Vision hétérotopique344 : le contrepoint idyllique

L’art du contrepoint musical atteint peut-être son apogée dans la conclusion de ce que nous avons appelé l’échappée diégétique d’Yvonne au chapitre IX. Pour apprécier à sa juste valeur cette séquence poétique du texte, il convient tout d’abord d’examiner la manière dont cette voie/voix latérale est aménagée dans l’organisation narrative du chapitre. C’est avec l’arrivée d’un couple d’amoureux, déjà entrevu plus tôt dans la journée, qu’Yvonne réactive son désir d’une réunion avec Geoffrey dans un paradis nordique directement inspiré de la Colombie Britannique où résidait Lowry :

‘[…] An American couple had just climbed up the scaffolding further down […]; it was the couple Hugh and she had seen before in the zócalo […] How happy they seemed in one another; lovers they were, or on their honeymoon. Their future would stretch out before them pure and untrammelled as a blue and peaceful lake, and thinking of this, Yvonne’s heart felt suddenly light as that of a boy on his summer holidays, who rises in the morning and disappears into the sun.’ ‘Instantly Hugh’s shack began to take form in her mind. But it was not a shack–it was a home! It stood, on wide-girthed strong legs of pine, between the forest of pine and high, high waving alders and tall slim birches, and the sea. There was the narrow path that wound down through the forest from the store, with salmonberries and thimbleberries and wild blackberry bushes that on bright winter nights of frost reflected a million moons […] There was a wide porch where they sat on spring mornings, and a pier going right out into the water. They would build this pier themselves when the tide was out, sinking the posts one by one down the steep slanting beach. […] She saw the house plainly now; it was small and made of silvery weathered shingles, it had a red door, and casement windows, open to the sun. She saw the curtains she had made herself, the Consul’s desk, his favourite old chair, the bed, covered with brilliant Indian blankets, the yellow light of the lamps against the strange blue of long June evenings […] (UTV, 269)’

L’extrait cité ci-dessus montre comment l’échappée diégétique d’Yvonne est amenée progressivement dans le texte par un processus de substitution auquel Lowry a déjà eu recours au chapitre I : Laruelle, en identifiant le Consul et Yvonne à Maximilien et Charlotte avait progressivement substitué la voix du Consul à celui de l’archiduc autrichien. Ici, le glissement se fait dans l’esprit d’Yvonne par le biais d’une vision générique d’un futur « sans entrave » dont elle peut gratifier à la fois le couple d’amoureux et celui qu’elle forme encore d’une certaine manière avec le Consul. En effet, la substitution du couple Geoffrey-Yvonne à celui qui vient de s’installer dans les gradins est rendue possible moins par le biais d’un processus identificatoire que par celui d’une réactivation immédiate du rêve canadien qui fédère alors tous les bonheurs possibles – le sien propre et celui des autres – dans l’esprit d’Yvonne. Cette émergence du rêve se construit à partir d’un bonheur entrevu pour d’autres, mais devient celui d’Yvonne et du Consul dès lors que les clichés visuels du lieu d’accomplissement de la félicité conjugale se mettent en place.

La rationalisation diégétique fournie par Lowry repose sur la contribution de Hugh au rêve d’Yvonne. La cabane imaginée par Hugh au chapitre IV345 – et dont Yvonne se souvient ici – est présentée comme un stimulus qui réactive sa vision et donne lieu à la description qui suit. Cette vision devient une version domestiquée et féminine de la cabane fantasmée par Hugh. Stimulée par une forme d’enthousiasme visionnaire, Yvonne la transforme en foyer : « But it was not a shack–it was a home! » Le reste de la description fantasmée par Yvonne est nourri de l’expérience canadienne de Lowry. Cette intrusion de l’auteur n’a pas manqué de susciter des réactions d’hostilité de la part de certains critiques pour lesquels la priorité romanesque est celle de la vraisemblance intradiégétique346. L’effet produit et voulu par Lowry n’a cependant rien à voir avec les lois de la vraisemblance, ni avec l’authenticité de ses personnages. Il le rappelle dans sa lettre exégétique où ses priorités sont clairement définies :

‘[…] No, the real point of [chapter IX] is Hope, with a capital H, for this note must be struck in order to stress the later downfall. Though even the capacity of the intelligent reader for suspending his disbelief is enormous I didn’t intend that this feeling of hope should be experienced by the reader in quite the ordinary way, though he can if he wants to. I intended somehow the feeling of hope per se to transcend even one’s interest in the characters. Since these characters are in one way ‘Things,’ as that French philosopher of the absurd fellow has it, or even if you believe in them you know perfectly well that they are ditched anyhow, this hope should be, rather, a transcendent, a universal hope. (SL, 80-81/CL1, 520)’

La vision d’Yvonne sert avant tout à délester provisoirement le texte de son poids tragique, à ménager une respiration dans son organisation générale347. Son caractère précis ne doit pas être réduit à une connaissance que le personnage ne possède pas de toute évidence, mais se lire comme une alternative au cheminement tragique dont la puissance d’actualisation textuelle souligne ironiquement l’impossibilité diégétique. En ce sens, le personnage d’Yvonne est animé d’une voix autre que la sienne, ce qui peut expliquer le caractère obsessionnel de sa vision.

Vers la fin du chapitre, cette obsession se manifeste sous la forme d’une sous-conversation qui accompagne les exhortations adressées par Yvonne au Consul pour le faire entrer dans son espace fantasmé :

‘“This isn't just escaping, I mean, let's start again really, Geoffrey, really and cleanly somewhere.’ ‘It could be like a rebirth.”’ ‘“Yes. Yes it could.”’ ‘“I think I know, I've got it all clear in my mind at last. Oh Geoffrey, at last I think I have.”’ ‘“Yes, I think I know too.”’ ‘Below them, the bull's horns again involved the fence.’ ‘“Darling ...” They would arrive at their destination by train, a train that wandered through an evening land of fields beside water, an arm of the Pacific–’ ‘“Yvonne?”’ ‘“Yes, darling?”’ ‘“I've fallen down, you know ... Somewhat.”’ ‘“Never mind, darling.”’ ‘“ ... Yvonne?”’ ‘“Yes?”’ ‘“I love you ... Yvonne?”’ ‘“Oh, I love you too!”’ ‘“My dear one ... My sweetheart.”’ ‘“Oh Geoffrey. We could be happy, we could–”’ ‘“Yes ... We could.”’ ‘–and far across the water, the little house, waiting– (UTV, 277-278)’

Dans cet extrait, la part du « récit alternatif » est réduite, mais n’en est que plus remarquable : elle se lit en contrepoint d’un dialogue entre Yvonne et le Consul qui finit par se tarir. Le caractère poignant du passage réside dans la représentation textuelle de ce rêve impossible par la juxtaposition de deux formes de discours. D’une part, Yvonne affirme que ce rêve est à leur portée, qu’elle visualise l’endroit où ils pourront recommencer une nouvelle vie, mais le texte s’emploie à marquer le fossé qui sépare le désir d’Yvonne de celui du Consul. La puissance visionnaire des représentations mentales d’Yvonne s’exprime à travers une association de détails pratiques et poétiques, et le recours au style indirect libre, attendu dans un récit de pensées, acquiert ici une valeur performative (« They would arrive at their destination »). Celui-ci contraste ironiquement avec la modalisation du dialogue : l’expression « we could » – avec l’auxiliaire de modalité en italiques pour restituer le caractère incitatif des paroles d’Yvonne et sans italiques pour rendre le ton résigné ou détaché du Consul348 – reste en deçà de la forme d’actualisation réalisée dans le récit alternatif et mène très logiquement la conversation des époux à son terme. En dépit des termes d’affection échangés par les deux protagonistes, la véritable réunion dans l’action est impossible. La dernière phrase du récit en contrepoint se lit comme la représentation d’un rêve qui s’éloigne, comme en suspens (« waiting–»).

A la fin du chapitre, au moment où les trois personnages quitteront l’Arena Tomalín pour se diriger vers le Salón Ofélia, Yvonne renouera avec son rêve mais elle hallucinera une femme atteinte d’une crise d’hystérie sur laquelle elle n’osera pas mettre de nom tout en comprenant, sans se l’avouer, que son rêve est forclos349.

Nous conclurons l’examen de cette sous-conversation poétique en soulignant la manière dont elle dialogise le texte en faisant entendre une voix autre qui habite les pensées d’Yvonne. Nous pourrions la définir, à l’instar de R. D. MacDonald, comme l’intrusion de la voix de l’auteur. Nous dirons plutôt que cet accompagnement sotto voce introduit une autre dimension de la voix, une voix dialogique qui parle à travers–ou avec–Yvonne et qui distille sa poésie dans l’espace textuel.

De manière plus générale, les « récits alternatifs » que nous avons examinés dialogisent le texte en faisant entendre la musicalité ou le rythme d’une voix latérale, souterraine ou poétique qui restitue à l’énonciation textuelle sa part énigmatique. Contrairement aux analepses extradiégétiques, qui sont le siège de la remémoration des personnages et le prétexte à un montage de voix trans-temporelles, les récits alternatifs ne constituent qu’une forme d’anachronie virtuelle : ils ouvrent le texte sur un futur fantasmé dont la valeur proleptique demeure, comme il a été dit, incertaine, voire inexistante.

Quoique de nature fort différente, ces phénomènes ont néanmoins en commun une représentation textuelle de l’altérité et de l’hétérogénéité du matériau verbal. Voix latérales ou souterraines, montages de voix trans-temporels ou échos autotextuels, Under the Volcano génère des effets qui manifestent soit une répétitivité obsédante, soit une obsession de la voix autre. La friction dialogique naît de cette confrontation des voix à l’intérieur de l’espace textuel.

L’étude des couches temporelles de Under the Volcano a permis d’appréhender certains phénomènes vocaux qui requièrent un élargissement de la définition strictement bakhtinienne du concept de dialogisme. Si les montages de voix dans les analepses extradiégétiques ou dans les « stases consulaires » mobilisent des techniques telles que la syncrèse ou procèdent à des insertions de discours intercalaires que Bakhtine prend en compte dans sa définition, la notion d’autotextualité relève en revanche d’une forme d’« écholalie » textuelle que le théoricien russe n’aborde pas. Le principe de répétition – et de transformation par la répétition – qui préside à l’émergence de la dimension autotextuelle du texte a pourtant conduit des théoriciens comme Jean Ricardou et Lucien Dällenbach à théoriser le phénomène d’une « intertextualité autarcique ». Under the Volcano nous paraît fournir une illustration éclatante de cette forme de dialogisme paradoxalement endogène manifestant une dimension narcissique du texte a priori assez éloignée de la conception exogène du dialogisme bakhtinien et néanmoins complémentaire de cette dernière.

En revanche, c’est autour d’analyses ayant recours aux outils conceptuels bakhtiniens et aux théories de l’intertextualité développées par les continuateurs de Bakhtine que s’organisera la troisième partie de ce travail consacrée à la question des emprunts intertextuels dans Under the Volcano et à l’émergence d’une voix composite constitutive du mode d’écriture et de l’identité littéraire de Lowry.

Notes
344.

A. J. Greimas et J. Courtès proposent la définition suivante : « Opposé à l’espace de référence qu’est l’espace topique […], l’espace hétérotopique désigne les lieux environnants (les espaces de « derrière » et de « devant »), l’ « ailleurs » (par contraste avec l’« ici »/«là» qui caractérise l’espace topique) ». Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage ( Paris : Hachette Livre, 1993), p. 172, italiques ajoutés.

345.

« He all but shook her horse with enthusiasm. “I can see your shack now. It’s between the forest and the sea and you’ve got a pier going down to the water over rough stones, you know, covered with barnacles and sea anemones and starfish. You’ll have to go through the woods to the store.” Hugh saw the store in his mind’s eye. The woods will be wet. And occasionally a tree will come crashing down. And sometimes there will be a fog and that fog will freeze. Then our whole forest will become a crystal forest. The ice crystals on the twigs will grow like leaves. Then pretty soon you’ll be seeing the jack-in-the-pulpits and then it will be spring » (UTV, p. 122, italiques dans le texte).

On remarquera comment la vision de Hugh donne lieu à une verbalisation (dont Yvonne est bénéficiaire) puis à une formulation mentale, si l’on tient compte du balisage textuel (ponctuation, italiques) mis en place par Lowry. Les italiques manifestent l’approfondissement poétique et l’intériorisation d’une vision dans laquelle Hugh semble toutefois continuer de s’adresser mentalement–ou peut-être directement– à Yvonne.

346.

C’est le cas par exemple de R. D. MacDonald : « […] So much is pictured (the interior of the house, the Consul’s desk, the Consul himself at work on his book, the variety of marine life on the beach, and an exact description of an Indian summer autumn) that I must wonder about whose dreams or words these really are. Can Yvonne before the event know so much about the pioneer tasks of laying a foundation of a shack on a shore? Are these visions the revelations of a benign Creator or merely the heavy-handed intrusion of Malcolm Lowry? While Hugh and Hugh’s vision of Eden or Eridanus works imagistically, bringing the sinister realities of Mexico into sharper relief and fitting the mythical framework of a Faustian character caught between the opposites of heaven and hell, the visions do not work naturalistically; they do not fit plausibly into the temporal logic of the narrative. » « Canada in Lowry’s fiction », Mosaic, Vol. 14 (2), (printemps 1981), p. 48.

347.

Lowry employait le terme d’ozone pour définir l’effet du chapitre IV dans sa globalité (SL, p. 73/CL1, p. 513). Celui-ci pourrait aussi être employé à propos de l’échappée diégétique d’Yvonne au chapitre IX.

348.

Le « we could » de Geoffrey pourrait s’interpréter – en tenant compte de son choix d’auto-destruction au chapitre X – comme un « I won’t » : « nous pourrions certes, mais tel n’est pas mon désir ». Mais ici la tonalité n’est pas celle du refus du rêve d’Yvonne. ( Il vient de dire à Yvonne un peu plus haut :  « “Why not. Let’s for Jesus Christ’s sweet sake get away. A thousand, a million miles away, Yvonne, anywhere, so long as it’s away. Just away. Away from all this. Christ, from this.” », UTV, p. 277). Elle s’apparente plutôt à une forme de résignation : « we shan’t » : « nous pourrions, mais je sais bien que nous ne le ferons pas ».

349.

« But their house was in her mind now as she walked; their home was real […] –Why was it though, that right in the centre of her brain, there should be a figure of a woman having hysterics, jerking like a puppet and banging her fists upon the ground?

‘“Forward to the Salón Ofélia,” cried the Consul » (UTV, p. 279)’

Au chapitre XI, Yvonne, au moment de mourir, fantasmera une destruction par le feu de tous les éléments constitutifs de cette vision idyllique. (Voir UTV, p. 336).