Futur fantasmé et récit alternatif

A l’opposé de ces méditations entraînant le récit dans des analepses externes, le texte abrite aussi des poches d’anticipation dont le statut dans le roman est singulier, étant donné que leur actualisation est forclose ou rendue incertaine par la suite des événements dans la diégèse.

Dans son article intitulé « The Disnarrated337 », Gerald Prince examine le cas particulier d’événements n’advenant pas dans la diégèse, mais auxquels il est fait référence dans le récit, et décide de les ranger sous la rubrique du « dénarré » (« disnarrated » en anglais)338. Nous lui préférerons le terme plus parlant d’« alternarrated » proposé par son collègue Martin Kreiswirth (Prince 88, 8 n.1) et lui ferons correspondre en français le terme de micro-récit alternatif pour désigner les fausses prolepses narratives (fausses parce que non actualisées par la suite du récit) — ou prolepses virtuelles — dans lesquelles le futur fantasmé par les personnages (en l’occurrence Hugh et Yvonne) fait l’objet d’un traitement narratif particulier. Cette définition s’accorde bien avec les cas de figure envisagés par Prince pour son « dénarré » puisqu’il y intègre notamment trois sortes de représentations : « purely imagined worlds, desired worlds, or intended worlds » (Prince 88, 3), et plusieurs types de schémas narratifs : « the disnarrated or choices not made, roads not taken, possibilities not actualized, goals not reached » (4). Elle peut en outre bénéficier de l’éclairage d’une définition connexe de ce que Marie-Laure Ryan appelle des « récits virtuels enchâssés339 » :

‘[…] Marie-Laure Ryan has focused on what she calls “virtual embedded narratives,” by which she means any story-like representation produced in the mind of a character (and sometimes–but not always– having an equivalent in the narrated world external to that mind): these mental constructs include such private domains as wishes, intents, and obligations; they do not merely reflect actual events but also delineate virtual ones. (Prince 88, 3)340

Les séquences narratives que nous voulons examiner ouvrent le texte sur un « ailleurs » et un « plus tard » qui ne sont représentables que sous une forme fantasmatique dont l’actualisation diégétique est soit laissée en suspens, soit infirmée et forclose par la suite des événements. Le premier cas de figure concerne le récit alternatif pris en charge par Hugh au chapitre IV, le second est illustré par l’échappée diégétique d’Yvonne au chapitre IX.

Notes
337.

Style , Volume 22, No . 1, ( printemps 1988 ), pp. 1-8. (Toute référence ultérieure à cet article sera accompagnée de la mention Prince 88).

338.

« Finally, we are familiar with a third category that, although linked to the unnarratable and the unnarrated, can be taken to constitute something like their opposite. Whereas the first two categories cover all the events that happen in the world represented but are, for any number of reasons, unmentionable or unmentioned, the category that will most concern us here covers all the events that do not happen, but, nonetheless, are referred to (in a negative or hypothetical mode) by the narrative text. I had initially thought of calling it “unnarrated” (indeed I coined the paradoxical and pretty “inénarré” in French to designate the paradox of “narrating” or including in a narrative what does not occur). But the term is clearly not appropriate and is much better suited for indicating elision. Though I am not entirely satisfied with my more recent neologism […], I now prefer to speak of disnarrated (in French: dénarré) » (Prince 88, p. 2).

339.

Notre traduction de l’expression « virtual embedded narratives » utilisée par Marie-Laure Ryan dans « Embedded Narratives and Tellability », Style Vol. 20 (1986), pp. 527-536.

340.

Prince ajoute une précision qui peut nous intéresser pour l’étude du cas de Hugh : « Ryan’s virtual embedded narratives may be said to comprise both the « pre-narrated » (something is envisaged by a character, for example, and then executed by him or her) and the disnarrated » (Prince 88, p. 8 n.2). Comme nous allons le voir, le récit alternatif de Hugh au chapitre IV oscille entre le dénarré et le pré-narré.