Dénégation de l’emprunt : entre culpabilisation et affirmation de soi

L’examen critique de la relation littéraire entre Malcolm Lowry et Conrad Aiken nous a permis de mesurer l’ambiguïté profonde des liens affectifs et artistiques qui unissaient les deux auteurs et de nuancer les accusations portées contre Lowry par certains critiques. Leurs jugements, souvent infondés, n’ont fait que renforcer chez lui le besoin de se justifier ou de se disculper, en alimentant les doutes qu’il nourrissait lui-même au sujet de son honnêteté intellectuelle. En effet, si la propension à l’emprunt de Lowry est un fait établi, il convient aussi de se demander comment celui-ci s’en accommodait. L’instinct de prédation que nous avons décrit plus haut, et plus encore, l’affirmation arrogante d’une volonté de dépossession d’autrui par la captation et l’absorption de ses mots, ne sont-elles pas l’envers d’une angoisse de l’influence que Lowry cherchait à occulter en faisant montre d’une agressivité somme toute aussi ludique que provocatrice?

Inscrire le parcours créatif de l’auteur dans une évolution chronologiquement vérifiable, allant de l’arrogance prédatrice à la conscience de la faute et à l’auto-accusation, équivaudrait sans doute à présenter la problématique de l’identification de manière simplificatrice et erronée. La sujétion à l’emprunt a toujours fait coexister chez Lowry le désir de captation du mot d’autrui et une forme de culpabilité, même si le comportement prédateur de ses années de formation a fait l’objet d’une véritable théâtralisation, notamment dans les écrits d’Aiken. De fait, ces deux attitudes ne semblent être que deux facettes d’un seul et même complexe. Aussi sa correspondance témoigne-t-elle d’une oscillation constante entre le désir d’appropriation du mot d’autrui et la conscience de la faute : cette dernière le pousse à se justifier en ayant recours soit à la dénégation (plutôt qu’au déni, dans la mesure où les contorsions rhétoriques de Lowry ne sont généralement pas de l’ordre de la négation pure et simple du désir d’absorption de la voix du Père littéraire)393, soit à l’affirmation d’une nécessité incontournable devenue rationalisation de son désir.

La lettre qu’il adresse à Albert Erskine en 1946 témoigne d’une telle oscillation : il y exprime, d’une part, sa volonté scrupuleuse de rendre à César son dû par le biais de notes explicatives qu’il souhaitait initialement faire figurer en appendice dans Under the Volcano, et, d’autre part, laisse planer le doute sur la réalité, ou du moins l’importance, de ses emprunts en attribuant ce besoin de régler de prétendues dettes littéraires à une forme de névrose compulsive :

‘[…] It was also my intention to acknowledge in these notes any borrowings, echoes, design-governing postures, and so on, as used to be in the custom with poets, and might well be the custom with novelists. Of these there are remarkably few, and they became less and less as I carved and hacked away at the book down to its final form, so that of the design-governing-postures, for instance, there remain virtually none. A few echoes still survive, however, nearly all deliberate. The question is whether they are still worth while acknowledging in notes at the end, as a matter of interest if for nothing else, if I have time for that, or whether, failing that, they should be altered, which would be a grief, and probably unnecessary. Since the book was written with enormous care and meticulousness, and its integrity is not in doubt from my point of view, you must put this down to a slight neurosis of mine on this particular subject, due doubtless to an Elizabethan unscrupulousness in my evil youth in other works mercifully forgotten save by the author’s mediaeval conscience. (SL, 115, / CL1, 595-596 italiques ajoutés)’

Dans ce passage, Lowry ébauche en effet l’étiologie de ce qu’il considère être une névrose. Celle-ci consiste à reconnaître une faute, réelle ou plus vraisemblablement exagérée, en essayant toutefois par tous les moyens de la minimiser. Dans le cas présent, la véritable faute est présentée comme une chose du passé. L’absence de scrupules dont Lowry fait état caractérise ses années de formation : les actes de prédation étudiés dans le chapitre précédent en sont l’illustration la plus marquante. Nulle trace, selon lui, d’une telle attitude dans la version finale du Volcan. On pourrait certes lui opposer une exploitation aboutie du mythe Blackstone et la présence de nombreux autres doubles littéraires du Consul comme autant de preuves de la rémanence de ces « design-governing postures » qu’il prétend avoir éliminées en quasi-totalité de la version finale du roman. Force nous est de constater, toutefois, qu’il a effectivement « sculpté » son roman pour en faire cette « cathédrale  churrigueresque » dont il a ciselé ou épuré les lignes : Under the Volcano, nous le verrons plus loin, réussit le pari d’être une œuvre originale tout en demeurant néanmoins tributaire d’un bagage intertextuel dont l’usage parfaitement maîtrisé ne saurait minimiser l’importance. Cependant, l’intention première de Lowry dans cette lettre est, comme nous l’avons déjà suggéré, de se dédouaner auprès de son éditeur en proposant d’ajouter des notes explicatives à son roman tout en laissant entendre que ces dernières sont devenues superfétatoires. Pour appuyer ses dires, Lowry gratifie alors Erskine d’une version personnelle de sa « généalogie de la morale » : n’étant apparemment pas doté de cette faculté d’oubli nietzschéenne si propice à l’accomplissement de crimes en tous genres, Lowry, prédateur littéraire dans une vie antérieure, se voit rattrapé par sa mauvaise conscience. Celle-ci viendrait se manifester de manière intempestive et névrotique dans cette singulière volonté de reconnaissance de dettes, comme si cette austère et très obscurantiste exigence le tourmentait de la sorte pour lui rappeler son appétit élisabéthain pour le vol littéraire394.

Comme nous l’avons déjà observé, il serait erroné de penser que cette conscience de la faute ne se serait manifestée que de manière tardive par rapport aux larcins censés avoir été commis. Nombre de lettres écrites par Lowry témoignent d’ailleurs dès les années trente d’une volonté de se justifier, voire de prendre à témoin les pratiques littéraires d’autrui pour légitimer sa propre conduite dans ce domaine395. Mais Lowry préfère ici schématiser la problématique en reléguant les forfaits prétendument commis sans vergogne dans un passé assez lointain, et en insistant sur le caractère vivace d’une culpabilisation devenue névrotique qui, par un effet de déplacement, se reporterait abusivement sur un objet (son roman actuel) irréprochable à tous égards. Par le biais d’une telle argumentation, Lowry compte persuader son interlocuteur de l’inutilité des notes explicatives, tout en essayant de s’en persuader lui-même. Ce dernier point mérite d’ailleurs d’être souligné, eu égard aux efforts que Lowry déploie dans la suite de sa lettre pour convaincre –et se convaincre—du caractère bénin de ses emprunts putatifs ou avérés, tout en insistant sur leur nécessité :

‘These echoes are mostly all in the first chapter […] P. 3 the single phrase “bangs and cries” (of the fiesta)—though nothing else in the passage—is lifted from a rather stupid story by J.C. Squire, chiefly about duck shooting, though also in relation to a fair, but for all that I cannot improve on those words and won’t alter them either, unless I have to. P.11 the words “personal battle” occur somewhere in D.H. Lawrence’s letters where he is discussing the first World War and saying something to the effect that it was the “personal battle” that should be carried into the soul of every man in England, a similar thought, but I hate to put it in inverted commas and my wife says Lawrence did not originate it. […] P.46 “unbandaging of great giants” –there is a not dissimilar image in Virginia Woolf’s To the Lighthouse for noises at night in a deserted house, but I had not read that book when I wrote this passage. P.47 “jonquil” in relation to dawn is unfortunately one of Faulkner’s favorite adjectives too, in that connection. It is of course just right here and I have done my damndest to get away from it elsewhere though I have needed it badly in both VII and XII, neither violet nor lilac nor anything else having precisely what I wanted. (SL, 115-116, / CL1, 596-597 italiques ajoutés)’

Dans cet extrait, l’angoisse de l’influence se manifeste très clairement, notamment dans les crispations verbales de l’auteur (mises en italiques ci-dessus) qui attestent à quel point ce dernier est attaché à la moindre syllabe de sa prose. D’une part, Lowry s’évertue à creuser la question en mentionnant des expressions qu’il aurait peut-être empruntées à J.C. Squire, D.H. Lawrence, Virginia Woolf, ou encore William Faulkner : sa « conscience médiévale » semble le faire douter de sa capacité à déterminer ce qui relève du véritable emprunt et ce qui n’est que pure coïncidence lexicale entre son texte et celui d’un(e) autre. D’autre part, après avoir déclaré que ces emprunts étaient fort peu nombreux, il oppose deux arguments à la suppression de ces mots ou phrases fétiches : son épouse, promue gardienne du temple littéraire, se porte garante de son intégrité en affirmant qu’il n’est pas redevable à D. H. Lawrence de l’expression « personal battle », puisque ce dernier ne l’a pas inventée; pour Lowry lui-même, ensuite, nécessité fait loi (« I have needed it badly »), et, par conséquent, il ne se résoudra à modifier ou à abandonner l’une ou l’autre de ces expressions que si on le lui ordonne. Albert Erskine est ainsi placé dans la position inconfortable du juge censé prendre une décision, sans toutefois pouvoir se défaire des lourdes recommandations d’un auteur qui témoigne à décharge après avoir attiré l’attention sur d’éventuels délits qu’il aurait commis. De telles contorsions témoignent d’une angoisse réelle qui pousse Lowry à gloser sur l’emploi d’un simple adjectif, ou à se fourvoyer dans des reconnaissances de dettes littéraires qu’il n’a manifestement pas contractées396. Parallèlement à cet excès de zèle dicté par son angoisse, Lowry est tout aussi déterminé à ne pas changer d’un iota le contenu de ses phrases : il refuse catégoriquement de mettre entre guillemets les expressions qu’il pense avoir glanées chez autrui, signe pour lui d’une expropriation lexicale, et s’arc-boute par anticipation contre toute forme de compromis que pourrait lui suggérer Erskine, tout en maintenant le ton d’un écrivain serviable et déférent vis-à-vis de son interlocuteur397.

Ce balancement entre la culpabilisation et l’expression d’une forme d’autorité littéraire qui essaie tant bien que mal de s’affirmer caractérise donc le parcours littéraire de Malcolm Lowry. La persistance de ce qu’il appelle sa « conscience médiévale » rend problématique la publication de ses œuvres, mais l’insertion de notes explicatives est une solution dont il se désolidarise aussitôt après l’avoir envisagée. En revanche, il n’est pas aussi facile de se défaire d’un sentiment de culpabilité qui s’est consolidé au gré des fautes, effectivement commises ou seulement fantasmées, et surtout des accusations portées contre son intégrité littéraire.

Dans la lettre dont nous venons d’analyser plusieurs extraits, Lowry fait allusion à certaines erreurs de jeunesse provenant d’une conduite « élisabéthaine » peu scrupuleuse. Sans revenir sur la dichotomie temporelle introduite par Lowry entre ses actes coupables et le sentiment de la faute qu’il éprouva, penchons-nous à présent sur quelques incidents de parcours qui contribuèrent à consolider sa « conscience médiévale». Les emprunts à Nordahl Grieg pour l’écriture de son roman Ultramarine, mais surtout la captation d’idées trouvées chez son mentor, Conrad Aiken, font évidemment partie des menus larcins dont s’accuse Lowry. En 1933, Lowry faisait part de ses tourments à Conrad Aiken, et si l’on retrouve dans cette lettre une justification de ses actes prédateurs, l’impression principale qui s’en dégage est celle d’une forme de mélancolie causée par le sentiment de n’exister comme écrivain qu’à travers les mots d’autrui :

‘Hilliot is a man who admittedly lives in ‘introverted commas’ & that is part of his trouble, however typical it may be: his is a vicariousness beyond a statement of vicariousness because it is unobjectifiable, he is never sure that any emotion is his own, & he quite genuinely is ‘cuckoo’, he is a poet who can’t write & may never be able to. […] Blue Voyage, apart from its being the best nonsecular statement of the plight of the creative artist with the courage to live in a modern world, has become part of my consciousness, & I cannot conceive of any other way in which Ultramarine might be written. […] Nevertheless I have sat & read my blasted book with increasing misery: with a misery of such intensity that I believe myself sometimes to be dispossessed, a spectre of your own discarded ideas, whose only claim to dignity exists in those ideas. (CL1, 116-117) ’

L’intérêt de ce passage réside d’une part dans la comparaison implicite que Lowry établit entre son personnage et lui-même, et d’autre part dans le phénomène de dépossession identitaire qu’il décrit, et qui jette une lumière nouvelle sur ses rodomontades étudiées dans le chapitre précédent. Ici, le ton est très différent, et Lowry joue pour son lecteur une variante de l’arroseur arrosé : à trop vouloir dépouiller les autres, on finit par se sentir dépossédé de soi-même. Il est intéressant de souligner que cette lettre, datée de 1933, est antérieure de quatre ans à la fameuse visite d’Aiken à Cuernavaca, au cours de laquelle le scénario du meurtre littéraire du Père atteignit son paroxysme verbal. Ainsi donc, dès ses premières années de connivence littéraire avec Aiken, l’angoisse de vivre par procuration, à travers les mots de son mentor, faisait déjà largement contrepoids à l’arrogance prédatrice affichée par Lowry. Comme pour son personnage, Dana Hilliot, le parti-pris d’introspection de Lowry s’avère aussi une mise entre guillemets (« introverted commas ») où son moi intérieur n’est plus qu’une vaste citation d’autrui. Mise entre guillemets, mais aussi bien mise entre parenthèses de sa propre réalité : Lowry, captateur forcené des idées d’Aiken, a le sentiment d’être en proie à une forme de dépersonnalisation par intermittences.

Si le voleur de mots et d’idées qu’est Lowry fut la première victime de cette propension, il ne fut pas le seul à la dénoncer. Ironie du sort, les accusations les plus graves portées contre lui furent aussi les plus infondées. Ainsi, en 1935, il dut faire face aux imputations de plagiat d’un certain Burton Rascoe qui, en tant que conseiller éditorial chez Doubleday, avait été sollicité par l’agent littéraire, Harold Matson, pour émettre un avis sur un roman fortement autobiographique et non encore publié de Lowry, In Ballast to the White Sea398. Matson remit malencontreusement un exemplaire de Ultramarine à Rascoe, qui déclara sans hésiter que ce roman constituait un plagiat de sa nouvelle, ‘What Is Love?’, que Lowry avait lue six ans plus tôt, lors de sa première rencontre avec Conrad Aiken dans le Massachusetts. Rascoe exigea qu’une confrontation ait lieu avec Lowry en présence de témoins. Ce dernier aurait été contraint de reconnaître ses torts par écrit, alors même que l’accusation portée par Rascoe était grotesque : Lowry n’avait fait que reprendre quelques citations latines que Rascoe lui-même avait empruntées; il n’avait en aucune manière pillé la nouvelle de son accusateur399. Cet incident fut si traumatisant pour Lowry que, cinq ans plus tard, continuant à se demander s’il n’avait pas effectivement plagié Burton Rascoe, il adressa à ce dernier une lettre d’excuses dont nous reproduisons ici les premières lignes :

‘As life closes in one remembers its kindnesses and forbearances, and I think of yours towards me about the matter of the Latin Quotations, which, I assure you again, was not deliberately plagiarism on my part, but it might as well have been for indeed that whole book was hopelessly derivative. (CL1, 329-330)’

Cette nouvelle initiative épistolaire en dit long sur le sentiment de culpabilité que Lowry continuait d’éprouver; elle révèle aussi à quel point celui-ci, en exprimant sa gratitude pour la retenue dont Rascoe fit preuve quelques années plus tôt, souhaitait ardemment être lavé du soupçon de plagiat caractérisé. Il semblerait toutefois que cet acte de contrition supplémentaire n’eut pas l’effet escompté et que Rascoe continua à lui tenir rigueur d’un emprunt on ne peut plus anodin400.

Les années qui suivirent ces démêlés n’apaisèrent en rien l’angoisse obsessionnelle de Lowry face au plagiat ni, paradoxalement, sa compulsion à l’emprunt. Nous ne nous attarderons pas davantage sur ses actes prédateurs, tour à tour encouragés, tolérés, ou dénoncés par son mentor; nous nous arrêterons en revanche sur le choc psychologique qu’éprouva Lowry lors de la publication en 1944 du roman de Charles Jackson, The Lost Weekend, dont la thématique est proche de celle de Under the Volcano. Lowry lut ce roman avec une curiosité mêlée d’horreur, en entrevoyant déjà les accusations de plagiat portées contre lui lors de la publication de son propre opus. Le temps avait joué contre lui : ce roman, où il est question d’un dipsomane en proie à ses démons, devint rapidement un best-seller et donna naissance dès 1945 à un film mis en scène par Billy Wilder dans lequel Ray Milland tint le rôle de Don Birnam. Avant même d’avoir lu le roman dans sa totalité, Lowry envoya en avril 1944 à son ami Gerald Noxon une lettre dont le dernier paragraphe ne parvenait pas à dissimuler son angoisse :

‘Have you read a novel the Lost Week End by one Charles Jackson a radioman from New York ? It is perhaps not a very fine novel but admirably about a drunkard and hangovers and alcoholic wards as they have never been done (save by me of course) it struck a somewhat shrewd psychic blow that has rendered it discouraging to work on such for some weeks. But one plods on hopefully—I’d like to know what you thought however, if it has seriously undercut my delowryiums. (CL1, 445)’

Le besoin qu’éprouve Lowry de demander conseil à son ami concernant la poursuite de l’écriture de son propre roman montre bien que l’angoisse de l’influence et des scrupules jugés infondés par la critique le taraudent de plus belle401. Ses « delowryiums » qu’il prête si brillamment au Consul dans Under the Volcano ont- ils encore la même pertinence après la parution d’un roman populaire qui aborde la même thématique avec certes moins de brio, mais cependant beaucoup d’efficacité? Telle est la question angoissée que (se) pose Lowry, et qui l’entrave dans son élan créatif. Il se sent comme dépossédé de ce qu’il considérait un peu (vu le nombre d’années consacrées à ce livre sans fin) comme sa chasse gardée. Dans la lettre exégétique adressée à Jonathan Cape en 1946, peu de temps avant la publication du Volcan, Lowry semble être parvenu, non sans mal, à se convaincre que The Lost Weekend est un pâle reflet de son roman, et non le contraire :

‘[…] Perhaps it will be seen that the Volcano, after all, has but one subject. This brings me to the unhappy (for me) subject of the Lost Weekend. Mr. Jackson likewise obeys your reader’s aesthetic402 and does to my mind an excellent job within the limits he set himself. Your reader could not know, of course, that it should have been the other way round—that it was The Lost Weekend that should have inevitably recalled the Volcano; whether this matters or not in the long run, it happens to have a very desiccating effect on me. […] The Lost Weekend did not appear in Canada till about April ’44, and after reading the book it became extremely hard for the time being to go on writing and having faith in mine. […] The only way I can look upon it is as a form of punishment. My own worst fault in the past has been precisely lack of integrity, and that is particularly hard to face in one’s own work. Youth plus booze plus hysterical identifications plus vanity plus self-deception plus no work plus more booze. But now, when this ex-pseudo author climbs down from his cross in his little Oberammergau where he has been hibernating all these years to offer something really original and terrific to atone for his sins, it turns out that somebody from Brooklyn has just done the same thing better. Or has he not?? And how many times has this author not been told that that theme of all themes couldn’t sell, that nothing was duller than dipsomania! Anyway Papa Henry James would certainly have agreed that all this was a turn of the screw. But I think it not unreasonable to suppose either that he might have added that, for that matter, the Volcano was, so to say, a couple of turns of the screw on The Lost Weekend anyway. (SL, 62-64/ CL1, 503-505) ’

L’affirmation de soi passe une fois de plus par une auto-dépréciation initiale et par la conscience d’une faute qui appelle le châtiment. Si son roman lui semble en dernière analyse plus complexe que celui de Charles Jackson, il reste convaincu que la coïncidence fâcheuse d’une publication antérieure à la sienne sur le même sujet est plus qu’un simple fait du hasard : sa «conscience médiévale », confortée par les traces vivaces d’une stricte éducation wesleyenne, l’a convaincu qu’il fallait y voir une forme d’expiation de ses errements passés. De ce fait, son Volcan lui a coûté plus de sueur et de larmes qu’un roman ordinaire : ne se décrit-il pas comme un écrivain martyr dont les affres de la création ne sont pas sans rappeler la Passion du Christ? Si son « Oberammergau » se trouve en Colombie Britannique et que sa descente de croix s’effectue par voie épistolaire, sa résurrection littéraire n’en est pas moins entravée par The Lost Weekend, qui ravive en lui ses angoisses passées et un sentiment de culpabilité. En outre, l’effet « dessiccatif » que cette publication a eu sur lui n’est pas simple figure de style : Lowry laisse entendre de manière très claire que sa source créatrice s’est momentanément tarie, mêlant le désespoir aux autres tourments de l’écriture.

L’ensemble de sa lettre constitue toutefois un plaidoyer pro domo, une défense passionnée de son livre; aussi n’est-il pas surprenant de voir Lowry convoquer ce maître de la subtilité et de la complexité qu’est Henry James dans son argumentaire pour affirmer l’évidente supériorité de son roman sur celui de l’auteur new-yorkais. Under the Volcano est un roman des profondeurs auquel son auteur a donné les quelques tours d’écrou supplémentaires qui font toute la différence en matière de complexité littéraire et d’universalité du propos. Cet incident traumatisant a certes déstabilisé Lowry pour un temps et remis en branle les multiples mécanismes incapacitants de sa « conscience médiévale » ; mais au moment crucial de défendre son œuvre, Lowry retrouve les réflexes de l’écrivain pugnace. Il affirme non seulement sa suprématie dans le champ littéraire qu’il a choisi, mais aussi sa primauté qu’il craignait de voir niée par une critique ignorante de l’ordre exact des choses en raison de la lente gestation de son œuvre magistrale.

Notes
393.

En termes psychanalytiques, la dénégation place paradoxalement le sujet dans une position d’aveu partiel (« je sais bien, mais quand même… »), alors que le déni (« je n’en veux rien savoir ») est une sorte de forclusion pour échapper au traumatisme de la reconnaissance du désir. En proie à ses démons, Lowry ne cesse, en biaisant certes avec la réalité, de formuler son angoisse et semble plutôt, de ce fait, avoir recours à la dénégation.

394.

On se souviendra que Shakespeare, pour ne citer que le plus illustre de ces Elisabéthains, n’était pas le dernier emprunteur, et que de manière générale, les auteurs de cette période trouvaient normal de s’approvisionner dans le fonds littéraire existant. La notion de plagiat comme pratique condamnable ne s’est affirmée avec force qu’au dix-neuvième siècle lorsque la promotion de l’individualisme, de la propriété littéraire et de la sacro-sainte originalité a pris le pas sur l’argument de l’hommage littéraire rendu aux anciens par l’imitation, le pastiche ou la parodie. Voir dans Voleurs de mots les pages consacrées à l’étude historique du plagiat (Schneider, pp. 38-50).

395.

Dans son étude sur la question du plagiat chez Lowry, Sherrill Grace examine une lettre que Lowry envoya à Nordahl Grieg en septembre 1931. Elle explique de manière fort convaincante que, sans nier son désir réel de venir en aide à Grieg dans les recherches que ce dernier effectuait alors sur le poète anglais Rupert Brooke, Lowry cherchait surtout à légitimer sa propre compulsion à l’emprunt en s’attardant sur les pratiques plagiaires de John Webster, autre dramaturge élisabéthain, examinées et favorablement accueillies par Brooke dans une étude qu’il consacra lui-même à Webster : « By validating—or seeking validation of—Webster’s plagiarism as a method of composition, Brooke becomes a validating sign for Lowry » (Grace92, p. 472).

396.

Ainsi Virginia Woolf n’est vraisemblablement pas la source de l’expression « unbandaging of great giants. » Dans « Time Passes », partie centrale du triptyque qui forme To the Lighthouse, il est question de bruits insolites dans une maison inoccupée, et la description emprunte à un certain endroit les termes suivants : « Now and again some glass tinkled in the cupboard as if a giant voice had shrieked so loud in its agony that tumblers stood inside a cupboard vibrated too. » (1927; Londres : Grafton Books, 1988, p. 124). Le mot “giant” apparaît sous forme adjectivale chez Virginia Woolf et qualifie la voix qui hante les lieux, alors que chez Lowry, « giant »  est employé nominalement. A supposer que Lowry ait pu être influencé par V. Woolf, cette transformation grammaticale à elle seule aurait dû dissiper ses craintes.

397.

« I never read a novel with notes at the end before but I don’t see why it should not be done. I’ve certainly read plenty that need them. The objections here are (a) time (b) that they may interfere with the purity of the general format. But I would like your advice on the subject.

My sincerest apologies if I am putting you to undue trouble over this but we live under tough conditions here and my wish is only to be as helpful as possible in the briefest possible time.» (SL, pp. 116‑117 CL1, p. 597).

398.

Il ne fut jamais publié, car le manuscrit de cet interminable « work-in-progress » fut presque entièrement détruit par le feu qui ravagea la petite maison en bois des Lowry à Dollarton, le 7 juin 1944. Seules quelques pages du manuscrit purent être sauvées. Comme l’explique Lowry dans une longue lettre en deux parties à David Markson datée du 25 et du 27 août 1951, In Ballast to the White Sea évoquait l’influence que le roman de Grieg, Skibet Gaar Videre, avait eue sur lui, et tournait autour de la thématique dostoïevskienne du double, et du complexe processus identificatoire associant Lowry (et Dana Hilliot) à Benjamin Hall, protagoniste du roman norvégien. (SL, pp. 247-266 / CL2, pp. 411-432). Pour un résumé efficace de ce roman perdu, voir Day, pp. 123-126.

399.

« According to Victor Doyen, who has compared Rascoe’s story with Ultramarine, Rascoe’s charge was “preposterous”; Lowry used only brief Latin quotations also found in Rascoe’s story, not Rascoe’s own words […] » (Grace 92, p. 464).

400.

Voir la seconde note explicative que Sherrill Grace a ajoutée à cette lettre, et qui comporte un commentaire de Burton Rascoe datant de novembre 1954. Ce dernier était apparemment resté sur ses positions, et persistait à dire que le plagiat en question dépassait l’emprunt des seules citations latines (CL1, p. 330). On comprend aisément que la notoriété acquise entre-temps par Lowry n’ait pas été de nature à rendre Rascoe moins quérulent.

401.

Comme le montre Sherrill Grace, ce roman, quoique foncièrement différent du « Volcan », fut néanmoins source de stupéfaction et d’embarras pour Lowry à plus d’un titre : « Both novel and movie haunted Lowry, who felt that Jackson’s portrayal of an alcoholic’s five-day binge robbed Under the Volcano of its novelty. Moreover Lowry, always fearing charges of plagiarism, was certain he would be accused of copying Jackson […] Apart from the similarity of theme, The Lost Weekend and Under the Volcano have little in common. Nevertheless, Lowry must have been struck by the fact that Jackson’s hero, the alcoholic, writer, and intellectual Don Birnam, is given to quoting Shakespeare, Dostoevsky, Joyce, and Thomas Mann and refers to Poe, Keats, Byron, Dowson, and Chatterton as his boyhood idols, because these writers are also among Lowry’s favourites» (CL1, note 9, p. 446).

402.

Lowry fait allusion ’ ‘ à William Plomer, lecteur pour Jonathan Cape, qui avait notamment critiqué les longueurs, le recours excessif à la technique du courant de conscience, le peu de vraisemblance des personnages, et une surabondance de «couleur locale» dans ’ ‘ Under the Volcano. ’ ‘ (Cf. ’ ‘ SL ’ ‘ , pp. 60-62 / ’ ‘ CL1 ’ ‘ , pp. 500-503).