Indexation discrète de la tragédie

A rebours du trait d’humour produit par cette allusion et ses prolongements textuels, d’autres allusions onomastiques dans le roman contribuent à ce que l’on pourrait appeler l’indexation discrète de la tragédie du Consul. Parmi elles, le nom du Salón Ofélia, au seuil du chapitre X, et son inquiétante réapparition trois pages plus loin, en est une des plus efficaces car elle signifie, comme nous allons le voir, le franchissement (y compris au sens physique du terme) d’un point de non–retour dans l’entreprise d’auto-destruction du Consul, tout en associant ironiquement son destin à celui de l’héroïne tragique shakespearienne morte en se noyant. Même si l’ultime franchissement du seuil tragique n’a lieu que deux chapitres plus loin, au Farolito, cantina maléfique dont le Consul ne ressortira que pour mourir aussitôt, les deux extraits du chapitre X cités ci-dessous marquent l’avant et l’après d’une étape décisive vers l’issue tragique du roman, déjà matérialisée géographiquement par le seuil de la porte :

‘“ Mescal,” the Consul said, almost absent-mindedly. What had he said? Never mind. Nothing less than mescal would do. But it mustn’t be a serious mescal, he persuaded himself. “No, Señor Cervantes,” he whispered, “mescal, poquito.”’ ‘Nevertheless, the Consul thought, it was not merely that he shouldn’t have, not merely that, no, it was more as if he had lost or missed something, or rather, not precisely lost, not necessarily missed.—It was as if, more, he were waiting for something, and then again, not waiting.—It was as if, almost, he stood (instead of upon the threshold of the Salón Ofélia, gazing at the calm pool where Yvonne and Hugh were about to swim) once more upon that black open station platform, with the cornflowers and meadowsweet growing on the far side, where after drinking all night he had gone to meet Lee Maitland returning at 7:40 in the morning […] (UTV, 281, italiques ajoutés )’ ‘A corpse will be transported by express…’ ‘Oozing alcohol from every pore, the Consul stood at the open door of the Salón Ofélia. How sensible to have had a mescal. How sensible! For it was the right, the sole drink to have under the circumstances. Moreover he had not only proved to himself he was not afraid of it, he was now fully awake, fully sober again, and well able to cope with anything that might come his way. But for this slight continual twitching and hopping within his field of vision, as of innumerable sand fleas, he might have told himself he hadn’t had a drink for months. The only thing wrong with him, he was too hot. (UTV, 284, italiques ajoutés )’

Entre les deux séquences textuelles vient s’insérer une longue digression actorielle sur l’attente d’un train devant amener Lee Maitland, une blonde Virginienne idéalisée par le Consul, qui, à la faveur d’une arrivée sans cesse différée, voire impossible, est associée de manière hallucinatoire au passage des trains qui ne s’arrêtent pas, à la perte des repères dans l’espace et à la fréquentation par le Consul de personnages aussi insolites (un chef de gare, un gardien de cimetière très shakespearien, un bookmaker de la Barbade) que ses visions alcoolisées. Cette évocation d’un ailleurs et d’un autrefois non localisables dans le temps, et assez confusément dans l’espace429, suggère l’état de désorientation totale dans lequel se trouve le Consul après avoir commandé la boisson qui, de son propre aveu à Laruelle au chapitre VII, devait signifier son irrémédiable déchéance et sa perte430.

Dans le premier extrait, qui constitue l’ouverture du chapitre X, le Consul décide donc de boire du mescal, signe d’une mort annoncée, et il va le faire dans un lieu qui, ironiquement, renvoie à une mort par noyade devenue archétypale : celle d’Ophélie dans Hamlet. Cette allusion fonctionne à partir d’un prénom qui est un condensé sémique (tragédie, désespoir suicidaire, folie et noyade en sont les constituants principaux), mais aussi à partir d’une donnée référentielle, puisqu’il existait bel et bien un Salón Ofélia à Cuernavaca; Lowry s’est une fois de plus amusé à donner au propriétaire des lieux un nom quelque peu incongru évoquant inévitablement l’auteur de Don Quichotte431. Le marqueur d’allusion (le M1 de Ziva Ben-Porat et Ruth Amossy), sous sa forme espagnole, renvoie ainsi à deux éléments (le M2 ou « marked » des deux mêmes théoriciennes de la littérature), à une réalité référentielle extradiégétique et à une héroïne tragique emblématique du théâtre shakespearien. Cette confluence du « réel » et du littéraire confère à l’allusion une densité textuelle particulière, même si l’indexation de la destinée tragique du Consul se fait par le truchement de l’allusion proprement littéraire. En dotant ainsi la réalité mexicaine — le nom de la taverne — d’une signification tragique, Lowry en fait le lieu de la « noyade » du Consul dans l’alcool. Dans ce premier extrait, le Consul, qui semble n’avoir pas encore franchi le seuil de la cantina, souligne le caractère fatidique de son choix de boisson en adoptant tour à tour, par le biais d’un jeu de question-réponse mentale, l’attitude de l’homme inquiet, puis rassuré par des faux-fuyants au sujet du type de mescal choisi : petit et, par conséquent, à ne pas trop prendre au sérieux (« … it mustn’t be a serious mescal »).

Le second extrait infirme de toute évidence la légèreté de l’acte désormais consommé : le Consul regarde de l’intérieur du Salón Ofélia à travers la porte ouverte et, en ayant franchi le seuil, semble avoir commis l’irréparable.  A ce stade du récit, le Consul a bu (« oozing alcohol from every pore ») et a signé sa fin par noyade dans l’alcool. La rhétorique qu’il déploie pour s’expliquer le bien-fondé de sa démarche n’en est que plus accablante : sa prétendue lucidité ne lui permet pas de venir à bout des signes cliniques de son delirium tremens, et le resserrement des possibles narratifs est dès lors clairement marqué. Aux yeux du lecteur, l’attitude du Consul relève d’une forme d’hubris suicidaire, et l’allusion auctorielle se veut comminatoire dans sa discrétion même. Elle se démarque du baroquisme de l’allusion actorielle au Douanier Rousseau par son mode de fonctionnement en sourdine, sans pour autant atténuer l’ironie tragique qu’elle véhicule.

Ainsi donc, les deux allusions que nous venons d’étudier jalonnent un parcours de lecture où le Consul apparaît tour à tour comme un dipsomane génial au verbe coloré, puis comme un clown tragique dont la rencontre textuelle avec le sème ophélien fonctionne comme un arrêt sur image de sa déchéance déjà avancée.

Notes
429.

«  “That was Oakville.—But Oaxaca or Oakville, what difference?” » (UTV, p. 284)

430.

« “It’s mescal with me…Tequila, no, that is healthful…and delightful.. Just like beer. Good for you. But if I ever start to drink mescal again, I’m afraid, yes, that would be the end,” the Consul said dreamily » (UTV, p. 216 ).

431.

Voici les précisions qu’apportent Ackerley & Clipper à ce sujet : « Cervantes, innkeeper and cockfighter, whose name incongruously echoes that of the author of Don Quixote, comes from Tlaxcala, Mexico’s smallest state […]; and his restaurant-cantina in Tomalín, the Salón Ofélia, suggests the tragic heroine of Shakespeare’s Hamlet […]. There was once a Salón Ofélia in Cuernavaca, near the Portel Morelos, but Lowry notes in DATG p. 237 that “Cervantes’ old joint, The Salón Ofélia” in Oaxaca had been “turned into a drugstore called the Farmacia de la Soledad”; it still exists as such, at Independence and Díaz Ordaz, just two blocks from the Church of the Virgin for those that have nobody with » (Companion, note 42.3, p. 63).