Réseau isotopique

La signalétique littéraire mise en place dans le roman peut donc jouer, entre autres, sur l’effet onomastique comme sur le déclic produit par certaines tournures canoniques. Ses effets sont démultipliés lorsqu’elle s’appuie sur un maillage d’allusions correspondant à un réseau isotopique437 qui innerve l’ensemble du roman. Tel est le cas, par exemple, du faisceau d’allusions autour du personnage de Don Quichotte auquel le Consul est explicitement comparé tant par la voix narrative que par l’intéressé lui-même. A partir des quatre exemples retenus ci-dessous, nous tenterons de montrer la diversité des effets produits par ces allusions, ainsi que l’effet proprement isotopique créé par leur redondance. La première allusion est actorielle et se trouve dans la lettre du Consul lue par Laruelle au chapitre 1, dont nous avons déjà cité un extrait plus haut. Le Consul, dans un appel désespéré à Yvonne, se compare au Chevalier de la Triste Figure:

‘–But alas for the Knight of Sorry Aspect ! For oh, Yvonne, I am so haunted continuously by the thought of your songs, of your warmth and merriment, of your simplicity and comradeship […] (UTV, 39, italiques ajoutés) ’

Dans cet extrait de la lettre adressée mais jamais envoyée à Yvonne, le Consul s’identifie à Don Quichotte par le biais d’une périphrase emblématique438 . Cette expression devenue canonique permet d’inscrire la destinée du Consul dans un paradigme tragi-comique dans son aspect général (on sait que le retour à la réalité et la fin du délire précéderont la mort de Don Quichotte) et tout à la fois grotesque et pitoyable dans sa spécificité. Le « marqueur » d’allusion et le « marqué » de Ziva Ben-Porat sont ici confondus dans ce blason verbal qui renvoie aux aventures du gentilhomme espagnol épris de romans de chevalerie, devenant à son tour chevalier errant pour porter secours aux déshérités et livrer bataille à des chimères. L’allusion arrive à point nommé puisque le Consul vient d’évoquer dans sa lettre l’existence incertaine d’un ouvrage inachevé sur le savoir ésotérique, mais sa déchéance et sa souffrance dans la solitude sont vraisemblablement à l’origine de cette comparaison censée émouvoir Yvonne tout en suggérant la façon dont il s’apitoie lui-même sur son sort. L’à-propos du processus identificatoire est ironiquement confirmé par la manière dont Sancho Pança justifie le choix de cette appellation pour son maître : c’est la piètre image que Don Quichotte offre à tout observateur qui justifie le titre, et la vision pitoyable que le Consul a de lui-même suscite cette identification au Chevalier de la Triste Figure.

Alors que cette forme d’allusion repose sur de l’onomastique dérivé (dans la mesure où la désignation du personnage est périphrastique, métaphorique et définitionnelle, donc indirecte), l’allusion suivante décline l’isotopie donquichottienne en nommant directement le personnage, après s’être insinuée dans le texte sous la forme de deux mots métonymiquement associés à Don Quichotte. Elle apparaît au chapitre III, alors que le Consul, témoignant tout d’abord d’un nouveau désir amoureux pour son ex-épouse, déclare forfait après avoir bifurqué mentalement vers l’évocation de son véritable objet d’amour :

‘But he could feel now, too, trying the prelude, the preparatory nostalgic phrases on his wife’s senses, the image of his possession, […] fading, and slowly, inexorably, that of a cantina, when in dead silence and peace it first opens in the morning, taking its place. […] Ah none but he knew how beautiful it all was, the sunlight, sunlight, sunlight flooding the bar of El Puerto del Sol, flooding the watercress and oranges, or falling in a single golden line as if in the act of conceiving a God, falling like a lance straight into a block of ice—’ ‘“Sorry, it isn’t any good I’m afraid.” The Consul shut the door behind him and a small rain of plaster showered on his head. A Don Quixote fell from the wall. He picked up the sad straw knight …’ ‘And then the whiskey bottle: he drank fiercely from it. (UTV, 89-90, italiques ajoutés)’

Les préliminaires amoureux auxquels le Consul a convié Yvonne se transforment rapidement en préoccupations éthyliques. La panne sexuelle du Consul est, dans un premier temps, occultée par la description poétique de la lumière féconde du soleil qui inonde le bien-nommé bar d’El Puerto del Sol, et dont l’unique rayon d’or préside, dans ses fantasmes, à une sorte de conception divine. Par un ironique effet textuel, ce rayon est lui-même comparé à un objet potentiellement phallique, une lance, qui, comme on le sait, fait partie de la panoplie guerrière de l’ingénieux hidalgo de la Manche. Elle constitue le premier indice lexical qui évoque discrètement Don Quichotte sur le mode métonymique (ou, plus exactement, par le biais d’une synecdoque, la partie—la lance—désignant ici le tout, c’est-à-dire le propriétaire de cette arme), sans nécessairement attirer l’attention du lecteur. Un second indice vient toutefois en renforcer l’effet et préparer une lecture paradigmatique renvoyant à ce personnage. Le mot d’excuse bredouillé par le Consul (« Sorry ») a certes ici une valeur attributive : le contexte — l’impuissance du Consul — paraît à lui seul justifier son apparition. Il n’en rappelle pas moins son occurrence textuelle sous forme d’épithète dans la périphrase canonique qui désigne Don Quichotte : « the Knight of Sorry Aspect ». En outre, ce qui de prime abord peut sembler une coïncidence lexicale s’avère rétrospectivement une habile manœuvre de la part de l’auteur, dès lors que la figurine en paille représentant Don Quichotte concrétise en quelque sorte le déploiement de l’isotopie donquichottienne dans cet épisode. En effet, le Don Quichotte de paille qui tombe du mur est une miniaturisation visuelle qui vient ponctuer ironiquement le pitoyable échec du Consul439. L’hypallage qui transforme légèrement la description du chevalier (de la triste figure on passe à la tristesse spirituelle, de « sorry » à « sad ») traduit en retour l’empathie du Consul pour le héros tragi-comique de Cervantès et parachève ainsi le processus identificatoire440.

Cette identification à Don Quichotte accompagnera le Consul jusqu’au terme de sa vie, dans le sinistre bar du Farolito. Dans un discours délirant qui évoque le Sermon du Christ sur la Montagne selon Saint Matthieu, pêle-mêle avec des allusions à Don Quichotte ainsi qu’à Macbeth, le Consul s’en prend aux membres de la police fasciste qui vont l’éliminer quelques instants plus tard. Tous ces pans de discours et ces personnages convoqués par son délire verbal vont constituer une sorte de crescendo dénonciateur qui précipitera sa perte :

‘[…] The Consul didn’t know what he was saying: “Only the poor, only through God, only the people you wipe your feet on, the poor in spirit, old men carrying their fathers and philosophers weeping in the dust, America perhaps, Don Quixote--” he was still brandishing the sword, it was that sabre really, he thought, in María’s room— “if you’d only stop interfering, stop walking in your sleep, stop sleeping with my wife, only the beggars and the accursed.” The machete fell with a rattle. The Consul felt himself stumbling backwards until he fell over a tussock of grass. “You stole that horse,” he repeated. (UTV, 372, italiques ajoutés)’

Dans cet extrait, l’identification devient incarnation : le Consul devient, le temps d’une scène que lui suggère son délire, l’ingénieux hidalgo qui vient au secours des opprimés, parmi lesquels semblent figurer les pauvres en esprit du Christ441, les opprimés et braves gens de toutes sortes que l’on écrase ou que l’on méprise, tel ce convoyeur de fonds dépouillé par les sinarquistas et agonisant au bord de la route au chapitre VIII442, ou ce vieil Indien portant un homme encore plus âgé sur son dos à la fin du chapitre IX443, qui, par le choix des mots du Consul, dialogiquement corrélés avec leurs avatars textuels précédents, concentre sur lui les attributs de l’amour filial, du philosophe en souffrance et de la pauvreté qui font toute sa grandeur.

C’est en effet après qu’un coq a déféqué sur lui que le Consul, s’emparant d’une machette et faisant mine de vouloir décapiter l’animal, sans toutefois y parvenir, reprend ses accusations (il a déjà explicitement accusé le Chef des Rostres et ses acolytes d’avoir tué le convoyeur de fonds indien444) et endosse la persona de l’hidalgo de la Manche. Il joint le geste à la parole et, ce faisant, se voit en train de jouer les Don Quichotte : le texte manifeste ce dédoublement théâtral en mettant en avant la lucidité du Consul, encore capable de distinguer une machette mexicaine d’une véritable épée. En revanche, sa rhétorique et ses menaces sont tout aussi infructueuses que les batailles menées par Don Quichotte, notamment lorsque les nouvelles accusations qu’il porte contre les sinarquistas finissent par se mélanger dans son esprit aux reproches d’ingérence, de trahison et de cocuage qu’il a adressés précédemment à Yvonne, à Hugh et à Jacques Laruelle. Trahison privée et agression publique s’entremêlent dans la paranoïa du Consul, mais l’allusion littéraire, qui souligne certes une posture théâtrale, n’inflige pas pour autant de démenti à la justesse d’une telle incarnation.

L’appropriation de l’histoire de Don Quichotte par le Consul va d’ailleurs au-delà d’un processus identificatoire personnel. Dans le dernier extrait retenu, c’est à Hugh, soucieux de venir en aide au convoyeur de fonds agonisant, et retenu par son frère aîné, que l’allusion se résumant à un seul mot porteur de l’absurdité du comportement donquichottesque se rapporte :

‘[…] Hugh would have jumped down only the Consul, exerting his strength, held him pinned to a stanchion.’ ‘“Never mind, old boy, it would have been worse than the windmills.”—“What windmills?”’ ‘Dust obliterated the scene … (UTV, 247-248, italiques ajoutés)’

Le mot « windmills » constitue à lui seul le marqueur d’allusion dans un passage où la dimension onomastique n’apparaît pas. La réaction interloquée de Hugh s’explique par une naïveté maintes fois soulignée ou suggérée par la voix narrative, et par un intérêt pour la littérature — et pour les clins d’œil — nettement moins marqué que celui de son demi-frère. Par le biais de ce mot embrayeur qui entretient un rapport métonymique avec Don Quichotte consacré par la tradition littéraire, le Consul fait bien évidemment allusion aux moulins que l’hidalgo de la Manche prenait pour des géants à combattre, et contre lesquels il joutait avec une ferveur aussi absurde que l’entêtement de Hugh à vouloir jouer au bon samaritain. L’extravagante dangerosité de l’attitude téméraire de Hugh est ainsi comparée de manière implicite à la quête grotesque de Don Quichotte, lequel sert d’analogon littéraire aux deux frères non seulement dans l’esprit du Consul, mais aussi dans celui de Lowry. Ce dernier, rappelons-le, voulait faire de Hugh et Geoffrey Firmin deux facettes complémentaires d’un personnage composite : le paradigme de Don Quichotte les rapproche, plus qu’il ne les dissocie, en conférant toutefois un supplément grotesque au délire du Consul, absent de l’attitude potentiellement absurde de son frère.

C’est dire que l’isotopie donquichottienne envahit tout le roman et s’organise autour d’un faisceau d’allusions dont les quatre extraits cités ci-dessus constituent quelques-uns des principaux rayons. La figure de Don Quichotte concentre en elle un mélange d’incongruité grotesque et de délire particulièrement intéressant pour Lowry, et par le biais de ces allusions à la fois discrètes et éloquentes, le réinvestissement littéraire qui en découle s’avère des plus saisissants.

Il nous faut voir à présent ce qu’un fil littéraire aussi productif peut produire comme effet lorsqu’il est entrecroisé avec un autre, et comment s’opèrent chez Lowry des glissements de sens lorsque l’allusion est filée et retravaillée.

Notes
437.

Gerald Prince propose la définition suivante du mot isotopy : « The repetition of semiotic features that institutes the coherence of a text. […] In its more restricted acceptation, the term is taken to designate the repetition of semantic units in a text (or part thereof). In its broadest sense, it designates the repetition of units at any and all textual levels (phonetic, stylistic, rhetorical, syntactic, prosodic, etc). » in A Dictionary of Narratology, ( Lincoln &London : U. of Nebraska Press, 1987), p. 47.

438.

Au chapitre XIX de la première partie de Don Quichotte, l’explication de l’origine de cette appellation emblématique est fournie au lecteur par les protagonistes eux-mêmes :

« Don Quichotte demanda à Sancho qui l’avait mû à l’appeler le Chevalier de la Triste Figure plutôt alors que jamais. « Je vous le dirai, répondit Sancho ; c’est parce que je me suis mis à vous contempler un peu à la lueur du flambeau que porte ce pauvre mal allant; et véritablement vous avez la plus mauvaise figure que j’aie jamais vue; et en doit être la cause ou la lassitude et travail de ce combat, ou bien l’absence de vos dents. – Ce n’est pas cela, répondit don Quichotte, mais c’est que ce sage à qui doit appartenir la charge d’écrire l’histoire de mes exploits aura été d’avis que je prenne quelque nom appellatif comme en prenaient tous les chevaliers du temps jadis : car l’un s’appelait celui de l’Ardente Épée ; un autre, celui de la Licorne ; celui-là, des Damoiselles ; celui-ci, de l’Oiseau Phénix ; l’autre, le Chevalier du Griffon ; cet autre, celui de la Mort ; et par ces noms et marques ils étaient connus par toute la surface du globe. Je pense donc que le susdit sage t’aura mis en la bouche et en la pensée tout présentement que tu m’aies appelé le Chevalier de la Triste Figure, comme je veux m’appeler dorénavant ; et afin qu’un tel nom me convienne mieux, je suis résolu de faire peindre en mon écu, lorsque j’en aurai plus de commodité, une fort triste figure. » Sancho lui dit : « Monsieur, il n’est aucun besoin d’employer du temps et de l’argent à faire cette figure, il suffit que vous découvriez la vôtre et montriez le visage à ceux qui vous regarderont : car sans plus, et sans aucune autre image ni écu, ils vous appelleront celui de la Triste Figure ; et croyez que je dis vrai, car je vous promets, monsieur (et ceci soit dit par raillerie), que la faim et la faute de vos dents vous font un si mauvais visage que, comme j’ai dit, on peut se passer de la triste peinture. » »  L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche de Cervantès, Première Partie, traduction de César Oudin, revue par Jean Cassou (1949 ; Paris : Editions Gallimard, 1988), pp. 212-213.

439.

Comme le soulignent Ackerley & Clipper : « Here the ineffectiveness of the Consul’s  “lance” is to the fore as his romantic quest becomes a sorry failure » (Companion, note 95.4, p. 139).

440.

L’hypallage est une « figure de construction qui lie un mot syntaxiquement à un autre alors qu’il se rattache logiquement et sémantiquement à un terme extérieur. » Lexique des mots littéraires, sous la direction de Michel Jarrety (Paris : Librairie Générale Française, 2001), p. 216. Ici l’adjectif « sad » est appliqué à la figurine en paille alors que c’est le Consul qui éprouve un sentiment de tristesse.

441.

« Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! » (Matthieu, 5 : 3)

442.

Voir les pages 240 à 248 du chapitre VIII.

443.

« Bent double, groaning with the weight, an old lame Indian was carrying on his back, by means of a strap looped over his forehead, another poor Indian, yet older and more decrepit than himself. He carried the older man and his crutches, trembling in every limb under this weight of the past, he carried both their burdens.

They all stood watching the Indian as he disappeared with the old man round a bend of the road, into the evening, shuffling through the grey white dust in his poor sandals … » (UTV, p. 280, italiques ajoutés)

444.

«  “You poxboxes. You coxcoxes. You killed that Indian. You tried to kill him and make it look like an accident,” he roared. “You’re all in it. Then more of you came up and took his horse. Give me my papers back” » (UTV, pp. 371-372). On notera une fois de plus l’extraordinaire lucidité du Consul et la cohérence de ses explications en dépit de son délire éthylique.