Le feuilleté de voix de la « Boomp Girl »

Un dialogisme plus bruyant caractérise la représentation textuelle des réminiscences d’Yvonne lors de la course de taureaux à l’Arena Tomalín. Détachée d’un spectacle qui semble captiver le Consul et Hugh (à tel point que ce dernier décidera d’y participer), Yvonne, personnage focal du chapitre IX, se rappelle ses exploits équestres fort appréciés des réalisateurs de films hollywoodiens au début des années trente. Sa promenade équestre de la matinée avec Hugh est le point de départ de ses réminiscences :

‘[…] Hugh hadn’t said one word this morning about how well she rode, though he’d afforded her not a little secret amusement by explaining that her horse–miraculously–didn’t want to drink. Such areas there are in one another we leave, perhaps forever, unexplored!–She’d never told him a word about her movie career, no, not even that day in Robinson ... But it was a pity Hugh himself hadn’t been old enough to interview her, if not the first time, that second awful time after Uncle Macintyre sent her to college, and after her first marriage, and the death of her child, when she had gone back once more to Hollywood. Yvonne the Terrible! Look out, you sarong sirens and glamour girls, Yvonne Constable, the “Boomp Girl,” is back in Hollywood! Yes, Yvonne is back, determined to conquer Hollywood for the second time. But she’s twenty-four now [...] I found her the other day at her beach home, a honey-tanned Venus just emerging from the surf. […] Yvonne laughs merrily to-day when she remembers the frightened determined girl who declared she could ride very well indeed, and then, the picture in progress, the company on location, tried to mount her horse from the wrong side! A year later she could do a “flying mount” without turning a hair. “But about that time I was rescued from Hollywood,” as she smilingly puts it, “and very unwillingly too, by my Uncle Macintyre, who literally swooped down, after my father died, and sailed me back to Honolulu!” (UTV, 261-262, italiques dans le texte)’

Ce premier extrait des réminiscences hollywoodiennes d’Yvonne consiste en un patchwork d’énoncés défiant les lois de la vraisemblance romanesque et privilégiant l’effet dialogique de la matière textuelle présentée. Le lecteur peut mettre entre parenthèses son incrédulité face à la longueur des extraits d’un « press-book » qu’Yvonne semble capable de réciter mentalement, mais il n’y est pas tenu : il lui est loisible d’apprécier les qualités dialogiques d’un texte qui exhibe son caractère fabriqué, son savant montage de pensées narrativisées et de citations extraites d’un compte-rendu accompagnant une interview d’Yvonne lors de son retour au cinéma.

Si le lecteur adopte une attitude interprétative qui le pousse à rationaliser cette situation diégétique invraisemblable, il dira que deux mots-clés – « movie career » et « interview » – déclenchent l’apparition du discours journalistique dans les réminiscences d’Yvonne. Un niveau de lecture différent l’amènera à considérer cette anamnèse textuelle comme un montage au moyen duquel Lowry ressuscite le passé d’Yvonne, ou du moins une trace écrite de ce passé, imprimée à la fois dans l’esprit du personnage et sur la page du livre. L’usage des italiques renforce l’illusion d’une citation et sert de trompe l’œil narratif. En revanche, la longueur même de la citation intégrale (qui occupe plus de deux pages, bien qu’entrecoupée d’autres formes de discours) souligne son caractère fabriqué et attire l’attention du lecteur sur la nature hétérogène du montage concocté par Lowry.

Dans ce passage, les pensées d’Yvonne (où s’exprime la frustration de n’avoir pas pu être interviewée par Hugh ) précèdent le discours journalistique qui, à son tour, encadre les paroles d’Yvonne prononcées au moment de l’interview335. Les différentes strates temporelles s’interpénètrent dans ce patchwork de discours à effet syncrétique336 : la « Boomp Girl » adolescente au début de sa carrière, revue dans les différentes étapes de son ascension par une Yvonne adulte et marquée par l’existence au moment de son retour, cohabite dans le texte avec la présentation de la même débutante vue à travers les yeux du journaliste. Yvonne, rencontrée par le journaliste pour l’interview du retour quelques années plus tard, est à la fois sujet du discours au moment de l’interview, et objet – ultérieurement – du discours journalistique dont les commentaires rappellent dans leur tonalité ceux de la « voix des actualités » du cinéma des années trente à cinquante. Bruyante et policée à la fois, elle génère un effet d’historicisation de la biographie privée d’Yvonne. Lowry en exploite aussi toutes les nuances vocales, intégrant à la voix officielle les formules accrocheuses de l’agent publicitaire et le ton mi-dithyrambique, mi-confidentiel de l’échotier, ces inflexions étant perceptibles dans l’ensemble du « reportage ».

Si l’enchevêtrement des regards et des voix est déjà présent dans le premier passage, il n’en devient que plus marqué, dès lors que l’on avance dans la présentation du curriculum vitae professionnel et privé d’Yvonne :

‘[…] And there too, before long, she met the millionaire playboy, Cliff Wright. He came into Yvonne's life at a moment when she was discouraged in her University work, restless under Uncle Macintyre's strict régime, lonely, and longing for love and companionship. And Cliff was young and gay, his rating as an eligible bachelor was absolutely blue ribbon. It's easy to see how he was able to persuade her, beneath the Hawaiian moon, that she loved him, and that she should leave college and marry him. (“Don’t tell me for Christ sake about this Cliff,” the Consul wrote in one of his rare early letters, “I can see him and I hate the bastard already: short-sighted and promiscuous, six foot three of gristle and bristle and pathos, of deep-voiced charm and casuistry.” The Consul had seen him with some astuteness as a matter of fact–poor Cliff!–one seldom thought of him now and one tried not to think of the self-righteous girl whose pride had been so outraged by his infidelities–“business-like, inept and unintelligent, strong and infantile, like most American men, quick to wield chairs in a fight, vain, and who, at thirty still ten, turns the act of love into a kind of dysentery...”) Yvonne has already been a victim of “bad press” about her marriage [...] And it wasn’t only the press who misunderstood: “Uncle Macintyre,” she says ruefully, “simply washed his hands of me.” (UTV, 262-263, italiques dans le texte)’

L’hétérogénéité énonciative est mise en relief dans ce second extrait par la présence concomitante de parenthèses et d’italiques. Le discours journalistique matérialisé par des italiques encadre les discours de la parenthèse. Les contrastes typographiques servent aussi à délimiter les strates temporelles auxquelles se rattachent les différents actes d’énonciation. Ainsi, le discours-cadre de la voix journalistique de 1932 enchâsse les paroles d’Yvonne dressant un portrait peu flatteur de l’oncle Macintyre à la même époque. La parenthèse délimite quant à elle la sphère de la parole privée et ses prolongements dans la méditation d’Yvonne à l’Arena Tomalín : elle contient l’évaluation négative de Cliff Wright par le Consul au moment de sa rencontre avec Yvonne en 1935, quelque trois ans avant le point zéro du temps de l’histoire. Ces commentaires au vitriol sont interrompus à leur tour par la voix intérieure d’Yvonne qui évalue, en ce 2 novembre1938, l’à-propos du jugement consulaire de 1935 et poursuit ses propres méditations empreintes de mélancolie. Le regard qui accompagne la voix intérieure d’Yvonne paraît certes distancié (en raison de l’emploi du pronom « one » et du style indirect libre), mais l’exclamation « poor Cliff ! » laisse affleurer une implication affective dans ce bilan autobiographique.

Cette construction textuelle propose encore une fois une vision syncrétique (de Cliff Wright, en l’occurrence), allant du discours dithyrambique de la voix journalistique aux propos foncièrement hostiles du Consul. La syncrèse, comme nous l’avons déjà observé, a des vertus dialogiques puisque les regroupements qu’elle occasionne sont source d’interférence et d’amplification sémantique. Lowry a ainsi créé une mosaïque de discours trans-temporels dans laquelle les différentes strates discursives s’influencent les unes les autres. Une telle stratégie narrative n’a pas grand-chose en commun avec une tentative de restitution soi-disant fidèle du « courant de la conscience ». Il importe certes à Lowry de restituer un processus de remémoration complexe, mais en privilégiant l’hétérogénéité énonciative et sa matérialisation sur la page, il fait de ce feuilleté de voix une métaphore de la construction textuelle du personnage.

Notes
335.

Etant donné qu’Yvonne regrette de n’avoir pas pu être interviewée par Hugh, lors de son come-back à Hollywood, on peut aussi concevoir le discours journalistique comme étant la trace virtuelle de ce que Hugh aurait pu écrire à son sujet s’il avait mené l’interview. Dans ce cas, les mots en italiques traduiraient une forme de production verbale imaginaire à valeur compensatoire pour Yvonne.

336.

Selon la définition de Bakhtine, la syncrèse est « la confrontation de divers points de vue sur un sujet donné » (Dost., p. 156). Ici, les différents points de vue ont pour objet commun Yvonne à deux époques de sa carrière.