Nécessité de l’emprunt : le « plagiaire » créatif 403 n’est pas un voleur

Dans Voleurs de mots, Michel Schneider introduit une distinction entre l’auteur épris des mots d’autrui qui s’en empare pour les magnifier ou les greffer dans un contexte où ils acquièrent une autre résonance, et celui qui se les approprie dans le seul but de se faire passer pour ce qu’il n’est pas.  Le premier est un véritable créateur, le second un vulgaire usurpateur. L’exemple du « plagiaire » créatif, et donc éminemment respectable, que Michel Schneider utilise est celui de Stendhal, mais la description des pratiques littéraires de cet auteur rappelle singulièrement celles de Lowry :

‘Stendhal lui aussi écrivait sur les livres. Toujours et jusqu’à la fin, dessus. Souvent, au sens propre, couvrant des exemplaires de Saint-Simon, La Fontaine, Shakespeare…ou de Stendhal, en marge, sur les pages de garde et les feuillets laissés blancs, de notes et de plus ou moins longues digressions publiées plus tard sous le titre de Marginalia. Cet écrivain de la marge — en est-il d’autres, qui écrivent en pleine page, en belle page, vierge de tout signe, pure de toute réminiscence ? — a donné par avance ses lettres de noblesse à la bâtardise foncière de l’écrivain moderne, révélant l’essence même de la littérature, qui est d’écrire à la dérobée. Il est la figure du « plagiaire » créatif (l’opposé du plagiaire pathologique), celui pour qui il faut à l’écriture des intercesseurs, des modèles, des points d’appui, et qui ne se masque derrière eux que pour s’affirmer au défaut même de leur œuvre. (Schneider, 101) ’

Le « plagiaire » créatif est donc cet écrivain qui pratique le palimpseste, un artisan du texte qui rature, annote, commente la prose d’autrui avant d’en prélever quelques pépites pour les transplanter dans une nouvelle configuration textuelle. Ses propres écrits ne visent pas la pureté ou la limpidité à tout prix, mais le retentissement et le grouillement sémantique annoncés par la gourmandise envahissante avec laquelle il appréhende le texte d’autrui. Lowry correspond à ce type d’artisan fébrile du mot, qui, à l’instar de Stendhal, écrit sur les livres, au sens propre comme au sens figuré. La profusion d’annotations dans les livres qu’il possédait est une réalité bien connue de la critique lowryenne; quant à son besoin d’intercesseurs et de modèles, il constitue l’objet même de notre étude qui s’est employée à montrer à quel point il avait été source d’ennuis et de tourments pour Lowry. L’originalité de sa prose, comme nous l’avons déjà analysé, repose non pas sur le fantasme d’une écriture monologique et vierge de toute interaction avec le mot d’autrui, fantasme que Schneider récuse en particulier pour tout praticien de la littérature à l’époque moderne, mais sur la friction dialogique qui découle de cette écriture « de la marge ». L’impureté ou la « bâtardise foncière » de l’écriture lowryenne est, paradoxalement, la condition sine qua non de son originalité.

Lowry n’a cessé de clamer l’originalité et la primauté de son roman : il fait du nouveau avec du déjà-dit réemployé de manière insolite, et le résultat est, à ses yeux, une œuvre singulière et novatrice. Dès 1940, alors que le « Volcan » n’avait pas encore atteint le degré d’efficacité du texte final, notamment en raison d’une surabondance de dialogues artificiels, précurseurs de ceux du soap opera télévisuel, Lowry affirmait déjà dans une lettre adressée à Harold Matson, son agent new-yorkais, à propos de son roman :

‘[…] It is ‘original :’ if you fear for past Websterian, not to say Miltonian minor lack of ethics on my part, nor is it drunkenly translated with a handpump out of the original Latvian. It is as much my own as I know of. (SL, 32/ CL1, 342)’

De manière très lucide, il certifie l’originalité de son roman, tout en soulignant les limites mêmes de cette notion : l’originalité ne peut être garantie que jusqu’à un certain point au-delà duquel interviennent d’autres paramètres, y compris les influences dont l’auteur peut très bien ne pas avoir conscience. En revanche, il est convaincu d’avoir fait œuvre de pionnier lorsqu’il écrit six ans plus tard, dans la lettre à Jonathan Cape :

‘[…] There are a thousand writers who can draw adequate characters till all is blue for one who can tell you anything new about hell fire. And I am telling you something new about hell fire. […] [I]n our Elizabethan days we used to have at least passionate poetic writing about things that will always mean something and not just silly ass style and semicolon technique: and in this sense I am trying to remedy a deficiency, to strike a blow, to fire a shot for you as it were, roughly in the direction, say, of another Renaissance: it will probably go straight through my brain but that is another matter. (SL, 80, /CL1, 520)’

Ce passage fréquemment cité de la défense chapitre par chapitre de son roman est une affirmation énergique de son originalité en tant qu’écrivain. Lowry veut se démarquer des romanciers dits réalistes et se réclame des Elisabéthains dont il sous-entend avoir hérité le goût d’une écriture poétique et passionnée. Son roman ne se contente pas de décrire les tourments de l’alcoolique en proie à ses démons (même si cet aspect-là est loin d’être négligeable dans Under the Volcano), il en propose une lecture plus grandiose et plus poétique : l’enfer privé de Geoffrey Firmin acquiert, par une mise en rapport de son destin avec d’autres figures littéraires et par une lecture métaphorique ou symbolique à laquelle nous invite chaque page du roman, une valeur emblématique et universelle. Le Consul, c’est Everyman infirme de l’amour, c’est l’homme moderne dont les poses, les masques et les attitudes peu avant la chute sont déclinés et condensés dans ce personnage composite sous la forme d’analogons intertextuels qui sont autant de clichés (au sens photographique du terme) de sa condition tragi-comique. L’ambition de Lowry n’est pas d’écrire une histoire, mais de produire un récit exemplaire ou, comme l’affirme Jean-Paul Pichardie, un « Livre Total qui rend tous les autres textes inutiles, car il les contient tous404. » Son affinité avec les poètes et dramaturges élisabéthains le prédispose à voir les choses en grand et à donner une vision protéiforme et monumentale de la destinée humaine.

De ce fait, l’accuser, comme le fait Jacques Barzun, d’avoir écrit une « anthologie » dont les différentes citations « tiennent ensemble » grâce à son « sérieux » équivaut à se méprendre complètement sur la visée d’une telle œuvre405. En outre, Barzun s’est trompé de sources : les « régurgitations » d’ingrédients soi-disant trouvés dans l’Ulysse de Joyce ou dans The Sun Also Rises de Hemingway sont des accusations infondées406. Lowry, piqué au vif par le caractère blessant de ses propos et l’incongruité de certaines attaques, ne tarda pas à lui répondre en faisant le point sur la réalité de tel ou tel emprunt :

‘[…] But when you say “. He shows this by a long regurgitation of the materials found in Ulysses or The Sun Also Rises” are you not overstepping the mark in an effort to be scornful? For while few modern writers, myself included, can have altogether escaped the influence, direct or indirect, of Joyce and Hemingway, the “materials” in the sense you convey are not to be found in either of these books. […] Shards and shreds of course sometimes remain; they do in your style too. But so far as I know I have imitated none of the tricks of the writers you mention, one of whom testified to my originality. As a matter of fact—and to my shame—I have never read Ulysses through, of Dos Passos I have read only Three Soldiers, and of Sterne I have never been able to read more than one page of Tristram Shandy. (This of course does not rule out indirect influence, but what about what I’ve invented myself?) I liked The Sun Also Rises when I read it 12 years ago but I have never read it since nor do I think I’ve ever been particularly influenced by it. Where the Volcano is influenced, its influences are, for the most part, other, and for the most part also I genuinely believe, absorbed. ’ ‘(SL, 143-44 /CL2, 51-52)’

Une fois de plus, Lowry, quoique sur la défensive, aborde les attaques lancées par son interlocuteur avec beaucoup d’à-propos : il rappelle opportunément que tout style littéraire, y compris celui du prestigieux universitaire qu’est Barzun, s’est forgé à partir de celui de précurseurs dont l’écrivain-héritier détecte quelques tours particuliers, quelques accents, qui sont autant de fragments ou de lambeaux qu’il intégrera plus ou moins consciemment à sa propre voix ou bien qu’il rejettera pour pouvoir s’en démarquer. En d’autres termes, le style d’un écrivain n’est pas créé ex nihilo; il est très largement tributaire d’un positionnement ou d’un compromis, réfléchi ou spontané, au cours d’une interaction dialogique (par la lecture, l’échange verbal, la correspondance) avec la voix de quelques aînés en littérature, quel que soit d’ailleurs le rayonnement de ces derniers.

Cette mise au point étant faite, Lowry s’emploie alors à démentir les emprunts ou détournements stylistiques que Barzun lui impute abusivement. Nous ne nous attarderons pas sur tous les auteurs dont ce critique voit la prose « régurgitée » dans Under the Volcano : ainsi, le style parataxique de Hemingway, notamment dans The Sun Also Rises, est pour ainsi dire aux antipodes de celui beaucoup plus tortueux de Lowry, et toute forme de captation par ce dernier paraît assez invraisemblable, la couleur locale des corridas ou d’autres fêtes espagnoles n’étant pas l’apanage de ce seul auteur, aussi brillant soit-il. Plus sérieusement, les accusations d’emprunt à Joyce semblent plus pertinentes, mais appellent toutefois quelques précisions. Dans son excellent article consacré à ce qu’il appelle judicieusement « une parenté littéraire non reconnue », Richard Hauer Costa montre quelle a pu être l’influence de James Joyce sur Lowry407. Il reprend les accusations de Jacques Barzun (Costa67, 336) et donne d’entrée de jeu les directions principales à suivre pour évaluer les dettes littéraires de Lowry contractées auprès de son illustre aîné :

‘The purpose of this paper is dual : to demonstrate that, despite his unwillingness to acknowledge it, Lowry did move, especially in technique, ever closer to Ulysses, but did so through an intermediary, a writer whom he has been as anxious to credit as he has been reluctant to genuflect toward Joyce; and lastly, to show that for a parallel to, a precedent for, the “tragic” joy of Lowry’s novel—its insistent humour amidst hellish demons — one can only turn to Ulysses. (Costa67, 336)’

Dans l’optique de ce critique, il est donc bien question de parenté entre Joyce et Lowry, mais la filiation n’est pas directe : elle se fait par le truchement de Conrad Aiken qui, comme nous l’avons montré précédemment, ouvrit à Lowry de vastes perspectives littéraires. Selon Costa, l’influence de Joyce est perceptible notamment dans la manière tragi-comique, voire grotesque, d’aborder le destin du Consul, et plus particulièrement dans la restitution de son délire éthylique. En effet, l’éthylisme du Consul, dans ses manifestations textuelles, n’est pas sans rappeler l’ivresse de Leopold Bloom et de Stephen Dedalus dans l’épisode de « Nighttown », et la superposition des divagations mentales des personnages aux actions et aux discours qui fusent autour d’eux est commune à Ulysses et Under the Volcano. Dans Ultramarine, Lowry s’ingéniait encore à « singer» Aiken dans l’élaboration de longs monologues intérieurs joyciens intercalés entre les paroles de membres de l’équipage; dans Under the Volcano, de tels monologues subsistent, mais la conscience délirante du Consul témoigne chez Lowry d’une virtuosité qui atteint une démesure toute joycienne à laquelle les procédés moins échevelés d’Aiken ne peuvent prétendre408. La dimension humoristique qui renforce le grotesque dans la destinée du Consul est une qualité joycienne décelable chez Lowry, tout comme la virtuosité langagière appelle d’évidentes comparaisons entre les deux auteurs. De fait, ne peut-on pas soupçonner Lowry de faire preuve de mauvaise foi lorsqu’il déclare n’avoir pas lu Ulysses en entier ? On pourrait interpréter ce désaveu comme une forme d’indifférence, alors que Lowry, épris des jeux de langage de Joyce, en a repris certains fameux néologismes, comme dans l’exemple suivant du Chapitre VII où le Consul décrit à son ami Laruelle son delirium tremens :

‘[…] “…But d.t.’s are only the beginning, the music round the portal of the Qliphoth, the overture, conducted by the God of Flies …Why do people see rats? These are the sort of questions that ought to concern the world, Jacques. Consider the word remorse. Remord. Mordeo, mordere. La Mordida! Agenbite too… And why rongeur ? Why all this biting, all those rodents, in the etymology?” (UTV, 218-19)’

Dans sa description, le Consul associe les allusions à la Kabbale, les observations médicales au sujet du delirium tremens, et entremêle étymologiquement les rongeurs à la morsure et au remords dans une brillante synthèse linguistique digne des élucubrations langagières de Joyce. Au beau milieu de cette débauche lexicale, Lowry introduit un mot singulier, estampillé joycien, « Agenbite », que l’on retrouve au Chapitre I de Ulysses sous la forme « Agenbite of Inwit » comme formulation du remords de Stephen Dedalus. Cette expression insolite en anglais contemporain est en réalité un emprunt de Joyce à un traité de morale du XIVème siècle409. Il ne s’agit là que d’un mince fragment textuel emprunté à Joyce, et il n’est pas exclu que ce greffon ait été prélevé dans la prose ou les propos de Conrad Aiken souvent truffés de clins d’œil littéraires, mais il n’en demeure pas moins que Lowry entre en communion avec son illustre prédécesseur dans ce jeu polysémique autour de la morsure et du remords, c’est-à-dire aussi la morsure qu’inflige le remords. Par un effet de contamination métonymique, Lowry introduit le mot « Mordida », sorte de clin d’œil autobiographique de l’auteur, qui renvoie à la fois à ses démêlés avec la police mexicaine lors de sa seconde visite avec Margerie en 1946 et au projet littéraire qu’il était en train de concevoir, tout en prolongeant le jeu polysémique par l’ajout d’une « morsure » supplémentaire, celle de la corruption pratiquée par les autorités mexicaines de l’époque aux dépens du touriste non averti410. L’effet produit dans cette configuration textuelle est celui d’une polyglossie où l’anglais du Moyen-Age côtoie l’espagnol et le français, et où la proximité sonore jointe à la prolifération lexicale crée un étoilement du sens en parfaite adéquation avec le délire du Consul, qui, pour le bénéfice du lecteur, est tout autant langagier qu’hallucinatoire.

Cet exemple, tout comme la technique du monologue intérieur intercalé entre deux bribes de dialogues et l’effet de collision sémantique découlant d’une juxtaposition de discours indépendants auxquels Lowry a souvent recours dans Under the Volcano, a indiscutablement un parfum joycien. Lowry était d’autant moins prêt à reconnaître ses dettes envers Joyce qu’il pensait, non sans raison, être redevable à Conrad Aiken de telles techniques narratives. En tout état de cause, il ne s’agit là de la part de Lowry que d’une transitivité — ou d’une filiation — occultée, ou plus vraisemblablement relativisée dans son esprit par la puissance du modèle Conrad Aiken, qui lui sert à la fois de courroie de transmission du savoir et de paravent derrière lequel il peut se retrancher pour se défendre des accusations portées contre lui. L’angoisse de l’influence qui affleure une fois de plus ici n’est en aucun cas la preuve d’une « régurgitation » incontrôlée de procédés narratifs pour sacrifier à la mode littéraire du moment. Elle atteste, bien au contraire, la créativité d’un auteur harcelé par sa propre culpabilité et par le réquisitoire de critiques hostiles tels que Jacques Barzun.

En outre, l’exemple de l’influence de Joyce sur Lowry apporte un éclairage supplémentaire à la problématique de l’emprunt : des « régurgitations » dénoncées par Barzun à la filiation inavouée mise en avant par Costa, il n’y a en dernière analyse qu’une différence d’appréciation et de formulation sur l’éthique et l’esthétique de l’héritier littéraire : le premier voit incontestablement en Lowry un pelado, un chapardeur d’idées et de techniques littéraires qu’il a surtout le mauvais goût d’exhiber, car le manquement éthique que dénonce Barzun est avant tout pour lui une débâcle esthétique. Le second, beaucoup plus bienveillant, ne porte aucun jugement moral sur les pratiques de Lowry : en l’occurrence, le compagnonnage littéraire qu’il décrit ne lui semble pas réprouvable et l’esthétique qui en découle lui paraît des plus heureuses. Il se contente de souligner la répugnance qu’aurait éprouvée Lowry à s’affirmer en tant qu’héritier de Joyce, comme si Lowry avait trouvé moins embarrassant de parler de son initiateur direct, son père spirituel en quelque sorte, que d’évoquer une filiation littéraire collatérale plus lourde à porter en raison de la renommée de Joyce411. L’argumentation de Costa paraît d’autant plus convaincante qu’elle nous livre d’autres manifestations de la lutte perpétuelle de Lowry pour s’accommoder de son statut d’héritier en littérature sans toutefois anéantir la position d’autorité à laquelle il prétend lui-même. Exercice d’équilibriste très délicat qui requiert peut-être quelques aménagements dans la reconnaissance de ses dettes, sans pour autant remettre en cause son intégrité d’écrivain.

Il nous paraît difficile de faire la part des choses entre son héritage littéraire direct et les effets dérivés d’une filiation indirecte, tant les deux sont mêlés, en raison notamment de l’activité littéraire de son modèle, Conrad Aiken, qui lui servit pour un temps de guide culturel. L’essentiel n’est d’ailleurs pas tant de savoir par quel biais Lowry a accédé à l’œuvre de Joyce ou à celle de tout autre écrivain emblématique que de mesurer le génie créatif d’un héritier en littérature. Il nous semble, et nous nous emploierons à le démontrer dans les chapitres suivants, que Lowry ne s’est pas montré indigne de ses aînés : c’est un compañero qui, loin de dilapider le patrimoine littéraire en le diluant ou en l’édulcorant, l’a fait fructifier en y imprimant dialogiquement sa propre marque. Tout héritier littéraire est par définition le receleur des idées et des mots d’autrui : alors que d’aucuns semblent nier l’évidence et s’acharner à dénoncer l’emprunt littéraire comme une forme de dégénérescence artistique, ou un manque patent d’originalité, Lowry le définit au contraire comme une étape d’un pèlerinage à travers la littérature dont l’aboutissement est sa propre créativité. Tel est en substance le message contenu dans la fin de son poème intitulé fort opportunément ‘The Plagiarist’ :

‘Crawling on hands and sinews to the grave
I found certain pamphlets on the way.
Said they were mine. For they explained a pilgrimage
That otherwise was meaningless as day.412

Dans la vision austère d’une existence qui le conduit à sa tombe, Lowry envisage le métier d’écrivain comme un pèlerinage effectué à travers la littérature. Non sans une certaine désinvolture, le personnage de son poème s’approprie des textes qu’il découvre en chemin et se fait passer pour leur auteur, ce qui fait de lui à première vue un véritable usurpateur. Lowry, en proie à l’angoisse de l’influence, s’identifie sans aucun doute à ce personnage dont l’acte de prédation est renforcé symboliquement par une posture animale qui le fait ramper à quatre pattes. La fin du poème atténue toutefois la vision d’une appropriation frauduleuse en montrant la nécessité d’un tel parcours. Le dilemme de Lowry se trouve résumé dans ces quelques lignes : comment ne pas se comporter comme le personnage du poème, alors que seuls ces textes peuvent valider sa quête et lui donner un sens ? S’en défaire reviendrait à éliminer les jalons d’un parcours initiatique et, partant, à rendre le pèlerinage dénué de sens. L’auteur butine donc les œuvres existantes pour en faire son miel, et procède ensuite à une transmutation que Michel Schneider décrit comme étant inhérente à l’activité littéraire413.

Lowry aurait pu faire sienne la définition que Schneider applique à Proust et aux praticiens de la littérature en général, tant il est vrai qu’à ses yeux pèlerinage sans pillage n’est que ruine de tout parcours littéraire. S’il est en quelque sorte le « faussaire » dont parle Schneider, c’est parce qu’après avoir assouvi son besoin de s’approprier la voix d’autrui, il est en mesure de mieux faire entendre la sienne en surimpression. La « contrefaçon » qui en résulte n’est nullement frauduleuse : elle est d’une certaine manière le gage de sa créativité, puisqu’à l’appropriation succède la transmutation du matériau emprunté. Lowry partage ainsi avec Schneider l’idée selon laquelle l’écriture littéraire implique un vol, suivi d’une remise en jeu de l’objet volé pour favoriser l’émergence d’un nouveau style :

‘[…] Ce vol s’applique-t-il à la littérature, ou est-il en lui-même littéraire ? N’y a-t-il pas, au cœur de la notion, une opposition entre les deux registres où s’inscrit le plagiat, délit moral de contrefaçon, et procédé inévitable d’écriture littéraire ? La contrefaçon visée par la loi n’est-elle pas, au sens propre, le travail même de l’écrivain qui doit, aux divers sens de la préposition contre (en face de, auprès de, en dépit de, en opposition à) se faire un style bien à lui ? (Schneider, 103)’

La pratique littéraire de Lowry, contre-façon productive aux antipodes de la contrefaçon juridiquement et moralement condamnable, confirme à la fois son génie créatif et sa capacité à surmonter ses propres démons. Sans s’être jamais complètement délesté du poids de la culpabilité, Lowry semble néanmoins avoir compris que l’originalité qu’il revendiquait pour son œuvre tout en percevant les limites d’un tel concept reposait avant tout sur un renouvellement du matériau emprunté. Under the Volcano, dans sa façon de le recycler et de le faire fructifier, témoigne, comme nous allons le montrer, d’un style qui retourne aux origines de l’écriture en exhibant son mode de fabrication :

‘[…] Il faut sans doute que l’apprenti écrivain se défasse de l’obsession de l’écriture originale, comme de l’anxiété d’influence. La seule question étant celle de l’écriture originelle, celle qui, quels qu’en soient les modèles et les contraintes reçus, se singularise en reprenant, repensant et réinventant l’acte d’écrire lui-même. (Schneider, 72, italiques ajoutés)’

Dans l’esprit du lecteur familiarisé avec les angoisses récurrentes de Lowry, il subsiste un doute sur la capacité de ce dernier à s’affranchir totalement de « l’obsession de l’écriture originale ». En revanche, la poétique lowryenne, comme pourra notamment l’attester sa manière de travailler l’allusion et la citation dans Under the Volcano, est indéniablement tributaire d’une «écriture originelle », au sens où l’entend Michel Schneider, c’est-à-dire d’une écriture qui ne renie pas ses origines en se prétendant monologique et vierge de tout écho, mais qui privilégie la redite dans son étrange singularité.

Notes
403.

Schneider, p. 101.

404.

« Livre total ou confusion babélique : comment lire Under the Volcano ? » in Les Années 30/ Malcolm Lowry, Université de Nantes, n° 13 (février 1991), p. 48.

405.

« His novel can be recommended only as an anthology held together by earnestness…», ‘New Books’, Harper’s Magazine (mai 1947), p. 487. Cité dans Malcolm Lowry : Under the Volcano, a Casebook, op. cit., p.70.

406.

« Mr Malcolm Lowry’s Under the Volcano …strikes me as fulsome and fictitious. Mr Lowry is also on the side of good behavior, eager to disgust us with subtropical vice. He shows this by long regurgitations of the material found in Ulysses and The Sun Also Rises » (Barzun/Casebook, p. 69).

407.

« Ulysses, Lowry’s Volcano and the Voyage Between: A Study of an Unacknowledged Literary Kinship », University of Toronto Quarterly, vol. 36 n°4, (juillet 1967), pp. 335-352. (Toute référence ultérieure à cet article sera accompagnée de la mention Costa 67).

408.

« Aiken, in perhaps the first novel to show the full impact of Ulysses, also manages a superimposition of Demarest’s fantasies on the cabin-deck world of the ship. But the result in Blue Voyage is a series of neat tricks. Malcolm Lowry, whose literary life began with his aping of Voyage in Ultramarine, can, in Volcano, go beyond anything his teacher accomplished. He achieves in his portrayal of the Consul’s mescal-enflamed consciousness a deftly patterned—wild but never improbable—medley of memories, free fancies, conversational snatches, absurdities, improvisations. Where Joyce combines [in the Nighttown episode] the nuptial self-reproach of Bloom and the filial guilt of Stephen, Lowry achieves a composite in his view of the fall of a man of sensibility who is also subject to the earthy disasters of the addict. The alcoholism is treated by Lowry as a kind of tragic game with overtones of high comedy. He maintains a maelstrom harmony between the physical world of the Consul—his delusive and daemonic universe—and the fantasy-harbour where deliverance lies » (Costa 67, pp. 349-350).

409.

« Agenbite. The Agenbite of Inwit, or Prick of Conscience (1340), is the title of Michael of Northgate’s prose translation of a French moral treatise, La somme des vices et des virtues, by Friar Lorens, dealing with the seven deadly sins. Lowry probably picked up the word from Joyce’s Ulysses, Ch. 1, where Stephen Dedalus feels the bite of conscience because of his failure to heed his mother’s dying wish » (Companion, note 222.4 (d), p. 300).

410.

Lowry ne pouvait pas se douter que quelque cinquante années plus tard, la seconde partie de son séjour mexicain, qu’il comptait transformer lui-même en une œuvre de fiction à partir de notes consignées dans des carnets de voyage, allait faire l’objet d’une édition commentée et annotée : Malcolm Lowry’s La Mordida (A Scholarly Edition), ed. Patrick A. McCarthy (Athens, Georgia & Londres : University of Georgia Press, 1996).

McCarthy retrace dans son Introduction (pages xi à xxiii) les différentes étapes de ce « work in progress » qui occupa Lowry principalement de 1947 à 1952, puis resta en souffrance jusqu’à sa mort cinq ans plus tard. Il explique également les différents sens (officiel et personnel) que l’expression « La Mordida » prenait sous la plume de l’auteur :

« …Lowry was arrested in Acapulco for having overstayed his visa during a previous trip to Mexico and for allegedly having failed to pay a fine of fifty pesos (about ten dollars). After weeks of harassment by corrupt officials, the Lowrys were finally scheduled for deportation to the United States, although a sympathetic immigration officer in Nuevo Laredo allowed them to go across the border without being officially deported from Mexico. […] On its most immediate level, the title—which means “the little bite,” Mexican slang for the small bribe that officials are apt to demand in order to expedite matters—refers simply to Sigbjørn’s [Lowry’s fictional alter ego in La Mordida] legal difficulties, but in a larger sense it represents his inability to escape his past or to repay the fine, or debt, that he owes » (La Mordida, pp. xii-xiii).

411.

Richard Hauer Costa note aussi une propension commune à Joyce et à Lowry qui consiste à faire état de leurs dettes contractées auprès d’une figure littéraire de moindre notoriété : « Both Lowry and Joyce appear most aware of their chain of indebtedness at its weakest points. Aiken’s reputation is primarily as a poet, his novels being largely forgotten today (Walter Allen calls Blue Voyage a “stillborn” Ulysses). Lowry’s preference to credit a lesser figure like Aiken over Joyce as an influence on style is paralleled by Joyce’s deference to the little-known Edouard Dujardin as the source of the interior-monologue technique that he brought to perfection in Ulysses. […] While Gide was arguing persuasively at the time Ulysses was published that it was neither Dujardin nor Joyce, but Poe, Browning and Dostoevsky jointly who were responsible for the interior monologue, Joyce continued to honour Dujardin and, in a sense, himself. » (Costa 67, p. 338)

412.

The Collected Poetry of Malcolm Lowry, ed. Kathleen Scherf, (Vancouver : UBC Press, 1992), p. 205.

413.

« Par ses pastiches de l’affaire Lemoine, Proust nous fait entendre d’abord que le matériau de l’écriture est toujours d’emprunt et compte peu en lui-même; ensuite, que la littérature n’est pas imitation, mais transmutation. Le littérateur n’est-il pas, comme Lemoine, celui qui transforme en diamant le charbon ? Faussaire, si l’on veut, mais qui, écrivant, a renoncé à toute exactitude dans le rendu de la réalité décrite, comme à toute fidélité dans la copie du déjà écrit pour rejoindre une vérité qu’il puisse dire sienne » (Schneider, p. 71).