Chapitre II
Jeux intertextuels : de l’allusion littéraire aux avatars de la citation

L’écriture de Malcolm Lowry se singularise par une dimension ludique tant dans son projet que par l’effet produit sur le lecteur. Elle a pour ambition de faire du nouveau en intégrant le mot littéraire d’autrui qu’elle recycle et réaccentue dialogiquement, et propose au lecteur un jeu de pistes intertextuelles par le biais d’innombrables échos, citations, et allusions littéraires plus ou moins aisées à débusquer414. L’ ‘angoisse de l’influence’ qui semble avoir hanté Lowry pendant tout son parcours d’écrivain a sans doute contribué elle aussi à nourrir cette dimension ludique, dans la mesure où Lowry oscillait constamment entre le dévoilement de ses sources et la négation de leur existence. Les jeux intertextuels auxquels le lecteur est censé se prêter sont de ce fait tributaires de la partie de cache-cache à laquelle Lowry le convie. Comme l’a fort justement observé Chris Ackerley, la manière dont Lowry retravaille ses emprunts est surprenante, voire énigmatique :

‘[…] he borrowed not only obsessively, but obscurely, and would go to great trouble to deny such borrowing or to say that it was accidental. […] Yet the question of motive abides: why this compulsion to work with the original phrasing of his sources so intricately and to such an extent, particularly with irrelevant details, that plagiarism is not the right word? 415

Il nous est clairement apparu au terme du chapitre consacré à la question du plagiat que le cas de Lowry n’avait pas grand-chose en commun avec celui d’un vulgaire usurpateur. Chris Ackerley, s’interrogeant sur les motivations de Lowry, voit dans son besoin compulsif de recycler ses emprunts littéraires une façon de mériter sa place parmi une confrérie d’auteurs de son choix, d’entrer dans une communion mystique avec des écrivains défunts pour inscrire son œuvre dans une sorte de bibliothèque idéale416. Celle-ci serait accessible par le truchement des allusions qui émaillent sa propre prose, et ce uniquement pour un lecteur idéal, capable de déceler le fil parfois ténu qui relie Lowry à ses illustres ou obscurs ancêtres :

‘[…] That no reasonable reader can be expected to notice the correspondences is, in the end, less important than that they should be there. They exist, that is to say, not in the mind of any given perceiver, perhaps not even in the mind of a cosmic Librarian, but (to rephrase the notion in terms of Lowry’s image) in an unimaginable library of the dead: his book, or poem, has its place upon the shelves of that ideal library, linked to the works about it by almost invisible lines, or correspondences, as accessed by borrowings (other books are in the library to be borrowed) of the kind that I have noted, the humble with the mighty, since the ideal order or tradition that is being invoked is far removed from any conventional idea of Great Works or [F. R.] Leavis’ notion of the Great Tradition. (Ackerley/ A Darkness, 159)’

On comprend mieux, dès lors, que la poétique de Lowry repose sur une stratégie d’indirection ou d’obliquité, et que son besoin de retravailler ses emprunts s’explique non seulement par la peur d’être accusé de plagiat, mais aussi par la nécessité d’inscrire sa marque pour prendre sa place dans la chaîne de la création littéraire.

Ainsi les pratiques dialogiques de Lowry prennent parfois un tour mystérieux qui sied remarquablement bien à sa conception mystique de l’écriture. Il n’en demeure pas moins que le lecteur a le sentiment qu’il se joue de lui : non seulement ses clins d’œil au mot d’autrui s’avèrent parfois sibyllins, mais sa stratégie d’écriture peut aussi induire des effets de surenchère intertextuelle qui, comme nous le verrons plus loin, résultent d’un excès de zèle à vouloir débusquer des allusions littéraires ou des citations qui n’en sont pas a priori, mais qui sont susceptibles de passer pour telles aux yeux du lecteur rompu aux pratiques littéraires de l’auteur.

Une autre forme de brouillage provient de la répugnance qu’éprouve Lowry à démarquer ses emprunts. Comme il a été dit plus haut, les guillemets sont perçus par Lowry comme une forme d’expropriation lexicale du butin qu’il semble s’être approprié, ou, pour reprendre l’ex­pression d’Antoine Compagnon, « une ré-énonciation, ou une renonciation à un droit d’auteur »417, et il en fait par conséquent un usage très irrégulier. Le statut du mot apparemment emprunté s’en trouve modifié : la reconnaissance de dette ne s’effectue pas toujours, et il est souvent malaisé, même pour un lecteur averti, de déterminer si cette forme d’abstention s’explique par de la désinvolture ou de la négligence, ou si elle est entièrement légitime. Chez Lowry, en effet, la notion d’emprunt est constamment remise en cause, notamment par le travail d’intégration du greffon littéraire à son nouvel environnement textuel qui en relativise fortement l’origine. D’importantes transformations sont donc apportées à la chair du texte : les métaphores chirurgicales du lecteur s’imposent d’elles-mêmes pour décrire la forte dialogisation de sa prose par l’introduction d’un élément littéraire extérieur aussitôt remanié pour produire un nouvel effet de sens. Ce remaniement peut se faire de manière discrète ou avec une certaine désinvolture, selon les besoins ou l’angoisse du moment.

La citation littérale, fidèlement retranscrite et accompagnée de guillemets, ne semble donc pas correspondre à la forme d’emprunt que privilégie Lowry. Dans sa quête de nouveaux effets de sens, Lowry recycle sans vergogne le matériau littéraire emprunté : quoique bien réel, son fétichisme du mot littéraire n’a pas pour corrélatif l’obsession de sa restitution exacte ou littérale. On retrouve par conséquent dans sa prose le caractère libre, voire irrévérencieux, des genres de littérature carnavalesque, étudiés par Bakhtine, notamment dans son ouvrage consacré à Dostoïevski418.

Quelles sont alors les modalités d’emprunt que privilégie Lowry pour mener à bien son travail de réemploi dialogique et de réécriture créative ? Les pratiques dialogiques de Lowry excluent-elles la citation pour privilégier une manière d’emprunter plus détournée et plus discrète qui serait l’allusion ? Afin de pouvoir esquisser quelques regroupements taxinomiques des multiples emprunts qui nourrissent le texte de Under the Volcano, il convient de faire la part des choses entre le citationnel et l’allusif dans ce roman, en proposant des définitions de travail élaborées à partir de celles qui ont été échafaudées par plusieurs théoriciens de la littérature.

Notes
414.

Ce jeu est grandement facilité pour le lecteur actuel depuis que Chris Ackerley et Lawrence J. Clipper ont publié en 1984 A Companion to Under the Volcano , ouvrage faisant l’inventaire (forcément non-exhaustif) des références littéraires qui émaillent le roman de Lowry. Cette compilation a d’ailleurs connu un prolongement sous la forme d’un numéro spécial de la Malcolm Lowry Review intitulé :  « “Plenty of Obscure Points” : A Supplement to A Companion to ‘ Under the Volcano’ », by Chris Ackerley, MLR 49-50, automne 2001 & printemps 2002.

415.

« Malcolm Lowry’s Unimaginable Library of the Dead », A Darkness That Murmured : Essays on Malcolm Lowry and the Twentieth Century, eds. Frederick Asals & Paul Tiessen (Toronto : University of Toronto Press, 2000), p. 158. (Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera accompagnée de la mention A Darkness).

416.

Chris Ackerley rappelle fort utilement que Lowry a élaboré l’idée d’une communauté mystique d’écrivains à partir des derniers mots du romande Hermann Broch, Les Somnambules, que Hugh évoque dans la version 1940 de Under the Volcano : «[Hugh] is referring to the final words of Broch’s The Sleepwalkers (1929), in which Broch invokes ‘the voice that binds all that has been to all that is to come,’ with the sense of a mystical community of the dead. Broch’s final words are: ‘Do thyself no harm. For we are all here’ [London: Martin Secker, 1932, p.648], (the words of St Paul, Acts 16: 28). This was seized upon by Lowry as a deeply felt personal statement of the mystical community of writers, and of the bond between himself and those with whom he walked. Lowry purged Hugh’s indigestible literary name-dropping from the novel during his revisions, but the essential notion was retained in the untitled poem, written about that time, which begins, ‘There is a sort of conspiracy about the great,’ and celebrates the same idea, concluding with the image of those whose triumph it is to be unremembered, and who live in no legend ‘Save in the unimaginable library of the dead.’ [Cf. The Collected Poetry of Malcolm Lowry, 301.1, p. 215] » (Ackerley/ A Darkness, p. 158).

417.

La seconde main ou le travail de la citation , (Paris : Editions du Seuil, 1979), p.40. (Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera accompagnée de la mention Compagnon).

418.

Cf. Dost., passim.