Interférences vocales

C’est dans l’excusado, les toilettes du Salón Ofélia, que le Consul a le sentiment d’un certain décalage entre la perception du lieu où il se trouve et sa propre présence dans ce lieu. Ne se souvenant plus du moment de son arrivée dans cet espace clos, il a l’impression de vivre dans un hors-temps où l’avant et l’après n’ont plus de sens :

‘[…] The Consul sat, fully dressed however, not moving a muscle. Why was he here? Why was he always more or less, here? He would have been glad of a mirror, to ask himself that question. But there was no mirror. Nothing but stone. Perhaps there was no time either, in this stone retreat. Perhaps this was the eternity that he'd been making so much fuss about, eternity already, of the Svidrigailov variety, only instead of a bath house in the country full of spiders, here it turned out to be a stone monastic cell wherein sat–strange–who but himself?’ ‘“–Pulquería–”’ ‘“–and then there was this Indian–”’

SEAT OF THE HISTORY OF THE CONQUEST

VISIT TLAXCALA!

‘read the Consul. (And how was it that, beside him, was standing a lemonade bottle half full of mescal, how had he obtained it so quickly, or Cervantes, repenting, thank God, of the stone, together with the tourist folder, to which was affixed a railway and bus timetable, brought it–or had he purchased it before, and if so, when?) ’ ‘¡VISITE VD. TLAXCALA!’ ‘Sus Monumentos, Sitios Históricos y De Bellezas Naturales.’ ‘Lugar De Descanso, El Mejor Clima. El Aire Más Puro. El Cielo Más Azul.’ ‘¡TLAXCALA! SEDE DE LA HISTORIA DE LA CONQUISTA’ ‘“–this morning, Yvonne, when we were crossing the river there was this pulquería on the other side–”’ ‘“... La Sepultura?”’ ‘“–Indian sitting with his back against the wall–” (UTV, 294-295)’

Dans cet extrait, le sentiment d’aliénation du Consul est exprimé par son désir d’avoir un miroir pour combler l’incertitude existentielle à laquelle il se trouve confronté. L’exiguïté et l’austérité du lieu (comparé à une cellule monacale) semblent propices à sa conception d’une expérience svidrigaïlovienne de l’éternité320, résumée par un espace constrictif et anxiogène situé en dehors du temps. Sa vision schizophrénique de lui-même est relayée par l’effet de fragmentation des discours qui entrent en contact les uns avec les autres. Les bouts de conversation entre Yvonne et Hugh renvoient à leur promenade équestre de la matinée ponctuée par une halte dans une pulquería étrangement nommée La Sepultura321. Associées à la brochure touristique de Tlaxcala, leurs paroles tronquées entremêlent de manière oblique l’histoire moderne du Mexique à celle de la conquête espagnole : si le nom « Tlaxcala » rappelle la trahison des Tlaxcaltécains, qui collaborèrent avec les colonisateurs et contribuèrent à la victoire de Cortés contre les Aztèques en 1521, l’Indien fédère en lui les images de l’oppression sous ses diverses formes, y compris celle de l’agression fasciste dont il sera victime au même titre que le Consul. La contiguïté métonymique des deux mots « pulquería » et « Sepultura » renforce l’identification textuelle du Consul et de l’Indien et donne, dans un raccourci textuel discret, un résumé proleptique du destin du Consul (sa mort « sans sépulture », ou du moins présentée comme telle à la fin du chapitre XII ) et du lieu où il se réalisera (dans un bar au nom certes plus faussement bienveillant que La Sepultura : El Farolito).

Ces interférences vocales, qui manifestent chez le Consul l’enchevêtrement des mots lus et des mots entendus, créent tout au plus une amorce de la véritable stase temporelle programmée par le texte. L’hétérogénéité énonciative est encore limitée dans ce passage à deux types de discours, de même que le temps de la lecture du Consul semble à peu près contemporain de celui des paroles prononcées par son épouse et par son frère. La fragmentation est avant tout un effet de lecture : les variations typographiques mettent en relief l’hétérogénéité des discours et leur juxtaposition métonymique suggère une interaction dialogique discrète.

Notes
320.

C’est au chapitre I de la quatrième partie de Crime et Châtiment que Svidrigaïlov expose à Raskolnikov, auquel il rend visite dans son exil sibérien, sa conception de l’éternité : « « Nous nous représentons toujours l’éternité comme une idée impossible à comprendre, quelque chose d’immense. Mais pourquoi en serait-il nécessairement ainsi ? Et si, au lieu de tout cela, il n’y a, figurez-vous, qu’une petite chambre, comme qui dirait une de ces cabines de bain villageoises tout enfumées, avec des toiles d’araignées dans tous les coins : la voilà l’éternité. Moi, vous savez, c’est ainsi que je l’imagine parfois. […] » » Crime et Châtiment II, traduction de D. Ergaz (Paris : Editions Gallimard, coll. « Folio », 1950), pp. 19-20.

321.

Dans la version « 1940 » du roman, l’allusion à la conception de l’éternité de Svidrigailov se trouvait au chapitre V du roman, la salle de bains du Consul se superposant à celle décrite par le personnage de Dostoïevski : « […] And the scorpion was motionless. But he was still afraid. Where was he? Perhaps, already, he was in eternity. He remembered how in Crime and Punishment, Svidrigailov had conceived of eternity as a bathhouse in the country, black and grimy and spiders in every corner. And if spiders, why not caterpillars and crickets? Why not scorpions? » (UTV [1940], p. 158).

Ackerley & Clipper expliquent le déplacement de l’allusion (sous une forme plus voilée) au chapitre X par la proximité textuelle–désormais justifiée–de l’allusion à Pulquería (Pulchérie en français), la mère de Raskolnikov, dont le nom est en outre associé à son homonyme espagnol désignant un bar ou une cantina au Mexique où l’on sert une bière alcoolisée appelée pulque. (Voir Companion, note 296.6, p. 361).