Polyphonie autotextuelle : le grouillement des voix intériorisées

Les premières notations du cauchemar éveillé dont est victime le Consul sont donc d’ordre visuel :

‘[…] Suddenly the Consul rose, trembling in every limb. But it wasn’t the scorpion he cared about. It was that, all at once, the thin shadows of isolated nails, the stains of murdered mosquitoes, the very scars and cracks of the wall, had begun to swarm, so that, wherever he looked, another insect was born, wriggling instantly toward his heart. It was as if, and this was what was most appalling, the whole insect world had somehow moved nearer and now was closing, rushing in upon him. (UTV, 148-149)’

La vision cauchemardesque d’un microcosmos menaçant et affluant vers le Consul est ce par quoi s’exprime en un premier temps son délire de persécution. Thérèse Vichy résume de façon convaincante cette extériorisation violente d’un espace intérieur perturbé en parlant à propos de ce passage d’une « intériorité qui n’est plus que le centre paranoïde d’un espace panique, affreusement convergent, centripète312 ». Dans un second temps, après avoir regagné sa chambre, le Consul étendu sur son lit, tel un rescapé d’une agression visuelle, perçoit la version intériorisée et sonore de cette hallucination :

‘Here there was no longer that terrible visible swarming, yet–lying now on the bed–it still seemed to persist in his mind, much as the vision of the dead man earlier had persisted, a kind of seething, from which, as from the persistent rolling of drums heard by some great dying monarch, occasionally a half-recognizable voice dissociated itself:’ ‘–Stop it, for God’s sake, you fool. Watch your step. We can’t help you any more.’ ‘–I would like the privilege of helping you, of your friendship. I would work you with. I do not care a damn for moneys anyway.’ ‘–What is this you, Geoffrey? Don’t you remember me? Your old friend, Abe. What have you done, my boy?’ ‘Ha, ha, you’re for it now. Straightened out–in a coffin! Yeah.’ ‘My son, my son!’ ‘My lover. Oh come to me again as once in May. (UTV, 149)’

D’un effet d’épouvante visuelle, nous passons dans cet extrait à une confusion temporelle résultant d’une prolifération vocale. La désorientation du Consul provient d’un effet de simultanéité infernale que des voix résiduelles–appartenant à des strates temporelles différentes–produisent en étant dissociées de leur origine énonciative. L’une des définitions de la folie proposées par Denis Vasse correspond bien à cette désolidarisation des voix consulaires d’avec leur origine :

‘On peut aussi bien dire que la folie est une voix sans lieu. Et l’intolérable de la folie est précisément qu’une voix ne peut pas se concevoir sans lieu, sans le lieu d’où elle vient et où elle retourne. Sans lieu, la voix est inconcevable, folle, aberrante : une voix est toujours étrange et étrangère qui ne se pose et ne se repose nulle part, irréelle. 313

La fin du chapitre V ne nous propose qu’une mimesis de la « folie » par intermittences du Consul dans laquelle sa perte de repères n’est pas totale puisqu’il parvient encore à identifier à moitié certaines voix (« half-recognizable voices ») et, par conséquent, à réintroduire partiellement un semblant de chronologie dans ce grouillement sonore a-temporel.

Il appartient alors au lecteur de prendre la mesure de ce phénomène, puis de retrouver un sens–une orientation–dans cette confusion vocale. Au milieu de cette hétérogénéité énonciative, il s’agit pour lui de faire entendre l’autorité herméneutique de sa propre voix au milieu de ces voix coupées de leur origine énonciative et de combler les béances de cette prolifération vocale angoissante. Si dans cette clôture du chapitre V la « folie » du Consul est en marche, les phénomènes vocaux auxquels le lecteur est confronté nécessitent pour leur part une lecture à la fois autotextuelle (ou « spatiale », pour reprendre l’expression de Joseph Frank) et intertextuelle pour leur élucidation.

La première voix appartient au familier « bienveillant » du Consul – à son Bon Ange – qui l’incite à la prudence, tout en déplorant sa propre impuissance. La deuxième voix se singularise par ses insolites détournements de la syntaxe anglaise (notamment l’inversion « work you with ») caractéristiques de l’idiolecte du Docteur Vigil, et l’énoncé lui-même s’avère être une résurgence vocale de la reconstitution mnésique à laquelle le Consul vient de procéder et une répétition autotextuelle particulièrement persistante314. Les quatre voix suivantes sont, respectivement, celle d’Abraham Taskerson, le poète-patriarche de la famille d’adoption de Geoffrey, puis celle du familier railleur – ou du Mauvais Ange – du Consul qui, comme le soulignent Ackerley et Clipper, adopte le ton du mercenaire Weber315, la voix d’outre-tombe du père du Consul316 (qui n’est pas à proprement parler autotextuelle, mais extradiégétique) et la voix d’Yvonne faisant écho à la voix épistolaire du Consul au chapitre I par le biais d’une phrase commune au couple extraite d’un Lied de Richard Strauss, « Allerseelen317 ». Ces deux dernières voix sont fortement dialogisées : elles dépassent la simple résurgence autotextuelle (bien que cette dimension s’avère importante dans le cas de la voix d’Yvonne) pour jouer sur le registre de la partition intertextuelle. L’effet produit n’en est que plus vertigineux pour le lecteur qui, tout en explorant les abîmes de cette mémoire textuelle, garde à l’esprit que celle-ci est censée représenter le chaos cérébral du Consul dans son infernale a-temporalité. Le lecteur parvient toutefois à introduire du sens dans cette déferlante vocale : si ces voix temporellement dissociées–et néanmoins juxtaposées textuellement–suggèrent le grouillement infernal dont elles ne sont censées être que la partie lisible et scriptible, elles orientent toutes la lecture vers la thématique d’une aide offerte, refusée, ou impossible à prodiguer ou vers celle d’une authentification tour à tour éplorée ou railleuse de la tragédie en marche du Consul.

La représentation du délire consulaire procède, nous l’avons dit, par une gradation d’effets. Alors qu’au chapitre V la confusion repose sur des effets de voix intériorisées par le Consul, au chapitre X celle-ci se voit amplifiée par la concaténation textuelle des voix du dedans et du dehors.

Notes
312.

« Espace poétique et poétique de l’espace dans Under the Volcano de Malcolm Lowry », L’espace littéraire dans la littérature et la culture anglo-saxonnes, études réunies par Bernard Brugière (Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1995), p. 121.

313.

L’ombilic et la voix (Deux enfants en analyse), (Paris : Editions du Seuil, coll. « Essais », 1974), p. 198.

314.

Au chapitre V Vigil chuchote un message à l’oreille du Consul dont le caractère répétitif frappe ce dernier au moment de sa remémoration : « And then the doctor was whispering : “But hombre, now that your esposa has come back.” (It seemed that Dr. Vigil had said this several times, only with a different look on his face: “But hombre, now that your esposa has come back.”) » (UTV, p. 148). La voix du Docteur Vigil réinvestit l’espace intérieur du Consul au chapitre VII lorsque Laruelle déclare que ce médecin pourrait l’aider : « The Consul closed his eyes, hearing the doctor’s voice again distinctly: “But now that your esposa has come back. But now that our esposa has come back … I would work you with” » (UTV, p. 207).

315.

Voir Companion, note 153.2, p. 212. Les « familiers » du Consul sont des voix résiduelles, intériorisées et composites, faisant la synthèse de toutes les voix exhortatives, réprobatrices, railleuses ou tristement compatissantes du roman. La voix de Weber est un des avatars du Mauvais Ange du Consul dans cette complexe dialogisation mentale.

316.

Voir Companion, note 153.2, p. 212. La voix de ce père disparu dans l’Himalaya (Himavat) est elle-même un avatar dialogique de la voix de David pleurant la perte de son fils Absalom (II Samuel 18 : 33 et 19 : 4).

317.

Voir Companion, note 45.2, p 71. Au chapitre I, le Consul exhorte Yvonne à revenir auprès de lui dans la lettre qu’il n’aura pas la force d’expédier : « […] Do you remember the Strauss song we used to sing? Once a year the dead live for one day. Oh come to me again as once in May » (UTV, p. 39).