La mise en abyme rétro-prospective ou le « pivot » du roman

Le miroir autotextuel dont nous voulons parler à présent se situe dans la seconde moitié du chapitre VIII : il s’agit de la fameuse scène de la découverte du convoyeur de fonds gisant à moitié mort au bord de la route de Tomalín. Ce n’est pas un hasard si cette transposition ironique de la parabole du Bon Samaritain au chapitre VIII est la scène matricielle du roman299 : elle représente en effet une version miniaturisée de l’ensemble du récit qu’elle met en abyme au milieu du roman, sinon en son centre exact. Son rôle central dans l’organisation générale du roman a été souligné par Lowry dans sa lettre exégétique adressée à Jonathan Cape :

‘[…] I think it one of the better chapters; though it needs reading carefully. I feel the reader will be well rewarded. Man dying by the roadside with his horse branded No. 7 is, of course, the chap who’d been sitting outside the pulquería in IV, had appeared singing in VII when the Consul identified himself with him. He is, obviously, mankind himself, mankind dying–then, in the Battle of the Ebro, or now, in Europe, while we do nothing, or if we would, have put ourselves in a position where we can do nothing, but talk, while he goes on dying–in another sense he is the Consul too. […] I think the meaning is obvious, intentionally so, almost in a sense like a cartoon, and on one plane as oversimplified as journalism, intentionally too, for it is through Hugh’s eyes. (SL, 78-79/CL1, 518-519)’

Outre l’identification entre le peon agonisant et le Consul, Lowry généralise la portée de cette scène et fait du mourant un Everyman (ce qui le rapproche d’ailleurs encore un peu plus du Consul) détruit par la guerre ou par l’indifférence des autres à sa perte. Ce dernier thème est répété à travers le chapitre, tout d’abord par l’attitude de repli des passagères mexicaines du bus, par la peur du sang qu’exprime Yvonne et qui lui fait tourner le dos à l’urgence de la situation300, par les tergiversations de l’ensemble des passagers, conscients des interdits de la loi mexicaine et désireux surtout d’éviter toute intervention par le biais de chicanes et d’arguties dilatoires301, et enfin par l’attitude ambivalente du Consul, tantôt enclin à freiner Hugh dans son désir d’ingérence, tantôt mû par sa mauvaise conscience et prêt à agir en dernier ressort :

‘“You can’t touch him–it’s the law,” said the Consul sharply, who looked now as though he would like to get as far from this scene as possible, if necessary even by means of the Indian’s horse. “For his protection. Actually it’s a sensible law. Otherwise you might become an accessory after the fact.”’ ‘The Indian’s breathing sounded like the sea dragging itself down a stone beach.’ ‘A single bird flew, high.’ ‘“But the man may be dy–” Hugh muttered to Geoffrey.’ ‘“God, I feel terrible,” the Consul replied, though it was a fact he was about to take some action, when the pelado anticipated him: he went down on one knee and, quick as lightning, whipped off the Indian’s hat. (UTV, 243)’

Hugh lit sur le visage de son frère et entend dans ses propos l’envie de s’enfuir. Fuir la réalité et s’abîmer dans ses gouffres intimes ou dans l’alcool est, on le sait, une constante comportementale du Consul. L’idée que lui prête Hugh de vouloir s’enfuir avec le cheval semble toutefois une préfiguration sur le mode de l’ironie tragique du geste fatal que commettra effectivement le Consul au chapitre XII : en libérant le cheval, il attisera la colère des policiers fascistes qui feront feu sur lui, et causera involontairement la mort d’Yvonne. L’interprétation qu’offre le regard de Hugh contient donc en germe une sorte de vision proleptique du geste tragique. Quant à l’attitude du pelado, elle forme une réflexion inversée de celle du Bon Samaritain dans l’Evangile : alors que celui-ci est prêt à redoubler de générosité pour payer l’éventuel surplus de dépenses qu’occasionneraient les soins de son protégé (Luc, 10 : 31-36), le pelado s’empare de l’argent laissé sous le chapeau du mourant par ses agresseurs. L’indifférence du prêtre et du Lévite face au dépouillement et aux blessures de la victime dans l’Evangile trouve sa réplique dans celle de la plupart des passagers du bus mexicain, et surtout dans celle du corps diplomatique dont les voitures de luxe fendent l’air dans un nuage de poussière sans s’intéresser aux problèmes extérieurs :

‘But the bus, with a terrific hooting, was going off without them.’ ‘It came at them a little, then stopped, in a wider part of the road, to let through two querulous expensive cars that had been held up behind. Hugh shouted at them to halt, the Consul half waved to someone who perhaps half recognized him, while the cars, that bore upon their rear number-plates the sign “Diplomático,” surged on past, bouncing on their springs, and brushing the hedges, to disappear ahead in a cloud of dust. (UTV, 246-247)’

Le fait que le Consul pense être reconnu par l’un des passagers ne fait que souligner son appartenance à la sphère politique et diplomatique jugée particulièrement incompétente et aveugle en cette période troublée de l’avant-guerre et des Accords de Munich. Par le biais d’allusions et de suppositions, l’incident du bord de la route acquiert ainsi une dimension politique et morale ; elle devient représentation microcosmique du monde et de ses égarements.

Cette transposition de la parabole biblique fait toutefois de Hugh un Bon Samaritain l’espace d’un instant :

‘The Consul went to see Yvonne […] Hugh ran to the Indian. His breathing sounded fainter, and yet more laboured. An uncontrollable desire to see his face again seized Hugh and he stooped over him. Simultaneously the Indian’s right hand raised itself in a blind groping gesture, the hat was partially pushed away, a voice muttered or groaned one word:’ ‘“Compañero.” (UTV, 247)’

Le mourant gratifie Hugh du titre de « Compañero », expression employée par les républicains espagnols pour se saluer. Compte tenu des hésitations du jeune Firmin pour apporter son soutien à la cause républicaine espagnole (déjà largement compromise) et de son statut fantasmé de « héros de la République Soviétique » (UTV, 247), ce compliment involontaire de la part du mourant prête à sourire. L’intervention du Consul, face au danger d’une altercation entre Hugh et la para-police fasciste, met d’ailleurs fin aux marques de compassion et d’altruisme de son demi-frère qui, en dernière analyse, fait un peu figure de Bon Samaritain raté.

De manière plus essentielle pour notre propos, l’épisode du chapitre VIII récapitule toutes les allusions au Bon Samaritain, ou à sa variante mexicaine, le « compañero302 ». En tant que mise en abyme rétro-prospective, il renvoie au passé douteux du Consul et révèle l’imminence de sa chute tragique. Le crime fantasmé ou réel à bord d’un bateau-espion que le commandant Firmin, adepte de l’antiphrase, se plaisait à appeler Samaritan fait de lui la figure inversée du Bon Samaritain et le rapproche métaphoriquement du pelado, de même que sa réticence à porter secours au convoyeur de fonds consolide ce positionnement sur l’axe paradigmatique de la charité bienveillante et de son contraire303. Sa fin tragique évoque celle du peón : leurs bourreaux sont les mêmes, le cheval portant le chiffre sept sur sa croupe passe de l’un à l’autre dans une circulation tragique exacerbée par l’ultime geste fatidique et fatal du Consul. En outre, la sérénité momentanément recouvrée par le Consul grâce au mot compatissant du violoneux est rapidement anéantie par le sentiment général d’indifférence qu’il croit sentir autour de lui. Son rêve ascensionnel est contrecarré par un sentiment d’abandon et de non-assistance à personne épuisée par son alpinisme mental :

‘[…] He could go no farther. Exhausted, helpless, he sank to the ground. No one would help him even if they could. Now he was the one dying by the wayside where no good Samaritan would halt. (UTV, 375)’

La mise en abyme rétro-prospective « possède une économie propre reposant tout entière sur l’extrapolation » (Dällenbach 77, 90). C’est ainsi que le lecteur reconnaît « l’incident du bord de la route comme récit exemplaire » (Kim 90, 65). La valeur iconique de cette stase textuelle repérée par Suzanne Kim en fait « un blason dans le blason304 », une mise en abyme dont la position légèrement décalée par rapport au centre du récit fait « pivoter la lecture » (Dällenbach 77, 93) autour du mot « compañero » et de ses réverbérations autotextuelles305.

Forme privilégiée de la réflexivité romanesque selon Dällenbach306, la mise en abyme rétro-prospective du chapitre VIII renvoie au passé antérieur ou extradiégétique du chapitre I (sans quoi l’effet rétrospectif ne pourrait pas avoir lieu) et annonce l’accomplissement tragique du récit principal dans lequel elle se trouve enchâssée. Scène matricielle du roman, elle en est à la fois l’origine et l’un des foyers majeurs de diffusion autotextuelle.

Les effets autotextuels que nous avons examinés font partie intégrante de la réflexivité interne du roman : ils ne sont vraiment perceptibles qu’à partir d’une lecture paradigmatique du texte, ou mieux, d’une lecture sérielle à laquelle Lowry convie ses lecteurs dans la lettre exégétique qui tient lieu de préface dans certaines éditions du roman307.

Une autre forme de « spatialisation » du texte se manifeste dans le « passé antérieur » du roman et, de façon moins fréquente, dans ses amorces proleptiques. Il convient donc de se pencher à présent sur des effets d’anachronie narrative308 qui contribuent à perturber la linéarité syntagmatique du récit en devenant le lieu textuel de la remémoration des personnages ou celui de leur vision fantasmatique du futur. Ces décrochages temporels, largement associés aux personnages de Hugh et d’Yvonne, seront étudiés, au sein du troisième chapitre, après d’autres formes d’anachronies autotextuelles caractéristiques des stases infernales du Consul.

Notes
299.

Lowry, dans sa lettre à Jonathan Cape de janvier 1946 explique l’origine de son roman : « [Chapter VIII] was the first chapter written in the book ; the incident by the roadside, based on a personal experience, was the germ of the book » (SL, p. 79/CL1, p. 519). Dans Dark As the Grave Wherein My Friend Is Laid, il donne une version plus circonstanciée des événements de cette fameuse excursion à Chapultepec (en compagnie de Jan Gabrial, sa première épouse, et d’amis) qui lui inspira la nouvelle qui allait devenir quelque dix années plus tard le roman tel que nous le connaissons (Voir DATG, pp. 150-151).

La « nouvelle » parue à titre posthume dans Prairie Schooner 4 (hiver 1963-1964), pp. 284-300, ne correspond pas à ce texte originel mais à une réécriture du chapitre VIII proposée en mars 1941 à Harold Matson comme échantillon de son nouveau Volcan à venir (après l’insuccès de sa version de 1940 auprès de douze maisons d’édition différentes), et pouvant, selon son auteur, faire l’objet d’une publication séparée dans un magazine littéraire. (Voir SL, p. 39/CL1, pp. 372-373). Cette version intermédiaire du chapitre VIII fut republiée dans Psalms and Songs, ed. Margerie Lowry, (New-York & Scarborough, Ontario : New American Library, 1975), pp. 187-201, et nombre de critiques et biographes, dont Douglas Day lui-même (sans doute convaincu par Margerie Lowry), continuèrent d’écrire qu’il s’agissait de la matrice du roman, alors que celle-ci n’a jamais été retrouvée. Dans son article de fond intitulé « La genèse d’«Au-dessous du Volcan », Etudes (Paris : Papyrus/Editions Maurice Nadeau, 1984), pp. 89-90, Victor Doyen démêle les fils de cette confusion persistante.

300.

«  […] Yvonne gave a nervous cry and turned on her heel ; Hugh caught her arm.

‘“Don’t mind me. It’s just that I can’t stand the sight of blood, damn it.” » (UTV, p. 242)’
301.

« Yet it was not that time stood still. Rather was it time was moving at different speeds, the speed at which the man seemed dying contrasting oddly with the speed at which everybody was finding it impossible to make up their minds » (UTV, p. 246).

302.

Gardons toutefois à l’esprit la réversibilité ontologique liée à l’appellation « Compañero » telle que nous l’avons définie au début de ce chapitre. Le Bon Samaritain est sans ambiguïté du côté de la charité. Un « Compañero », en raison de la circulation autotextuelle du mot dans le récit, renvoie à une réalité diégétique plus complexe.

303.

Le Consul, en raison de l’indécidabilité de son crime, oscille entre le monstre odieux et le commandant de bord respectable :

« But there was a slight hitch apparently. For whereas the submarine’s crew became prisoners of war when the Samaritan (which was only one of the ship’s names, albeit that the Consul liked best) reached port, mysteriously none of her officers were among them. Something had happened to those German officers, and what had happened was not pretty. They had, it was said, been kidnapped by the Samaritan’s stokers and burned alive in the furnaces.

[…] But [the Consul] was a man of honour and probably no one supposed for a moment he had ordered the Samaritan’s stokers to put the Germans in the furnace. None dreamed that such an order given would have been obeyed. But the fact remained the Germans had been put there and it was no use saying that was the best place for them. Someone must take the blame.

So the Consul had not received his decoration without first being court-martialed. He was acquitted » (UTV, pp. 32-33).

304.

L’expression vient de Gide. Voir Dällenbach 77, pp. 90-91 n. 2.

305.

Suzanne Kim propose une synthèse éclairante de ces réverbérations : « Le mot « compañero », réceptacle sémique de toutes les acceptions de ce mot, qu’elles soient politique ou plus largement humaine, physique ou religieuse, contribue aussi à placer le chapitre 8 en abyme : il retentit plusieurs fois dans le texte, au chapitre 5 (147), dans la bouche du Consul conversant avec Vigil, dans celle de l’Indien mourant, comme une supplication (8 : 247) ; enfin à l’adresse du Consul mourant qui en est réconforté au chapitre final (374) » (Kim 90, p. 65, n. 20).

306.

Voir Dällenbach 77, p. 89.

307.

C’est notamment le cas de l’édition Penguin de 1985.

308.

Nous désignons sous cette appellation « les différentes formes de discordance entre l’ordre de l’histoire et celui du récit » telles que les a définies Gérard Genette. (Figures III, p. 79).