Allusion et citation : définitions de travail

Comme nous l’avons déjà montré dans l’avant-propos, pour Gérard Genette, qui restreint la notion d’intertextualité à « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire […] par la présence effective d’un texte dans un autre419 », l’allusion, la citation et le plagiat sont les trois catégories intertextuelles à retenir :

‘[…] Sous sa forme la plus explicite et la plus littérale, c’est la pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans référence précise); sous une forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat (chez Lautréamont, par exemple), qui est un emprunt non déclaré, mais encore littéral ; sous forme encore moins explicite et moins littérale, celle de l’allusion, c’est-à-dire d’un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable… (Palimpsestes, 8)’

Chez Lowry, l’emprunt non déclaré mais littéral est une catégorie vers laquelle peuvent tendre certains « greffons », sans toutefois jamais correspondre exactement à cette définition du plagiat, dans la mesure où un travail de réécriture préside toujours à l’intégration du matériau littéraire (au sens large) emprunté. En revanche, les clins d’œil allusifs, les références et les citations abondent dans son texte, d’où la nécessité d’y voir plus clair dans la définition des termes que nous proposons. La tâche s’avère délicate, mais cela tient d’une part au fait qu’il n’y a pas, en tout cas dans le texte lowryen, de solution de continuité entre les deux formes d’emprunt que sont la citation et l’allusion, et d’autre part au flou sémantique qui règne dans les définitions proposées par les différents théoriciens de l’intertextualité.

Si pour Genette, l’intertextualité, dans la définition restrictive qu’il en donne, comprend notamment la citation et l’allusion, rappelons que pour Laurent Jenny, en revanche, il ne saurait être question que « d’intertextualité ‘faible’420 »  à propos de l’allusion :

‘[…] l’intertextualité désigne non pas une addition confuse et mystérieuse d’influences, mais le travail de transformation et d’assimilation de plusieurs textes opéré par un texte centreur qui garde le leadership du sens. […]’ ‘A cette fin, nous proposons de parler d’intertextualité seulement lorsqu’on est en mesure de repérer dans un texte des éléments structurés antérieurement à lui, au-delà du lexème, cela s’entend, mais quel que soit leur niveau de structuration. On distinguera ce phénomène de la présence dans un texte d’une simple allusion ou réminiscence, c’est-à-dire chaque fois qu’il y a emprunt d’une unité textuelle abstraite de son contexte et insérée telle quelle dans un nouveau syntagme textuel, à titre d’élément paradigmatique. (Jenny, 262)’

Si l’on suit le raisonnement de Laurent Jenny, l’allusion n’entrerait en contact dialogique avec le texte d’accueil que de façon minimale sans en changer fondamentalement le sens ou en infléchir la thématique. L’expression « simple allusion » est, à ce titre, révélatrice de la portée très limitée qu’il attribue à l’apparition d’un tel phénomène dans un nouvel environnement textuel.

Cette interprétation restrictive du poids de l’allusion dans un nouveau texte est battue en brèche par bon nombre de théoriciens ou de praticiens de la littérature. Selon certains d’entre eux, l’allusion est une manifestation intertextuelle dont le pouvoir d’infiltration est d’autant plus grand qu’il agit de manière plus souterraine que celui de la citation :

‘[P]arce qu’elle n’est ni littérale, ni explicite, [l’allusion] peut sembler plus discrète et plus subtile. Ainsi, pour Charles Nodier, « une citation proprement dite n’est jamais que la preuve d’une érudition facile et commune; mais une belle allusion est quelquefois le sceau du génie » (Questions de littérature légale, Crapelet, 1828). C’est qu’elle sollicite différemment la mémoire et l’intelligence du lecteur et ne rompt pas la continuité du texte…’ ‘[…] L’allusion littéraire suppose en effet que le lecteur va comprendre à mots couverts ce que l’auteur veut lui faire entendre sans le lui dire autrement. Lorsqu’elle repose sur un jeu de mots, elle apparaît d’emblée comme un élément ludique, une sorte de clin d’œil amusé adressé au lecteur.421

L’allusion relève d’une magie évocatoire, elle laisse entendre des choses en renvoyant à un hors-texte, ou à un autre texte; elle joue sur l’absence, alors que la citation fait autorité en affirmant la présence d’une pièce rapportée dans le « texte centreur » (Jenny, 262) ou texte d’accueil. La citation installe et révèle explicitement l’hétérogénéité énonciative au sein d’un texte, tandis que l’allusion procède d’un dialogisme plus contenu par son côté ludique, voire énigmatique et parfois insaisissable. Les deux formes d’intertextualité se démarquent donc l’une de l’autre tout en se complétant : la citation procède d’une insertion explicite, alors que l’allusion oscille dans un entre-deux textuel. Il est d’ailleurs intéressant de constater que l’explicitation d’une allusion littéraire revient en quelque sorte à identifier une citation absente ou inaboutie :

‘[…] Le travail de la lecture et l’apport de la critique passent d’abord par une explicitation de l’allusion : la citation qui l’explique expose le texte que l’allusion entend au contraire laisser affleurer in absentia. Dans un second temps seulement, il pourra, de nouveau, adopter le régime allusif, c’est-à-dire implicite, qui lui est propre. Manifester la source, c’est donc démonter le mécanisme de l’allusion pour lui permettre ensuite d’inscrire obliquement la signification. (Piégay‑Gros, 55)’

Il semble approprié de parler de deux modes ou régimes intertextuels distincts mais complémentaires : la citation « apparaît légitimement comme la forme emblématique de l’intertextualité : elle rend visible l’insertion d’un texte dans un autre » (Piégay-Gros, 45)422 et « caractérise un statut du texte dominé par l’hétérogénéité et la fragmentation » (Piégay‑Gros, 46) ; l’allusion, généralement plus discrète, suggère certes l’altérité dans le discours, mais joue à mots couverts.

On joue avec l’allusion (qui parfois se joue aussi du lecteur), mais on ne plaisante pas avec une citation. Cette dernière offre certes de multiples possibilités d’interprétation qui enrichissent dialogiquement le « texte centreur », mais son cadrage explicite oriente de façon autoritaire l’activité herméneutique du lecteur. L’allusion, en revanche, est invitation au jeu, voire au hors-jeu, puisque la trace plus subtile qu’elle laisse dans le texte requiert, pour sa lisibilité, l’identification du référent et, lorsqu’il s’agit d’une allusion littéraire, celle du texte-source. En d’autres termes, si la citation, forme la plus canonique de l’intertextualité, s’impose à l’attention du lecteur de manière plus évidente ou massive, l’allusion, manifestation intertextuelle plus discrète ou biaisée, impose quelques détours supplémentaires au lecteur désireux d’élucider son mystère.

C’est cette obliquité qui préside à la dynamique de l’allusion littéraire dont Ziva Ben-Porat a fait son objet d’étude. Précisons d’emblée que cette dernière établit une distinction entre la simple allusion ou réminiscence qui entretient un rapport métonymique avec son référent423, et l’allusion littéraire dont la condition sine qua non est, comme nous l’avons dit plus haut, l’existence d’un texte-source :

‘The literary allusion is a device for the simultaneous activation of two texts. The activation is achieved through the manipulation of a special signal: a sign (simple or complex) in a given text characterized by an additional larger “referent.” This referent is always an independent text. The simultaneous activation of the two texts thus connected results in the formation of intertextual patterns whose nature cannot be predetermined.’ ‘According to this definition the literary allusion differs from allusion in general (i.e., “a hint to a known fact”) with regard to the nature of both the sign and the referent, as well as the end product and the process of actualization. When allusion is defined simply as “indirect or tacit reference” the sign(s) used for referring have only those referents which may exist within the reconstructed world of the alluding text; consequently its signification is determined by the given context. In a literary allusion, as defined above, the same sign points towards another text (its larger referent) in which the symbol constituting the sign may acquire different denotation(s)424. ’

L’existence d’un référent textuel plus vaste que le signe –ou le « marqueur »425 – de l’allusion insérée dans le « texte centreur » est donc ce qui caractérise l’allusion littéraire. Le « marqueur » est le stimulus textuel qui rend possible la mise en rapport de deux textes pour le lecteur, et qui ouvre de nouvelles perspectives sémantiques ou thématiques par le fait même qu’il a eu une existence antérieure, avec une ou plusieurs dénotations différentes, dans un texte source qu’il convient d’identifier.

Dans une étude consacrée aux allusions littéraires d’Un Beau Ténébreux de Julien Gracq, Ruth Amossy reprend cette même terminologie en nommant M1 le « marqueur » d’allusion, et M2 les éléments du (ou des) textes évoqué(s) au(x)quel(s) il renvoie (le « marked » de Ziva Ben-Porat) :

‘[…] M1 comprend par définition « a built-in directional signal », signal interne qui guide le lecteur vers M2, et peut prendre différentes formes, de l’unité linguistique à la citation, la structure de phrase analogue, l’imitation d’un arrangement métrique, le principe d’une combinaison similaire, etc… Ni les moyens utilisés, ni la mesure dans laquelle ils se doivent d’être apparents ou explicites, ne se trouvent soumis à quelque norme établie.[…] Il n’est pas de description globale valable pour un élément aussi divers que M2, sinon qu’il se doit d’être supérieur à un mot unique, c’est-à-dire posséder son propre contexte (généralement textuel), lequel offre une variété d’éléments nécessairement plus riche que les caractéristiques immédiates de M2 pris isolément. […]’ ‘Dans cette optique, les frontières tracées par la rhétorique entre la simple référence et l’allusion littéraire s’effacent d’elles-mêmes : dans la mesure où cette dernière mène le lecteur à actualiser des potentialités et à créer des « patterns » textuels, un nom (tel que, dans Un Beau Ténébreux, « Atala », ou un titre comme « Le Portrait ovale »…) peut fort bien représenter le constituant M1 de l’allusion littéraire. Il en va de même pour la citation qui peut – mais ne doit pas nécessairement en venir à remplir les mêmes fonctions. Par contre tout phénomène relevant uniquement de l’emprunt et à plus forte raison du plagiat se voit automatiquement exclu. Ne produisant nullement le type de structuration propre à l’allusion littéraire, il ne détermine pas les mêmes modalités de lecture et échappe dès lors à sa définition426. ’

La définition sémiotique de l’allusion littéraire que nous propose Ziva Ben-Porat, et à sa suite Ruth Amossy, constitue donc une remise en cause des définitions dites « rhétoriques » de l’allusion et de la citation. Comme l’a souligné Ruth Amossy, le champ d’application de l’allusion littéraire s’étend du clin d’œil ou de la référence littéraire (lesquels n’ont rien à voir dans leur fonctionnement avec la simple allusion, c’est-à-dire l’allusion non-littéraire dont parlait Ziva Ben-Porat et qui ne renvoie pas à un autre texte) à la citation pleine. Son champ d’application englobe ainsi la catégorie de la citation, et annule par voie de conséquence les frontières parfois poreuses que la rhétorique dressait entre ces deux formes d’emprunt littéraire.

L’allusion littéraire, caractérisée par son encodage « bi-directionnel » (intra- et extra-textuel), manifeste ainsi un mode de fonctionnement dialogique et appelle de la part du lecteur un effort de déchiffrage qui tienne compte de cette dynamique. Elle permet, en outre, de dépasser la part d’indécidable qui subsiste souvent dans l’opposition traditionnelle que la rhétorique a introduite entre la citation et l’allusion, en regroupant précisément sous le seul nom d’allusion littéraire l’ensemble des phénomènes littéraires qui vont de l’allusif au citationnel, et en jouant davantage sur l’idée de gradation des effets que sur leur opposition pure et simple.

De fait, l’application de ce terme au roman de Lowry paraît particulièrement convaincante dans la mesure où coexistent chez ce dernier presque toutes les formes d’allusion littéraire qui vont de la simple référence titrologique jusqu’à la citation la plus explicite, en passant par les étapes intermédiaires que tout auteur épris d’emprunts libres peut faire naître sous sa plume. En adhérant à la définition sémiotique de Ziva Ben-Porat, nous voulons signifier que l’allusion littéraire ne saurait être réduite à une forme d’intertextualité « faible » mais qu’elle témoigne, bien au contraire, d’une dynamique intertextuelle complexe mise en branle par l’entrée en contact de deux textes au moyen d’un marqueur. Nous conserverons toutefois les deux catégories rhétoriques de l’allusion et de la citation afin de mieux délimiter les effets produits par l’une ou l’autre forme d’emprunt.

L’allusion procède du dire à mots couverts ou par petites touches, du clin d’œil. Plus implicite et moins développée que la citation, elle participe chez Lowry d’un désir ludique, voire d’une volonté de brouillage qui, comme nous allons le montrer, témoigne parfois d’un malin plaisir à entretenir le secret. Trace intertextuelle plus ou moins fugace, au sens où l’entend Laurent Jenny, elle confère néanmoins à l’espace intertextuel discrètement entrouvert un caractère énigmatique qui peut en faire sa force.

La citation est, quant à elle, une forme d’intertextualité à laquelle Lowry a recours notamment pour marquer de manière plus solennelle ou plus monumentale les poses littéraires –les « design-governing postures »– qu’il fait endosser au personnage du Consul. Il y a chez Lowry un effet roboratif de la citation, en raison du caractère plus manifeste et plus envahissant de cette dernière dans le texte citant. Le balisage sémantique du texte par le biais de la citation est un phénomène très marqué dans Under the Volcano : nous aurons l’occasion d’en mesurer toute l’efficacité en étudiant non seulement la citation à l’œuvre dans le corps du roman, mais également au seuil de ce dernier, sous la forme paratextuelle des épigraphes liminaires.

Dans ses pratiques intertextuelles, Lowry joue au moins sur deux registres apparemment opposés : l’ostentation et le secret. Il nous reste toutefois à montrer comment Lowry, en combinant l’autorité de la citation (qu’il désacralise en lui ôtant souvent ses guillemets ou en la détournant parfois de son sens original) et l’obliquité de l’allusion, paraît avoir trouvé un modus scribendi qui atteste un fétichisme littéraire aux formes plus complémentaires qu’antithétiques.

Notes
419.

Palimpsestes : La littérature au second degré, (Paris : Editions du Seuil, 1982), p. 8. (Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera accompagnée de la mention Palimpsestes).

420.

« Ainsi on parlera d’intertextualité « faible » pour désigner l’allusion que Lautréamont fait à Musset en employant l’image du Pélican qui « donne sa poitrine à dévorer à ses petits » au Chant V strophe 12 des Chants de Maldoror, strophe du Fossoyeur. Pour tout jeune lettré de la fin du XIXe siècle, la référence à la Nuit de mai est évidente. […] Pourtant, on ne saurait parler d’intertextualité car le rôle thématique de cette image est sans rapport dans les deux textes » (Jenny, p. 262).

421.

Nathalie Piégay-Gros, Introduction à l’Intertextualité (Paris : Dunod, 1996), p. 52. (Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera accompagnée de la mention Piégay-Gros).

422.

« Les codes typographiques – décalage de la citation, emploi des caractères italiques ou des guillemets…– matérialisent cette hétérogénéité » (Piégay-Gros, pp. 45-46).

423.

«  Allusion is commonly defined as “an indirect or casual reference”. The term describes a sign which stands in a metonymical relationship to its referent. […] In the ‘casual’ reference the metonymical structure is based on a shift of emphasis and on the assumption that the object mentioned, as an element in a larger whole, has attributes other than those specified whose relative importance in the alluding text is greater. » Ziva Ben-Porat, “The Poetics of Allusion – A Text–Linking Device – In Different Media of Communication (Literature Versus Advertising And Journalism)” in A Semiotic Landscape/ Panorama Sémiotique, eds. Umberto Eco et al.(The Hague : Mouton, 1979), p. 588.

424.

« The Poetics of Literary Allusion », PTL : A Journal for Descriptive Poetics and Literature 1 (1976), pp. 107-108. (Toute référence ultérieure à cet article sera accompagnée de la mention Ben-Porat76).

425.

« This additional aspect, the built-in directional signal, is often called the allusion; but in order not to confuse it with the device which it triggers, I propose to use the term “marker,” for the latter. The marker is always identifiable as an element or pattern belonging to another independent text. This is true even when the pattern is a comprehensive one, such as the title of a work or the name of a protagonist » (Ben-Porat76, p.108).

426.

Les jeux de l’allusion littéraire dans Un Beau Ténébreux de Julien Gracq, (Neuchâtel (Suisse) : Editions de la Baconnière, 1980),  pp. 13-14. (Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera accompagnée de la mention Amossy).