Projection dans l’action et discours clandestin

Au chapitre IV, Hugh et Yvonne partent en promenade pendant la sieste du Consul. Yvonne, intriguée par certains propos tenus par son ex-époux, essaie de savoir si Hugh a l’intention de retourner en Espagne pour soutenir la cause républicaine. Hugh invente de pieux mensonges pour ne pas l’alarmer, tout en se projetant dans un futur proche qu’il échafaude secrètement dans un discours intérieur non moins clandestin :

‘“Then what did Geoffrey mean by saying that you ‘wanted action’ and all that … And what’s this mysterious other purpose you came down here for?”’ ‘“It’s really rather tedious,” Hugh answered. “As a matter of fact I’m going to sea for a while. If all goes well I’ll be sailing from Vera Cruz in about a week. […] Havana, perhaps Nassau and then, you know, down to the West Indies and São Paulo. […]’ ‘And Hugh thought: the S.S. Noemijolea, 6,000 tons, leaving for Vera Cruz on the night of November 13-14 (?), 1938, with antimony and coffee, bound for Freetown, British West Africa, will proceed thither, oddly enough, from Tzucox on the Yucatan coast, and also in a northeasterly direction: in spite of which she will still emerge through the passages named Windward and Crooked into the Atlantic Ocean: where after many days out of sight of land she will make eventually the mountainous landfall of Madeira: whence, avoiding Port Lyautey and carefully keeping her destination in Sierra Leone some 1800 miles to the southeast, she will pass, with luck, through the straits of Gibraltar. Whence again, negotiating, it is profoundly to be hoped, Franco’s blockade, she will proceed with the utmost caution into the Mediterranean Seas […] where finally, still rolling, at Vallcarca, twenty miles south of Barcelona, she will discharge her cargo of T.N.T. for the hard-pressed Loyalist armies and probably be blown to smithereens– (UTV, 102-103)’

Le début de cet extrait donne un échantillon de la langue de bois utilisée par Hugh pour endormir les soupçons d’Yvonne. Son passé de marin–il a le grade de maître de timonerie (« quartermaster »)–rend crédible l’itinéraire qu’il annonce à sa belle-sœur. Mais cette dernière ignore que Hugh est pétri de culpabilité et que l’expédition clandestine à laquelle il compte participer à bord du S.S. Noemijolea est une forme d’acte suicidaire envisagée, comme l’atteste le passage ci-dessus, avec une certaine dose de lucidité sereine341. L’effet général produit par cet extrait est celui d’une sous-conversation, semblable à celles que l’on trouve, par exemple, dans Le Planétarium de Nathalie Sarraute. A l’instar de ce qui se passe dans ce « nouveau roman », ce que Hugh envisage dans son for intérieur est de loin plus dramatique et essentiel que le mensonge adressé à Yvonne, discours complaisant qui contourne la réalité pour empêcher son interlocutrice d’en sonder la vérité terrifiante. La ressemblance avec le roman de Nathalie Sarraute s’arrête là : si l’effet de conversation souterraine est commun aux deux œuvres, les techniques et les thèmes ne sont pas les mêmes. Chez Lowry, en effet, les règlements de comptes familiaux ne s’effectuent pas sotto voce, comme la fin du chapitre X l’atteste bruyamment. La sous-conversation de Hugh est le lieu intime d’un règlement de comptes avec lui-même. Sa détermination suicidaire est renforcée par une pléthore de détails relative à la cargaison du bateau et à son itinéraire. Si aucun emprunt journalistique ou historique littéral n’a été décelé par la critique, il semble évident que Lowry a dû s’inspirer de récits d’expéditions clandestines pendant la guerre civile espagnole342. La subjectivité du personnage affleure dans le texte : le point d’interrogation entre parenthèses après la date prévue pour le départ de l’expédition en est une preuve tangible. La précision des détails techniques peut certes être mise sur le compte du passé maritime de Hugh et de ses activités journalistiques qui l’ont habitué à ce genre de pré-rapport circonstancié ; on ne peut cependant s’empêcher de penser que sa voix est comme travaillée de l’intérieur par un discours technique qui le dépasse…et qui aurait manifestement dépassé Lowry sans l’appui d’une documentation. Peu importe, au demeurant, l’ampleur des sources : l’essentiel réside dans l’effet produit que Lowry cherche tout au contraire à manifester, à savoir celui d’un discours clandestin nourri de détails attestant précisément cette « clandestinité » et conférant au personnage une dimension tragique ou pathétique dans l’action qu’il ne pourra vraisemblablement pas mener à bien. Ce récit alternatif pourrait relever du « pré-narré » dont Prince faisait mention si son actualisation était confirmée au chapitre I. Tel est bien le cas, dans une certaine mesure, puisque Laruelle fait allusion au départ de Hugh pour Vera Cruz dans le chapitre liminaire, mais le texte nous laisse dans l’obscurité la plus totale quant à l’issue de cette expédition et fait basculer ce passage dans le « dénarré »343. Le récit alternatif endossé par Hugh n’est donc assimilable qu’à une prolepse virtuelle. Sa principale qualité dialogique de discours souterrain creusant les motivations réelles du personnage tout en exhibant sa densité textuelle en fait un contrepoint utile au discours convenu et dissimulateur de la conversation-cadre.

Notes
341.

Frederick Asals explique que la culpabilité de Hugh s’est amplifiée au fur et à mesure que le personnage a acquis une épaisseur et une maturité absentes des premières versions du roman. « In the subsequent phase, Hugh is saturated with guilt. Now a journalist, his savage attack on that profession reveals, he admits, his own self-loathing. […] In the next drafts, Hugh’s concern with Spain focuses for the first time on the Battle of the Ebro and his own absence from it, but this guilt is underlined now by his having been in Spain earlier and left at his paper’s instruction, an act he judges as feckless. In atonement, he intends to sail with the Noemijolea and its load of dynamite for the Republican armies. […Lowry makes it clear] that part of Hugh’s motivation is a deep, even suicidal, need for punishment: he half expects (and contemplates with apparent equanimity) both that the gesture comes too late to aid the Republic and that he will in any case be “blown to smithereens” » (Asals 97, p. 338).

342.

Voir Companion, note 107.1, pp. 158-159 :  « Hugh’s voyage was probably suggested by that of the unfortunate Mar Cantábrico (see note 301.7), which was captured in Franco’s blockade, and to that extent his chances seem grim. »

343.

C’est en évoquant son propre départ du Mexique que Laruelle mentionne celui–plus précoce–de Hugh : « […] Like Hugh he was going to Vera Cruz; and like Hugh too, he did not know if his ship would ever reach port … » (UTV, p. 9).