La reprise autotextuelle

Dans le dernier chapitre du roman, lieu du dénouement tragique, les échos textuels et la reprise de motifs convergent. Si ce chapitre ne constitue pas une mise en abyme rétrospective de l’ensemble du roman, c’est que sa représentation du dénouement tragique exclut toute transgression de cette fonction première vers un discours d’épilogue. En effet, contrairement à une mise en abyme rétrospective qui « réfléchit après coup l’histoire accomplie » (Dällenbach 77, 83), le chapitre XII est tout entier consacré à l’accomplissement du fatum tragique et non à sa réflexion. En raison d’une organisation temporelle particulière, cette fonction est dévolue au chapitre I qui concentre en lui, comme nous l’avons montré, les fonctions de prologue et d’épilogue, et par voie de conséquence, les effets de mise en abyme qui leur sont associés.

Le hors-texte final, c’est-à-dire le message inscrit sur la pancarte du jardin public, tient lieu d’épilogue immédiat au roman (le chapitre I tenant lieu de second épilogue dont l’actualisation reste soumise à l’impératif d’une relecture), mais sa nature paratextuelle l’isole et le dissocie très nettement du chapitre final.

Quel est alors, en termes d’autotextualité ou de réflexivité textuelle, le statut de ce dernier chapitre ? Le chapitre XII est celui où le Consul rencontre son destin, mais aussi celui où tout ce qui était métaphorique tend à devenir littéral. Recontextualisés dans cet ultime chapitre à l’approche du dénouement tragique, certains énoncés ou motifs, qui faisaient déjà sens dans les chapitres précédents, acquièrent une tonalité et une signification différentes. Le phénomène examiné ici est celui d’une sorte d’écholalie textuelle telle que nous l’avons définie précédemment, mais accompagnée d’une modification de la nature de l’énoncé par le biais d’un effet de littéralité.

A son arrivée au Farolito, le Consul s’approche de la fenêtre et aperçoit la barranca. Sa propension à identifier un lieu par le biais d’une association littéraire se manifeste aussitôt :

‘[…] After fruitlessly trying to make friends with the white rabbit, he approached the open window on his right. It was almost a sheer drop to the bottom of the ravine. What a dark, melancholy place! In Parían did Kubla Khan … (UTV, 338)’

Nous ne nous arrêterons pas sur l’emprunt intertextuel au poème de Coleridge auquel nous reviendrons dans la troisième partie de cette étude. L’intérêt de cet extrait en termes d’autotextualité réside dans le fait que l’écart dialogique par rapport au vers original de Coleridge permet de mesurer la différence entre une perception directe d’un lieu et une vision antérieure du même endroit. Si Parían est substitué à Xanadu dans l’esprit du Consul, c’est bien évidemment parce que tel est le nom du lieu où se trouve le Farolito, mais aussi parce que d’une remémoration de l’endroit au chapitre VII, nous arrivons à une vision directe et concrète du précipice. Au chapitre VII, le souvenir de l’endroit ne faisait qu’évoquer Kubla Khan, et la nomination de cet autre gouffre poétique était clairement dissociée :

‘… He saw it all now, the enormous drop on one side of the cantina into the barranca that suggested Kubla Khan […] (UTV, 200)’

A la fin du roman, la comparaison a laissé place à la parodie du vers de Coleridge, la substitution onomastique devenant le signe paradoxal d’une nécessaire appropriation poétique pour désigner le gouffre visible de la fenêtre et non plus fantasmé. L’effet de littéralité est tributaire ici d’une transformation paradigmatique d’un vers connu et reconnu ; autrement dit, le littéral se fond dans le littéraire dans ce cas précis.

L’effet de littéralité se manifeste toutefois le plus souvent par l’aplatissement d’un énoncé initialement métaphorique, dans une démarche rhétorique inverse à celle de l’exemple précédent. Ainsi, l’expression « con German friends », qui fait partie intégrante de la description d’un plat mentionné sur le menu de Cervantes au Salón Ofélia296 et qui attire l’attention du Consul au chapitre VII pour des raisons autres que culinaires, comme nous avons déjà eu l’occasion de le démontrer, devient au chapitre XII une référence littérale aux amis allemands des fascistes mexicains :

‘[…] A ragged platoon of soldiers were marching across the square. Bugles blared. The police too […] had arrived in force. Con German friends doubtless. (UTV, 341)’

Le Consul ne croit pas si bien dire : le mercenaire Weber, identifié comme allemand et reconnaissable entre tous par ses éructations verbales parasitaires au chapitre II, sera présent au Farolito au moment où le Consul sera appréhendé par la para-police fasciste. Les Allemands, naguère victimes supposées du lieutenant Firmin, seront les témoins de sa mise à mort. L’étrange métaphore culinaire, qui attestait la présence d’ingrédients « germaniques » dans la composition d’un plat de poisson connotant en outre de manière oblique la culpabilité putative du Consul, s’est transformée en dénotation pure et simple d’une présence allemande (nazie ou pro-nazie en l’occurrence) au Farolito.

L’effet de littéralité consiste souvent à passer de l’abstrait au concret, de l’évocation de ce qui est absent à l’affirmation de sa présence tangible et concrète. Au chapitre III, les « familiers » du Consul harcelaient leur « hôte » en le questionnant sur les lettres envoyées par Yvonne qu’il n’avaient pas lues :

‘–“Have you forgotten the letters Geoffrey Firmin the letters she wrote till her heart broke why do you sit there trembling why do you not go back to her now […] (UTV, 91)’

Au chapitre XII, le Consul juxtapose mentalement les traces de ses voix persécutrices et sa propre constatation de la présence de ces lettres au Farolito :

‘Diosdado suddenly slapped a fat package of envelopes fastened with elastic on the bar counter. “–es suyo?” he asked directly.’ ‘Where are the letters GeoffreyFirmin the letters the letters she wrote till her heart broke? Here were the letters, here and nowhere else: these were the letters and this the Consul knew immediately without examining the envelopes. When he spoke he could not recognize his own voice:’ ‘“Sí, señor, muchas gracias,” he said. (UTV, 343, italiques dans le texte)’

S’il n’arrive plus à reconnaître sa propre voix, c’est manifestement parce que celle-ci est devenue plurielle : intégrant les sarcasmes (ou, parfois, les avertissements) de ses deux « familiers », il les laisse cohabiter avec sa voix intérieure « normale », mais sa désorientation par rapport à l’origine de sa ou de ses voix est bien le signe patent de sa schizophrénie. L’écho textuel renvoyant aux voix persécutrices, tout en les associant à la voix intérieure « normale » du Consul, fait une fois de plus passer le texte de l’évocation d’une absence à l’affirmation d’une présence concrète. Le chapitre XII procède ainsi par rassemblement des motifs et des énoncés, et cette convergence des signes à l’approche du dénouement signifie bien le retour du Réel jusque dans ses manifestations les plus grotesques ou tout à fait absurdes297.

La cacophonie des voix du Farolito vers la fin du chapitre en est un des exemples les plus significatifs298. Les lettres d’Yvonne lues par le Consul sont noyées sous une avalanche de mots bruyants qui agressent l’oreille sans produire de sens : la littéralité sonore investit l’espace auditif du Consul et l’accumulation de discours solipsistes donne à l’absurde sa dimension infernale. Dissémination et fragmentation sont les maîtres-mots de ce déferlement vocal qui intègre des discours lus et entendus précédemment dans le roman, et en particulier celui de Weber.

La désintégration des discours est doublée d’un effet de contre-vérité absurde : ainsi, la réapparition du télégramme de Hugh dans la poche du Consul devient la preuve littérale aux yeux des sinarquistas de ses agissements anti-mexicains et de ses « mensonges » :

‘[…] The Chief brought out another paper, and a card he didn’t know he possessed, from the Consul’s jacket pocket. The three policemen put their heads together over the bar, reading the paper. Now the Consul, baffled, was reading this paper himself:’ ‘Daily…Londres Presse. Collect antisemitic campaign mexpress propetition … textile manufacture’s unquote…German behind…interiorwards. What was this?…news…jews…country belief …power ends conscience…unquote stop Firmin.’ ‘“No. Blackstone,” the Consul said.’ ‘“Cómo se llama? Your name is Firmin. It say there: Firmin. It say you are Juden.”’ ‘“I don’t give a damn what it says anywhere. My name’s Blackstone, and I’m not a journalist. True, vero, I’m a writer, an escritor, only on economic matters,” the Consul wound up.’ ‘“Where your papers? What for you have no papers?” The Chief of Rostrum asked, pocketing Hugh’s cable. “Where your passaporte? What need for you to make disguise?” (UTV, 369-370)’

La lecture du Consul reproduite par le texte devient, sous cette forme autotextuelle travestie, métaphore de la désintégration du sens tout en produisant de nouveaux effets de signifiance pour le lecteur. Le télégramme de Hugh rapportait les arguments antisémites mis en avant par les propagandistes fascistes (« etemphasises quote their belief absolute power etthat they gain their ends without conscience or consideration unquote stop Firmin. », UTV, 94) ; le Consul, en effectuant un découpage incorrect et en escamotant des mots, lit : « power ends conscience ». Faut-il y voir une reconstruction du sens au-delà du non-sens généralisé que la lecture va produire, un îlot de signifiance éthique perdu au milieu de ce magma lexical ? Quoi qu’il en soit, l’interprétation de cette dépêche par les trois policiers confirme l’avènement d’une « littéralisation » perverse de la signifiance débouchant sur du non-sens. Le Consul, habité par son fantasme d’identification à Blackstone, oppose un jeu qui lui permet de s’instaurer maître de son identité (fût-elle factice ou, plus exactement, l’expression de son imaginaire) en guise de rébellion face à la vacuité d’un discours d’autorité qui repose sur une mauvaise lecture du télégramme (« It say you are Juden ») et sur une ignorance de son origine. Le détail du contenu importe peu aux policiers qui, en raison de leur maîtrise déficiente de la langue anglaise, ne repèrent que des mots isolés sans saisir la signification globale du message. Une meilleure compréhension n’aurait certes pas tempéré leur suspicion, ni dissipé le malentendu relatif à l’identité du Consul, mais leurs erreurs d’interprétation réintroduisent métaphoriquement l’idée d’une littéralité absurde comme vecteur de la tragédie. En effet, l’affirmation par le Consul d’une fausse identité, face à la déformation de la vérité par une autorité détentrice d’un faux savoir, ne peut déboucher que sur une impasse tragique.

Les effets autotextuels du chapitre XII correspondent donc bien à une reprise d’énoncés ou de topoi préexistants. Loin de « réfléchir » le dénouement, telle une mise en abyme rétrospective, ils participent au contraire à son élaboration. L’une des manifestations du dénouement réside en effet dans cette convergence de signes (mots, énoncés, allusions, images) qui déclinent la réalité tragique par des effets de littéralité où l’absurde règne en maître.

Il nous reste à proposer un bref examen de la scène germinale du roman au chapitre VIII qui fonctionne comme une mise en abyme rétro-prospective de l’ensemble du texte.

Notes
296.

« “Pep with milk? Or what about a nice Filete de Huachinango rebozado tartar con German friends?” » (UTV, p. 290)

297.

Ainsi s’interprète la seconde transformation du vers de Yeats « The uncontrollable mystery on the bestial floor » extrait de The Magi, déjà parodié au chapitre V. L’effet parodique du chapitre V (voir UTV, p. 146), ainsi que celui du chapitre XII feront l’objet d’un examen détaillé dans la troisième partie de ce travail, mais l’on peut d’ores et déjà souligner, dans le second cas, une transformation qui nous fait passer du visage de l’Enfant Dieu à celui d’un lapin terrorisé désigné par une synecdoque grotesque : « A sudden noise from the corner startled everyone : Yvonne and Hugh perhaps, at last. He turned round quickly, still free of the Chief: it was only the uncontrollable face on the barroom floor, the rabbit, having a nervous convulsion, trembling all over, wrinkling its nose and scuffing disapprovingly » (UTV, p. 370, italiques ajoutés).

298.

Voir UTV, pp. 364-367.