Dialogisme discret : la vision historique d’emprunt de Hugh

Au chapitre IV, Hugh Firmin, en mal d’action et se sentant coupable de n’être pas encore parti prêter main forte aux républicains espagnols, s’abandonne à une méditation par intermittences sur son parcours personnel. Semblant s’abstraire çà et là de la conversation entamée avec Yvonne pendant leur promenade, il croit entendre la voix de son ami Juan Cerillo, incarnation à ses yeux du héros modeste et témoin d’un passé national tragique :

‘(“Firmin, you are a poor sort of good man.” The voice might have come from an imaginary member of their caravan, and Hugh pictured Juan Cerillo distinctly now, tall, riding a horse much too small for him, without stirrups, so that his feet nearly touched the ground […] Hugh seemed to hear his good friend rebuking him. It was the same plangent voice that had said once, in Spain, of his horse left in Cuicatlán: “My poor horse, she will be biting, biting all the time.” But now it spoke of the Mexico of Juan’s childhood, of the year Hugh was born. Juarez had lived and died. Yet was it a country with free speech, and the guarantee of life, liberty, and the pursuit of happiness? […]–It was a country of slavery, where human beings were sold like cattle, and its native peoples, the Yaquis, the Papagos, the Tomasachics, exterminated through deportation, or reduced to worse than peonage, their lands in thrall or in the hands of foreigners. And in Oaxaca lay the terrible Valle Nacional where Juan himself, a bonafide slave aged seven, had seen an older brother beaten to death, and another, bought for forty-five pesos, starved to death in seven months, because it was cheaper this should happen, and the slave holder buy another slave, than simply have one slave better fed merely worked to death in a year. All this spelt Porfirio Díaz: rurales everywhere, jefes políticos, and murder, the extirpation of liberal political institutions, the army an engine of massacre, an instrument of exile. […] (UTV, 107-108)’

Le phénomène d’intériorisation de la voix de Juan Cerillo par Hugh, ou plus exactement sa manifestation dans l’espace textuel, n’est pas sans rappeler les familiers du Consul. Voix constitutive de son surmoi, elle renvoie Hugh à une vision mi-ironique, mi-bienveillante de lui-même : « a poor sort of good man », c’est-à-dire un individu dont la bonté, voire l’altruisme, ne sont pas remis en cause, mais dont les tergiversations et préoccupations nombrilistes sont décriées comme étant absurdes et pitoyables330. Hugh esquisse ainsi son auto-portrait à travers les paroles de Juan Cerillo, puis se remémore un autre avatar de la voix de son ami : la voix retentissante (« plangent ») s’adressant à Hugh ou évoquant les caprices de son cheval, devient voix porte-parole d’un pan de l’histoire mexicaine auquel son propriétaire est étroitement et tragiquement associé.

Tel est le prétexte diégétique auquel Lowry a recours pour creuser dans l’espace intérieur de Hugh une mémoire fabriquée, ou plus exactement empruntée. Les réminiscences de Hugh sont d’une part tributaires des conversations qu’il a pu avoir avec son ami mexicain, mais se révèlent d’autre part doublement dialogiques dès lors que l’on exhume la véritable source du discours historique que Lowry prête à son personnage, mais dont il est lui-même l’emprunteur. Les travaux d’excavation des sources enfouies ont notamment mis au grand jour les emprunts de Lowry à l’ouvrage de John Kenneth Turner, Barbarous Mexico331. Ainsi, l’évocation du passé esclavagiste est redevable à cet ouvrage, parfois de manière quasi-littérale, comme l’atteste l’extrait suivant provenant d’un chapitre de l’ouvrage de Turner intitulé « The Contract Slaves of Valle Nacional » :

‘The Valle Nacional slave-holder has discovered that it is cheaper to buy a slave for 45 dollars, and work and starve him to death in seven months, and then spend 45 dollars on for a fresh slave, than it is to give the first slave better food, work him less sorely, and stretch out his life and his toiling hours over a longer period of time. (Barbarous Mexico, 79)’

D’autres renseignements ont été glanés dans le livre de Turner : la déportation et l’esclavage forcé des populations indiennes du Mexique y sont relatés, ainsi que leur massacre, notamment celui des Yaquis332. Ce passé extradiégétique, que l’on peut dater assez précisément grâce à l’allusion à la naissance de Hugh (soit 1909), est donc tributaire d’un discours historique qui dialogise clandestinement le texte dans la mesure où aucune trace perceptible de sa nature importée n’est fournie par l’auteur. Ces emprunts posent bien évidemment la question du plagiat que nous examinerons dans la troisième partie de ce travail333. Ils soulignent aussi la manière dont Lowry insère dans son roman des fragments textuels renvoyant à une réalité historique pour étoffer les réminiscences de ses personnages. Le passé extradiégétique fictionnel est ainsi étayé par un discours historique réel. La méthode générale demeure sans doute assez banale ; l’appropriation quasi-littérale de certains extraits l’est un peu moins. Lowry ressentait, en tout état de cause, le besoin de s’approprier une voix faisant autorité pour donner de la consistance à l’arrière plan historique de son roman334. Les réminiscences de Hugh ne sont plus alors qu’un prétexte : par une dialogisation discrète, le discours historique s’engouffre dans ce qui n’était au départ qu’une amorce introspective dont le caractère interstitiel dans le texte était matérialisé par des parenthèses.

Notes
330.

Juan Cerillo, avatar fictionnel de Fernando Atonalzin, souscrit à la philosophie de la vida impersonal qui prescrit, entre autres, l’oubli de soi dans l’action. Hugh a manifestement une conscience aiguë de son narcissisme : la résurgence vocale de Juan Cerillo dans son espace intérieur semble l’attester.

331.

(Londres et al. : Cassell and Company, Ltd., 1911). Voir Companion, notes 112.1 à 112.6, pp. 167-170 pour l’extrait de UTV cité ci-dessus. (Ackerley & Clipper citent une autre édition de Barbarous Mexico dont la réimpression américaine date de 1969).

332.

Le deuxième chapitre de Barbarous Mexico s’intitule : « The Extermination of the Yaquis » (pp. 31-42). Voir Companion, note 112.2 (a), p. 167.

333.

Nous reviendrons notamment sur la question du discours historique d’emprunt de Lowry dans le dernier chapitre de la troisième partie.

334.

Dans la lettre adressée à Jonathan Cape pour défendre son roman, Lowry insiste sur l’importance d’une présentation « matérielle » des faits : «  [Chapter IV] gives a needed, also, sympathy and understanding of Mexico and her problems and people from a material viewpoint ». (SL, p. 73/CL1, p. 513, italiques ajoutés dans CL1). (Notons que le télégramme de Hugh, en ouverture de chapitre, contribue également à présenter de façon concrète et palpable un autre problème concernant cette fois-ci le Mexique des années trente : celui de l’antisémitisme).