au chapitre V, Geoffrey Firmin se promène dans son jardin : celui-ci, laissé à l’abandon, ressemble à une jungle qui contraste singulièrement avec le jardin public impeccablement entretenu dont il n’est séparé que par une clôture. C’est dans ce jardin public que se trouve une pancarte dont le message semble produire l’effet d’une sentence sur le Consul :

‘¿ LE GUSTA ESTE JARDÍN ?’ ‘¿ QUE ES SUYO ?’ ‘¡EVITE QUE SUS HIJOS LO DESTRUYAN !’ ‘The Consul stared back at the black words on the sign without moving. You like this garden? Why is it yours? We evict those who destroy! Simple words, simple and terrible words, words which one took to the very bottom of one’s being, words which, perhaps a final judgement on one, were nevertheless unproductive of any emotion whatsoever, unless a kind of colourless cold, a white agony, an agony chill as that iced mescal drunk in the Hotel Canada on the morning of Yvonne’s departure. (UTV, 128-129)’

La traduction du Consul correspond, bien entendu, à un contresens qu’il n’est pas loin de relever lui-même :

‘[…] “Why is it yours? …Do you like this garden? … We evict those who destroy!” Perhaps the sign didn’t mean quite that–for alcohol sometimes affected the Consul’s Spanish adversely (or perhaps the sign itself, inscribed by some Aztec, was wrong)–but it was near enough. (UTV, 129)’

Le lecteur trouvera une traduction plus fiable de l’inscription, celle de Hugh, personnage-focalisateur du chapitre VIII :

‘[…] ¿Le gusta este jardín, que es suyo? ¡Evite que sus hijos lo destruyan ! Do you like this garden, the notice said, that is yours? See to it that your children do not destroy it! (UTV, 232)’

Nous ne nous arrêterons pas plus longtemps sur « les deux points d’interrogation superflus, destinés à rendre l’erreur du Consul plus plausible272 » : il nous est permis de penser qu’ils correspondent dans la logique du texte à un effet de surimpression que les vapeurs de l’ivresse ont suscité dans l’acte de déchiffrement du protagoniste. L’essentiel est ailleurs : le contresens du Consul est fécond.

D’une part, comme l’affirme très justement Richard Hauer Costa, « [f]or him the misreading works; the words mistranslated carry their own rightness » (Costa 72, 101). En effet, le Consul, en faisant une confusion translinguistique entre deux paronymes, le verbe espagnol « evite » et le verbe anglais « evict », traduit mal l’inscription. Il y voit une menace d’expulsion (« evite » = « evict ») au lieu d’y lire une recommandation municipale contre la dégradation des lieux (« evite » = « avoid, (éviter) ») et traduit/trahit, ce faisant, son obsession d’être expulsé d’un paradis terrestre, ou plus exactement d’en avoir été expulsé dans la mesure où il s’en croit déjà exclu.

D’autre part, toujours selon le même critique, l’erreur de traduction investit tout le roman et inscrit la thématique du paradis perdu au sein de l’œuvre273. Autrement dit, le Consul, promu nouvel Adam, devient l’agent diégétique d’une dialogisation de l’énoncé et d’une ouverture du récit à d’autres topoi narratifs. Tant et si bien que lorsque survient la troisième et dernière occurrence de l’inscription sous une forme paratextuelle, à la fin du roman, nous ne pouvons pas ne pas entendre sa bivocalité fondamentale. Deux voix, désormais, s’y font entendre : celle, impersonnelle, de l’administration locale, et celle, plus tourmentée, du Consul. Ou encore, pour reprendre l’interprétation de Maurice Couturier qui substitue à la voix de l’administration locale, celle de l’auteur implicite, « [l]orsque [ces phrases] réapparaissent à la fin du livre, comme une épitaphe, nous sommes bien obligés de les interpréter dans les deux sens à la fois : la mauvaise interprétation renvoie à la paranoïa du Consul et donne à la mort de celui-ci sa dimension biblique et dantesque ; la bonne désigne le livre tout entier comme une sorte de jardin d’Eden et nous invite, nous lecteurs, à nous y promener sans le défigurer » (Couturier, 15). Cette invite paratextuelle serait ainsi une voix supplémentaire qui renvoie le lecteur à son propre désir, notamment si ce dernier partage la propension du Consul à tout ramener à sa propre expérience et à lire les inscriptions de toutes sortes comme des signes du destin274.

Les exemples autotextuels étudiés jusqu’ici affichent bien leurs vertus dialogiques : plusieurs voix, plusieurs interprétations (y compris les fausses « mauvaises interprétations ») s’entremêlent ou se superposent. De fait, les auto-citations chez Lowry ne sont jamais de simples reproductions plates d’énoncés : elles sont toujours l’amorce ou le noyau d’un enrichissement sémantique, d’une expansion du sens, et le signe, peut-être paradoxal, d’un texte ouvert … sur lui-même.

Notes
272.

Voir Victor Doyen, « La genèse d’ « Au-dessous du Volcan », Études (Paris : Papyrus Editions/ Maurice Nadeau, 1984), p. 98.

273.

«[…] the misrendering is the talisman, the key, to the novel’s Eden–and–eviction theme » (Costa 72, p. 77).

274.

Nous reviendrons sur la capacité de diffusion sémantique de cette inscription espagnole, notamment comme discours paratextuel, dans la troisième partie de ce travail où elle sera examinée en tant que citation à portée téléologique et où la véritable origine de l’erreur de lecture du Consul sera explicitée. Les conclusions auxquelles nous aboutirons viendront compléter l’analyse proposée ci-dessus.