La mise en abyme liminaire du Volcan

Dans sa lettre adressée à Jonathan Cape, Malcolm Lowry défend son roman avec une force de conviction qui n’a d’égale que la peur de voir ce dernier amputé et affadi, à la suite des recommandations d’un lecteur peu disposé à suivre les méandres de l’écriture lowryenne et avide, en revanche, de manier le scalpel. Le chapitre I est, à cet égard, un morceau de choix et Lowry, craignant une amputation massive, voire totale, de ce dernier, écrit :

‘[…] I feel the chapter makes a wonderful entity and must be cut, if at all, by someone who at least sees its potentialities in terms of the whole book. (SL, 71/ CL1, 512)’

Sans revenir longuement sur les deux temps de l’histoire qui constituent le roman, nous rappellerons toutefois que le chapitre I, tout en étant par définition introductif, couvre en réalité un temps de l’histoire (la journée du 2 novembre 1939) exactement postérieur d’une année à celui des onze chapitres suivants. Cette inversion de l’ordre temporel dans l’organisation du roman n’est pas sans incidence sur la tonalité de ce chapitre inaugural. Son caractère élégiaque a déjà été évoqué : la fête religieuse mexicaine du Jour des Morts, festive et bruyante, encadre la commémoration plus discrète de la mort de deux protagonistes dans des circonstances qui demeurent obscures. Ce chapitre d’ouverture contient cependant en lui-même les traces d’un passé qui rendent impossible un véritable effet de suspense dans le reste du récit. Il acquiert par là-même une tonalité tragique en suscitant chez le lecteur un désir de réactualisation de ce que ce dernier sait joué d’avance, mais qu’il n’a fait qu’entrevoir. Telle est en substance la nature du dispositif tragique mis en place dans Under the Volcano : avant de faire passer le lecteur du temps de la mémoire à celui du destin pour lui permettre de vérifier les modalités particulières de cette tragédie279, il s’agit pour Lowry de créer un horizon d’attente selon des règles bien établies :

‘Une histoire tragique ou rituelle demande à être connue d’avance. Au-dessous du volcan donne à lire, effectivement, une histoire déjà connue, dont la puissance de réactualisation réside justement dans la conscience d’une fin inévitable, à savoir tragique et attendue. […] Tout concourt à la production et à la reproduction de cette fin. (Villeneuve, 81-82)’

Le chapitre I de Under the Volcano représente, en quelque sorte, une mémoire du texte à venir (à savoir, les onze chapitres suivants) dans laquelle se réfléchissent, par anticipation, les éléments constitutifs du drame. En tant que premier segment narratif, il peut donc être envisagé comme une « mise en abyme liminaire » ou « prospective » de l’ensemble du roman puisque, conformément à la définition proposée plus haut, il « réfléchit avant terme l’histoire à venir » (Dällenbach 77, 83). Ajoutons, pour éviter tout malentendu, qu’il la « réfléchit avant terme » sur l’axe syntagmatique qui définit un ordre ou un temps de lecture, et non pas une chronologie diégétique.

Dällenbach a recours à l’image de la « boucle programmatique » (83) pour caractériser les modalités de fonctionnement de la mise en abyme prospective ou inaugurale :

‘Pré-posée à l’ouverture de ce récit, la mise en abyme prospective « double » la fiction afin de la prendre de vitesse et de ne lui laisser pour avenir que son passé. Faire retour sur ce reflet antérieur et le soumettre à une catalyse, tenir le programme qui l’annonce et en détailler les matières, telle est la marge de manœuvre qui lui est consentie. (Dällenbach 77, 83)’

L’effet de condensation textuelle que l’on retrouve dans le chapitre d’ouverture de Under the Volcano génère incontestablement une forme de « doublement » du corps du roman par une accumulation de notations éclatées et de miroirs internes qui réfléchissent le récit tragique à venir d’une histoire déjà advenue. Si la roue Ferris de la fin du chapitre est la ficelle narrative et la métaphore visuelle d’une régression vers le temps tragique, le premier chapitre dans son ensemble est le lieu textuel du temps post-tragique de l’élégie et de la mémoire. Il contient la tragédie, se nourrit d’elle, la reflète et la réactive discrètement, mais de manière efficace, jusqu’à ce que cette « catalyse » provoque chez le lecteur un désir de réactualisation du temps tragique que la suite du récit va satisfaire.

Dans le même ordre d’idées, Dällenbach affirme « qu’en exposant la fiction en raccourci, la réflexion rassemble des épisodes et des faits épars dont la perception quasi-simultanée, au seuil du livre, n’est pas sans influer sur son mode de déchiffrement » (83, italiques dans le texte). De fait, le chapitre I du roman procède par accumulation d’allusions, de sous-entendus, de bribes d’informations glanées çà et là au gré d’une conversation ou d’une réminiscence restituée sous la forme d’un monologue intérieur narrativisé. La conversation de Jacques Laruelle et du docteur Vigil, au début du chapitre, fait ainsi plusieurs allusions appuyées à l’éthylisme du Consul :

‘“–I meant to persuade him to go away and get dealcoholisé,” Dr. Vigil was saying. […] Well, after I lookèd the Consul in his garden, I sended a boy down to see if he would come for a few minutes and knock my door, I would appreciate it to him, if not, please write me a note if drinking have not killed him already.” (UTV, 4‑5)’

La même conversation nous permet aussi d’entrevoir que l’alcoolisme du Consul n’est pas le fin mot de l’histoire et que son mal a une dimension métaphysique. Par le biais d’une phrase du Docteur Vigil, qui sera reproduite sous forme d’auto-citation au chapitre V lors de sa conversation avec le Consul, nous apprenons que sa maladie touche l’âme (« Sickness is not only in body, but in that part used to be call: soul » UTV, 5). Celle-ci est pourvoyeuse de tragédie puisque, selon Vigil, le Consul dépensait son argent pour alimenter son malheur280.

La mort du Consul est évoquée à plusieurs reprises par Laruelle lorsqu’il médite à part les événements qui se sont produits l’année précédente. Les liens d’amitié qui se sont forgés entre lui et Hugh, l’appel téléphonique de ce dernier depuis Parián, lieu du drame281, l’allusion discrète à la « découverte » du corps du Consul282 sont autant de façons détournées de suggérer la mort, bien que le mot « assassinat » et une expression comme « mort par piétinement » pour évoquer la fin tragique d’Yvonne n’apparaissent jamais. Tout est fait pour ouvrir l’appétit herméneutique du lecteur en évitant de le satisfaire prématurément.

La tragédie du couple est signifiée de diverses manières. Tout d’abord dans la conversation des deux amis, au cours de laquelle Laruelle fait allusion au retour d’Yvonne à Quauhnahuac :

‘“–But hombre, Yvonne came back! That’s what I shall never understand. She came back to the man!” M. Laruelle returned to the table where he poured himself and drank a glass of Tehuacan mineral water. (UTV, 6)’

L’étonnement et l’aveu d’incompréhension de Laruelle stimulent la curiosité du lecteur : pourquoi le retour d’Yvonne lui paraît-il rétrospectivement toujours aussi extraordinaire, aussi invraisemblable ? La réponse à cette question est peut-être partiellement donnée plus loin dans le chapitre, lorsque Laruelle, poursuivant ses méditations solitaires, s’arrête au cours de sa promenade à proximité du palais de Maximilien d’Autriche283. Laruelle considère que ce lieu tragique est hanté par des fantômes. Les voix qui l’assaillent semblent toutefois changer de propriétaires au fur et à mesure que la restitution fantasmée d’une dispute conjugale prend forme dans son esprit :

‘[…] Ghosts, ghosts, as at the Casino, certainly lived here. And a ghost who still said: “It is our destiny to come here, Carlotta. Look at this rolling glorious country, its hills, its valleys, its volcanoes beautiful beyond belief. And to think that it is ours! Let us be good and constructive and make ourselves worthy of it!” Or there were ghosts quarrelling: “No, you loved yourself, you loved your misery more than I. You did his deliberately to us.” “I?” “You always had people to look after you, to love you, to use you, to lead you. You listened to everyone save me, who really loved you.” “No, you’re the only person I’ve ever loved.” “Ever? You loved only yourself.” “No, it was you, always you, you must believe me, please: you must remember how we were always planning to go to Mexico. Do you remember? … Yes, you are right. I had my chance with you. Never a chance like that again!” And suddenly they were weeping together, passionately, as they stood.’ ‘But it was the Consul’s voice, not Maximilian’s, M. Laruelle could almost have heard in the Palace […] (UTV, 14-15)’

Le discours que Laruelle prête à l’Empereur Maximilien et à son épouse Carlotta repose sur des informations que Lowry a pu avoir au sujet de l’idéalisme politique du monarque et de ses infidélités284. Le début du dialogue renvoie manifestement au couple de sang noble : conscient de ses devoirs et de ce qu’il croit être sa chance, Maximilien exhorte son épouse à prendre toute la mesure de l’importance de leur présence au Mexique. Les « fantômes querelleurs » sont présentés comme une alternative aux premiers, tout en jouant sur une forme d’ambiguïté qui rend possible le glissement d’un couple à l’autre voulu par Lowry. En effet, l’intérêt de ce passage réside non pas dans la restitution d’un discours historique authentique (ce qui, en outre, n’est pas le cas ici), mais dans la substitution vocale qui s’effectue dans l’esprit de Laruelle et qui lui fait entendre de façon presque audible la voix de son ami disparu. Dès lors, le couple Maximilien-Carlotta devient un analogon de celui du Consul et d’Yvonne. Par ce moyen détourné, Geoffrey et Yvonne sont associés à un autre couple dont la dimension tragique est corroborée par l’Histoire. La fracture conjugale qui sera évoquée notamment au chapitre II dans la scène de la vitrine de l’imprimeur est annoncée ici par le biais de cette scène emblématique : celle-ci met en abyme la face privée de la tragédie à venir en faisant coïncider les reproches–hypothétiques dans un cas et « réels » dans l’autre (car authentifiés par la suite du récit)–adressés par Carlotta et Yvonne à leurs époux respectifs.

Dans la cantina Cerveceria XX, la tragédie publique et la tragédie privée fusionnent : c’est là que Señor Bustamente fait part de ses soupçons à Laruelle en traitant le Consul de « spider » ; c’est là aussi que Laruelle s’adonne au jeu de hasard des « sortes Shakespeareanae » avec un recueil de pièces élisabéthaines ayant appartenu au Consul. Ce jeu de divination littéraire confirme la dimension tragique du personnage du Consul en l’installant dans un paradigme faustien. Les deux citations empruntées au Doctor Faustus de Marlowe (UTV, 34), emblématiques d’une chute sans rédemption, ébranlent manifestement Jacques Laruelle285 et confirment l’intuition que le lecteur pouvait avoir d’une faute tragique liée au Consul et d’un parcours dont salut et délivrance semblent exclus.

Petit à petit, un « paramétrage » tragique de l’histoire du Consul est ainsi mis en place par le biais de scènes qui contribuent toutes, sur le mode du recueillement ou sur celui de l’évocation quasi-mystique, à ériger un mémorial en guise de prélude au dévoilement complet. Le paroxysme du procédé est atteint lorsque le texte d’une lettre, échappée du recueil élisabéthain et identifiée par Laruelle comme étant écrite de la main du Consul, rassemble les principaux thèmes de la tragédie.

Dans l’organisation interne du chapitre I, cette lettre fait écho à la carte postale d’Yvonne adressée au Consul. Mais dans un chapitre marqué par le regret et le chagrin, seul le début du message de la carte postale est restitué pour faire écho (par anticipation sur l’axe du récit) à l’effet poignant des supplications que le Consul adresse à Yvonne dans sa lettre :

‘[…] Darling, why did I leave? Why did you let me ? It was not to M. Laruelle that these words on that long-belated postcard of Yvonne’s had been addressed, that postcard which the Consul must have maliciously put under his pillow sometime on that last morning–but how could one ever be sure just when?–as though the Consul had calculated it all, knowing M. Laruelle would discover it at the precise moment that Hugh, distraughtly, would call from Parián. (UTV, 13)’

Les informations fournies par Laruelle au sujet de cette carte paraissent confuses au lecteur qui ignore le contenu exact des onze chapitres suivants. Un lecteur « sériel » s’apprêtant à relire le roman sait ce dont il est question : le message intégral de la carte postale apparaît à la fin du chapitre VI, puisque le cartero (le facteur local) la remet en mains propres au Consul le jour même du retour d’Yvonne à Quauhnahuac, plusieurs mois après son envoi286, et en présence de l’expéditrice. L’allusion de Laruelle à la farce teintée de malveillance que lui a jouée le Consul n’est pas parfaitement intelligible lors d’une première lecture, mais elle permet à Lowry de faire d’une pierre deux coups : orienter discrètement le lecteur vers la thématique de l’adultère et de la jalousie, tout en rappelant l’appel téléphonique de Hugh, de manière à suggérer la culpabilité de Laruelle et le machiavélisme du Consul. Ces effets sont, pour ainsi dire, « secondaires », mais bel et bien inscrits dans l’organisation narrative du chapitre I. L’essentiel réside toutefois, comme il a déjà été dit, dans l’effet d’écho entre la plainte d’Yvonne et la contre-plainte du Consul exprimée à la fin du chapitre :

‘[…] Oh Yvonne, we cannot allow what we created to sink down to oblivion in this dingy fashion–’ ‘Lift up your eyes unto the hills, I seem to hear a voice saying. Sometimes when I see the little red mail plane fly in from Acapulco at seven in the morning over the strange hills […] I think that you will be on it, on that plane every morning as it goes by, and will have come to save me. Then the morning goes by and you have not come. […] But for God’s sake, Yvonne, hear me, my defences are down, at the moment they are down–and there goes the plane, I heard it in the distance then, just for an instant beyond Tomalín–come back, come back. I will stop drinking, anything. I am dying without you. For Christ Jesus sake Yvonne come back to me, hear me, it is a cry, come back to me Yvonne, if only for a day…… (UTV, 40-41)’

En tant qu’objet intercalaire utilisé par le premier chapitre considéré comme prologue lors d’une première lecture (et comme mise en abyme liminaire), la lettre du Consul est poignante en raison de la supplication qu’il adresse à son épouse. Lors d’une relecture, c’est-à-dire lorsque ce prologue est devenu épilogue et que l’effet de mise en abyme prospective se transforme à son tour en une sorte de mise en abyme rétrospective, son contenu n’en devient que plus poignant car nous savons désormais que les vœux du Consul ont été exaucés mais que ce dernier n’a pas su tenir sa promesse, que le retour d’Yvonne ne l’a pas empêché de s’abîmer dans la boisson et dans son comportement auto-destructeur, autrement dit, que la tragédie n’a pas pu être évitée287. Une seconde lecture nous fait ainsi prendre conscience de l’ironie tragique qui accompagne la destinée des deux protagonistes, ironie d’autant plus cruelle que cette lettre n’est jamais parvenue à l’intéressée, et qu’elle reste à tout jamais…lettre morte.

Toutefois, la lettre du Consul rassemble en elle un certain nombre d’éléments cruciaux du récit à venir : sa prière déchirante, nous l’avons dit, sera suivie du retour d’Yvonne, bien que cette lettre non envoyée n’ait pas pu influer sur sa décision de revenir au Mexique. Dans sa fonction d’annonce, elle transcende aussi les propos immédiats du Consul pour indiquer discrètement au lecteur d’autres aspects de sa déchéance. Ainsi, les mots utilisés par le Consul pour décrire la perspective effroyable du naufrage conjugal contiennent en eux les sèmes qui déclinent les modalités particulières de sa tragédie : la chute dans l’abîme précédée d’une chute dans l’indifférence et l’égocentrisme (« to sink down… »), et la mort pitoyable, ou minable (« in this dingy fashion »), qu’il constate lui-même à la fin du récit288 sont ainsi préfigurées, fût-ce de manière détournée, voire sibylline, par ces mots qui acquièrent une résonance particulière.

Cette lettre contient également en germe la définition de son statut particulier de Consul démis de ses fonctions. Elle pose aussi les termes du choix de l’exil, métaphore d’une damnation consentie et voulue :

‘[…] And this is how I sometimes think of myself, as a great explorer who has discovered some extraordinary land from which he can never return to give his knowledge to the world: but the name of this land is hell.’ ‘It is not Mexico of course but in the heart. And to-day I was in Quauhnahuac as usual when I received from my lawyer news of our divorce. This was as I invited it. I received other news too: England is breaking off diplomatic relations with Mexico and all her Consuls–those, that is, who are English–are being called home. These are kindly and good men, for the most part, whose name I suppose I demean. I shall not go home with them. I shall perhaps go home but not to England, not to that home. (UTV, 36)’

L’extrait cité restitue le cadre historique dans lequel l’histoire va se dérouler et contribue à singulariser le Consul à plusieurs titres : il se définit comme un explorateur de l’enfer qu’il conçoit avant tout comme un espace intérieur ; il fait allusion au divorce qui vient d’être prononcé et se désolidarise du choix des autres consuls, tout en reconnaissant que sa dipsomanie est préjudiciable à la réputation de l’ensemble du corps consulaire. Sa façon insistante de répudier l’Angleterre comme port d’attache et d’en envisager un autre dont il tait le nom (on peut supposer que le Farolito–« paradis de son désespoir »–correspond davantage à ses vœux) pose la question d’un enracinement au Mexique ou d’un départ vers d’autres horizons, tout en soulevant celle des conséquences poétiques ou de la portée métaphysique du choix arrêté. L’existence d’un tel choix aux yeux du Consul est d’ailleurs corroborée par la vision d’un ailleurs septentrional évoqué dans sa lettre :

‘[…] And here is one strange effect my lawyer’s news has had upon me. I seem to see now, between mescals, this path, and beyond it strange vistas, like visions of a new life together we might somewhere lead. I seem to see us living in some northern country, of mountains and hills and blue water; our house is built on an inlet and one evening we are standing, happy in one another, on the balcony of this house, looking over the water. […] (UTV, 36-37)’

Le texte anticipe une fois de plus les descriptions d’un ailleurs évoqué par Hugh au chapitre IV avec Yvonne289 et annonce surtout la vision de l’Eden canadien à laquelle Yvonne s’abandonne par intermittences pendant la course de taureaux à l’arène de Tomalín au chapitre IX290. Ce rêve d’évasion loin d’un Mexique infernal est brièvement partagé par le Consul qui s’en détourne presque aussitôt au chapitre IX. L’ironie tragique réside dans le fait que ce rêve a pris forme dans son esprit avant d’investir l’espace mental de son frère et celui d’Yvonne, et que sa vision idyllique d’une réunion du couple après leur divorce sera infirmée par son détachement et son solipsisme dans le corps du roman. La vision d’un ailleurs édénique introduit néanmoins dès l’ouverture la possibilité d’un axe de déviation du récit par rapport au parcours tragique, même si la majorité des autres indices textuels du chapitre I pointe en direction d’une issue fatale.

La fonction de cette lettre dans l’économie générale du chapitre est donc capitale : en la lisant, Laruelle fait renaître la voix du Consul défunt, fidèle en cela à la tradition mexicaine du Jour des Morts. La voix absente, devenue voix d’outre-tombe, distille une complainte d’avant la catastrophe et propose un balisage du parcours tragique non encore révélé dans ses moindres détails, mais déjà largement entrevu par un lecteur attentif. Une relecture sérielle dépasse cette vision première et permet d’entendre dans ces cris d’outre-tombe le caractère illusoire d’une échappatoire au tragique291.

Quant à Jacques Laruelle, il est précisément l’agent unificateur dans la diégèse de ces fragments de miroir ou de ces traits épars qui trouvent leur écho dans le reste du roman. Considéré comme un « lecteur privilégié » (Couturier, 16) pour qui « la tragédie n’est pas terminée, [puisqu’elle] se poursuit dans [sa] conscience » (17), il « tente de rassembler les éléments épars, les textes, afin de reconstituer un récit cohérent » (17). Laruelle serait donc l’incarnation diégétique de la mémoire du texte, le personnage dont l’activité principale dans ce chapitre inaugural est de se remémorer le passé. En tant que double du Consul292, tout le prédispose à ressasser le passé et à servir de caution diégétique à la réflexion miniaturisée que constitue le chapitre I par rapport au reste du récit. Les réminiscences de Laruelle, étayées par les voix de participants directs ou indirects à la tragédie, reproduisent par « une manière d’homothétie » (Dällenbach 77, 77) les événements advenus dans la diégèse, mais encore à venir dans l’organisation spatio-temporelle du récit. A cet égard, son geste final qui consiste à réduire la lettre en cendres est peut-être une façon d’inhumer symboliquement les voix défuntes. Geste emblématique de clôture du temps élégiaque, il rend surtout possible le passage au temps tragique du récit et devient ainsi condition de son écriture.

Dällenbach soulève un dernier problème lié aux mises en abyme prospectives : elles trouveraient, selon lui, leur limite de fonctionnement dans le fait qu’elles « ne point[ent] que dans une direction » (85), à savoir celle de l’anticipation293. Mais cette limite peut être contrecarrée par des « solutions mixtes » (85) :

‘L’une des plus remarquables consiste à contrecarrer la force disruptive du vecteur de l’anticipation en l’arrimant à une antériorité fictive : prémonitoire, la mise en abyme sera ainsi subrepticement orientée vers un passé diégétique ou extradiégétique qu’elle n’aurait pas eu le pouvoir normalement d’actualiser. (Dällenbach 77, 85-86)’

Au chapitre I, ce « passé extradiégétique » correspond à des analepses externes qui couvrent un passé relativement récent (les onze mois de séparation du Consul et d’Yvonne durant lesquels Jacques Laruelle et Geoffrey Firmin se sentent plus proches en raison de l’absence de celle qu’ils ont tous deux aimée) et un passé plus lointain qui correspond à l’adolescence des deux amis. Au cours de cette digression qui s’étend sur six pages294, la rencontre de Jacques et de Geoffrey en Normandie est évoquée, suivie de manière plus détaillée par la narration du séjour de Jacques en Angleterre chez les Taskerson, famille d’adoption du jeune Geoffrey. Le port droit et viril des fils Taskerson, leur impressionnante consommation de bière, la découverte par Jacques de Geoffrey s’adonnant à ses premiers ébats amoureux dans une ravine appelée de manière sinistre « Hell Bunker »295 et préfigurant la barranca mexicaine, sont autant de contrepoids narratifs à la tension prospective générée par ce chapitre inaugural. Tout en préfigurant à leur tour, sur le mode comique ou grotesque, la destinée du Consul, ils entraînent le récit vers l’exploration d’un passé antérieur au point de départ de la journée fatidique. Ils servent, en outre, d’interlude comique à un chapitre qui en a grand besoin, comme Lowry lui-même le reconnaissait :

‘[…] I have a sincere and not unjustified conviction that it [the Taskerson episode] is very funny in itself and justified in itself musically and artistically at this point as relief. […] (SL, 68-69/ CL1, 509)’

La mise en abyme liminaire de Under the Volcano intègre donc bien un « passé extradiégétique » qui complète le panorama narratif du chapitre en creusant le passé des personnages et en leur conférant une densité fictive avant même que le récit principal ne s’ouvre. La mémoire élégiaque qui se nourrit d’un passé réactualisé dans les onze chapitres suivants est ainsi doublée d’une mémoire d’un passé antérieur (c’est-à-dire révolu avant le déclenchement de la tragédie) qui donne une épaisseur non seulement aux trois protagonistes du « temps tragique », mais également au personnage réflecteur qu’est Jacques Laruelle. Sa position de témoin élégiaque s’avère consolidée par ce  passé antérieur qui, à travers les intermèdes comiques qu’il recèle, allège la mélancolie extrême du thème principal de cette ouverture.

En dernière analyse, s’il ne propose pas de réflexion miniaturisée d’un seul tenant de la suite du récit, le chapitre I du roman n’en est pas moins une mise en abyme inaugurale dont les effets de miroir sont fragmentés ou disséminés à travers le texte et interrompus par d’autres effets. Liminaire, cette mise en abyme est avant tout prospective, mais devient rétrospective lorsque le passé qu’elle contient, soumis aux lois de la relecture, manifeste de plus en plus son antériorité et cesse de se transmuer en futur antérieur pour le lecteur averti.

Notes
279.

Nous empruntons cette idée sous une forme légèrement modifiée à Johanne Villeneuve qui distingue « deux axes temporels » dans Under the Volcano : « celui de la mémoire et celui du destin. » « La configuration du carrefour Malcolm Lowry », Littérature N° 71 (« Passions/ Fictions ») (octobre 1988), p. 81. (Toute référence ultérieure à cet article sera accompagnée de la mention Villeneuve).

280.

« “[…] Poor your friend, he spend his money on earth in such continuous tragedies” » (UTV, p. 5).

281.

« […] But three sleepless nights later an eternity had been lived through: grief and bewilderment at an unassimilable catastrophe had drawn them together. In the hours which followed his response to Hugh’s telephone call from Parián M. Laruelle learned much about Hugh: his hopes, his fears, his self-deceptions, his despairs » (UTV, p. 8).

282.

« […] the Consul had been “discovered” » (UTV, p. 8).

283.

Comme le Consul, il fut exécuté. On le fusilla en 1867 sur ordre du Président Juárez qui contrecarrait ainsi les visées impérialistes de Napoléon III au Mexique. Celui-ci avait en quelque sorte manipulé l’archiduc autrichien Ferdinand Maximilien de Habsbourg pour qu’il accepte d’incarner une nouvelle monarchie mexicaine que les opposants anti-démocrates de Juárez appelaient de leurs vœux alors que le Mexique était devenu indépendant en 1810 (Voir Companion, note 20.3 p. 26).

284.

Voir Companion, notes 20.11 et 20.12, pp. 27-28.

285.

« Shaken, M. Laruelle replaced the book on the table […] » (UTV, p. 35).

286.

Voir UTV, p. 193.

287.

Notons, en passant, que son désir de voir Yvonne revenir–ne fût-ce qu’un jour–s’accorde parfaitement avec l’un des paramètres (l’unité de temps) de la tragédie classique et annonce le cadre temporel des onze chapitres suivants.

288.

« “Christ,” he remarked, puzzled, “this is a dingy way to die” » (UTV, p. 373).

289.

Voir UTV, pp. 119-122.

290.

Voir UTV, pp. 269-278.

291.

David Falk voit dans le contenu de la lettre du Consul une sorte de testament vocal de son « savoir secret » dont Laruelle est le premier bénéficiaire : « This is the “secret knowledge” that is Laruelle’s final lesson, a bequest from the Consul that serves to seal the Frenchman’s utter disillusionment. For in the light of the deaths of the year before, these cries from the grave seem to epitomize the sheer futility of love and to deny totally the saving wisdom of “No se puede vivir sin amar.” » « The Descent into Hell of Jacques Laruelle (Chapter I of “Under the Volcano”) », Canadian Literature 112 (printemps 1987), p. 81.

292.

Voir au chapitre VII la façon dont le Consul évalue l’influence qu’il pense avoir eue sur Laruelle, tant dans ses goûts vestimentaires que dans sa pratique du tennis et ses choix de lecture (UTV, pp. 209-210).

293.

Précisons toutefois que le chapitre I de Under the Volcano, en combinant à la fois les caractéristiques du prologue et de l’épilogue, transcende ces limites.

294.

Voir UTV, pp. 16-21.

295.

L’épisode du Bunker de l’Enfer inaugure le topos de la culpabilisation de Laruelle. Voyeur malgré lui (« He had certainly no intention of playing Peeping Tom on Geoffrey », UTV, p. 21), il pense avoir « trahi » son ami une première fois lors de cet incident. Le Consul, en revanche, estime (au chapitre VII) être l’instigateur machiavélique du processus de trahison suivie de culpabilisation qui se serait emparé de Laruelle : « Was it not much as though he, the Consul, from afar had willed it, for obscure purposes of his own? […] Was it not almost as though the Consul had tricked him into dishonour and misery, willed, even, his betrayal of him ? » (UTV, p. 210)