Polyphonie psychotique : voix égarées, temps métastasé

La dernière étape de la mise en scène de cet épisode psychotique survient dans les deux dernières pages de ce « hors-temps » qui suspend à la fois le temps consulaire et celui de la diégèse323. A la fin de cette parenthèse solipsiste de sept pages, les voix extérieures ont complètement disparu de la chambre sonore du Consul matérialisée par l’excusado, oblitérées par les voix résiduelles de son espace intérieur. Le Consul habite son espace claustrophobe, réceptacle des voix égarées de sa conscience324, où il se replie dans un hors-temps qui n’est en somme qu’un présent hypertrophié par une intériorité démesurée et aliénante, un présent « métastasé » où la prolifération anarchique de voix-déchets a momentanément eu raison de toute manifestation vocale extérieure :

‘“I’m watching you …You can’t escape me.”’ ‘“–this is not just escaping. I mean, let’s start again, really and cleanly.”’ ‘“I think I know the place.”’ ‘“I can see you”’ ‘“–where are the letters, Geoffrey Firmin, the letters she wrote till her heart broke–”’ ‘“But in Newcastle, Delaware, now that’s another thing again!”’ ‘“–the letters you not only have never answered you didn’t you did you didn’t you did then where is your reply–”’ ‘“–but oh my God, this city–the noise! the chaos! If I could only get out! If I only knew where you could get to!”’ ‘OCOTELULCO’ ‘In this town near Tlaxcala existed, long back, the Maxixcatzin Palace.’ ‘In that place, according to tradition took place the baptism of the first’ ‘Christian Indian.’ ‘“It will be like a rebirth.”’ ‘“I’m thinking of becoming a Mexican subject, of going to live among the Indians, like William Blackstone.”’ ‘“Napoleon’s leg twitched.”’ ‘“–might have run over you, there must be something wrong, what? No, going to—”’ ‘“Guanajuato–the streets–how can you resist the names of the streets–the streets of Kisses–”’ ‘(UTV, 300-301)’

Cet extrait marque le paroxysme, du moins dans ce chapitre325, de l’emprise des voix sur le Consul. L’hégémonie des voix intérieures ne cohabitant plus qu’avec la voix figée d’une brochure pour touristes (assimilable par endroits à une « langue de bois ») déréalise le temps-espace dans lequel le Consul se trouve enfermé. Cette concaténation incontrôlée de micro-discours analeptiques devient l’expression d’un « présent psychotique », coupé de la réalité du temps vécu et composé de ces seules voix éclatées réunies en une syllepse infernale.

Pour le Consul, il s’agit d’un matraquage de mots-objets, pour le lecteur, d’une dissémination d’énoncés dont il peut venir à bout par le biais d’une lecture autotextuelle. Ces « voix égarées de la psychose » sont en effet des résurgences de micro-énoncés à valeur analeptique, mais constituant, comme il a été dit, une syllepse qui réfléchit la stase spatio-temporelle du Consul. Un lecteur attentif aux effets autotextuels du récit peut remonter cette chaîne analeptique d’énoncés en tentant notamment d’y déceler l’individualité vocale qui s’y fait entendre. Dans ce passage, la voix d’Yvonne du chapitre IX évoquant un nouveau départ, voire une renaissance (UTV, 277-278), entre en contact dialogique avec celle du Consul dont la renaissance fantasmée au chapitre II (UTV, 82) consisterait à incarner un nouveau William Blackstone au Mexique. Un dialogisme de contiguïté explique aussi le regroupement d’énoncés autour de l’isotopie de la fuite et du départ. Ainsi, la voix du fou entendue et/ou remémorée par le Consul au début du chapitre X dans la séquence hallucinatoire de l’attente du train de Lee Maitland326 encadre celle d’Yvonne et provoque un effet d’anacrèse327 qui contribue à la dialogisation du passage. Le baptême du premier enfant indien mentionné dans la brochure entre à son tour en contact dialogique avec l’affirmation d’une renaissance par Yvonne. La voix du Dr Vigil vantant la beauté de la ville de Guanajuato entre dans cette même constellation signifiante étant donné que sa proposition au chapitre V (UTV, 147) laissait entrevoir au Consul la possibilité d’échapper à l’enfer de Parían présenté comme tel par le docteur clairvoyant. La voix réprobatrice du « familier » au sujet des lettres égarées par le Consul ou restées sans réponse, manifeste une fois de plus la culpabilité à laquelle ce dernier n’échappe pas non plus. Celle qui évoque la ville de Delaware et le chaos de la ville de New-York appartient à un « Bleecker Street mummer », autrement dit à un artiste-mime du quartier new-yorkais de Greenwich Village, que le Consul parodie au chapitre III. Son imitation vient en effet conclure une démonstration faite à l’intention d’Yvonne au sujet d’un éventuel départ proposé par cette dernière mais qu’il rejette comme une vaine échappatoire à soi-même328. Quant à la voix du touriste britannique s’inquiétant d’avoir failli renverser le Consul au chapitre III, elle entre en collision — et collusion — dialogique avec celle du Dr Vigil par un procédé similaire au jeu des « cadavres exquis » que nous avons déjà eu l’occasion d’examiner dans la première partie de ce travail.

Ces énoncés sans lien apparent forment donc bel et bien un nouveau faisceau signifiant : la leçon narrative à retirer d’une démonstration quelque peu fastidieuse est que cette syllepse temporelle devient aussi une syllepse thématique parfaitement cohérente à partir d’une lecture autotextuelle. La psychose du Consul, analysée sur le plan diégétique comme une stase infernale, crée dans ses manifestations les plus angoissantes un autre « grouillement » de ramifications sémantiques qui nourrit la jouissance du lecteur avide de démêler l’écheveau des interactions dialogiques du texte. La perte du sens–c’est-à-dire de l’orientation, des repères–dans l’univers diégétique du Consul devient ainsi la garantie même d’une réactivation de la signifiance textuelle.

Notes
323.

« Like the Consul, stationary in his ‘Cave of Winds … sanctuary bought for a penny or nothing’ [UTV, 293-294], the diegesis stops, the story goes nowhere, while the anguish of Geoffrey’s position and of Lowry’s vision sinks in ». Sherrill E Grace, Regression and Apocalypse : Studies in North American Literary Expressionism, (Toronto : University of Toronto Press, 1989), p. 174. (Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera accompagnée de la mention Grace 89).

324.

Notre formulation est empruntée à Lacan qui évoque « les déchets, les feuilles mortes, sous la forme des voix égarées de la psychose » dans Le Séminaire, Livre X : L’angoisse, texte établi par Jacques-Alain Miller, (Paris : Editions du Seuil, coll. « Champ Freudien », 2005), pp. 290-291.

325.

Au chapitre XII, les voix bruyantes du Farolito, après une cohabitation textuelle insolite, « noient » la voix épistolaire d’Yvonne. A l’inverse de ce qui se produit au chapitre X, ce sont donc les voix extérieures qui, dans le chapitre final, oblitèrent la voix d’Yvonne intériorisée par la lecture du Consul, avant que ce dernier ne soit à son tour victime d’une ultime agression extérieure par la para-police fasciste.

326.

« Why was that idiot sitting there […] saying, every few minutes to anyone who came in: “I’m watching you.” “I can see you …” “You won’t escape me” » (UTV, p. 283).

327.

Bakhtine définit l’anacrèse comme « une provocation du mot par le mot » (Dost., p. 156). Dans le cas présent, elle produit une dialogisation externe : la friction dialogique entre l’énoncé d’Yvonne (sa façon positive d’envisager ce qu’elle considère comme plus qu’une fuite, et comme un vrai départ) et celui du fou –qui exprime son fantasme d’empêcher la fuite des gens auxquels il s’adresse–est due à un effet de contiguïté textuelle.

328.

« “Geoffrey, this house has become somehow evil–” », dit Yvonne au chapitre III (UTV, p. 83). Celui-ci lui répond d’abord indirectement en évoquant le mime au chômage de Bleecker Street :  « The Consul could feel his English accent leaving him and that of a Bleecker Street mummer taking its place. “ ‘But in Newcastle, Delaware, that’s another thing again! Old cobbled roads … And Charleston: old Southern stuff … But oh my God this city–the noise! the chaos! If I could only get out! If I only knew where you could get to!’ ” » (UTV, p. 84). Le Consul tire ensuite la morale de cette histoire : « “What’s the use of escaping,” he drew the moral with complete seriousness, “from ourselves?” » (UTV, p. 84).