De l’illusion biographique à l’affabulation dénoncée

Le premier extrait relate l’incident du S.S. Samaritan, bateau-espion camouflé en navire marchand  sillonnant le Pacifique lors de la première guerre mondiale : le Consul fut distingué par une médaille pour avoir capturé l’équipage d’un sous-marin allemand en tant que commandant de remplacement du vaisseau britannique. Toutefois, cette récompense fut précédée d’un jugement en cour martiale du Consul qui aurait laissé ses hommes commettre un crime en brûlant vifs les officiers allemands prisonniers de guerre. En dépit d’un acquittement prononcé en sa faveur, le mystère ne fut pas dissipé et le Consul en garda le sentiment d’une atteinte à son honneur. Il incombe à Laruelle, personnage focalisateur du chapitre liminaire, de fournir au lecteur une version prudente des faits. Comme nous allons le voir, l’intérêt de ce passage réside dans le révisionnisme mi-provocateur, mi-délirant du Consul qui subvertit cette tranche biographique indécidable. Les propos du Consul, intégrés dans la vision globale que Laruelle a de son ami, font ainsi naître dans le texte une allusion filée à Lord Jim, finalement infléchie par l’intrusion d’une référence à Don Quichotte :

‘So the Consul had not received his decoration without first being court-martialed. He was acquitted. It was not at all clear to M. Laruelle why he and no one else should have been tried. Yet it was easy to think of the Consul as a kind of more lachrymose pseudo “Lord Jim” living in a self-imposed exile, brooding, despite his award, over his lost honour, his secret, and imagining that a stigma would cling to him because of it throughout his whole life. Yet this was far from the case. No stigma clung to him evidently. And he had shown no reluctance in discussing the incident with M. Laruelle, who years before had read a guarded article concerning it in the Paris-Soir. He had even been enormously funny about it. “People simply did not go round,” he said, “putting Germans in furnaces.” It was only once or twice during those later months when drunk that to M. Laruelle’s astonishment he suddenly began proclaiming not only his guilt in the matter but that he’d always suffered horribly on account of it. He went much further. No blame attached to the stokers. No question arose of any order given them. Flexing his muscles he sardonically announced the single-handed accomplishment himself of the deed. But by this time the poor Consul had already lost almost all capacity for telling the truth and his life had become a quixotic oral fiction. Unlike “Jim” he had grown rather careless of his honour and the German officers were merely an excuse to buy another bottle of mescal. (UTV, 33, italiques ajoutés) ’

Plus explicite, moins discrète que les précédentes, l’allusion contenue dans la première partie de l’extrait est en fait une allusion filée. Elle se rapporte à Lord Jim, personnage éponyme du roman de Conrad, et à son histoire. Au moyen d’une succession d’expressions tournant autour du thème de l’honneur perdu (« living in a self-imposed exile, brooding […] over his lost honour, his secret, and imagining that a stigma would cling to him… ») et rendant compte d’une similarité de destins entre le Consul et Lord Jim, la voix narrative tente d’épouser la vision des choses qu’a Laruelle. Celle-ci s’avère néanmoins plus complexe et plus retorse, puisque d’emblée surgit le sème des apparences (« a kind of more lachrymose pseudo  “Lord Jim” ») qui bat en brèche la validité de la comparaison esquissée. Toute restitution de la vérité au sujet des actes du Consul reste problématique. En outre, la comparaison que l’allusion filée propose entre le Consul et Lord Jim est infirmée par l’encadrement que constitue la répétition de la conjonction de coordination « yet ». Ainsi donc, l’amorce de vérité biographique tombe à plat : le Consul n’est pas « Tuan Jim », puisque contrairement à Jim, il n’a pas droit à une telle réhabilitation et que sa mort, dans les faits, ne consacre pas son relèvement, mais le parachèvement de sa déchéance (« “ this is a dingy way to die” », UTV, 371).

La piste conradienne est loin d’être probante : le Consul se complaît en effet dans une mise à distance burlesque de la crudité des faits, tout à fait étrangère au remords éprouvé par Jim. L’allusion filée n’était, à tout prendre, qu’une comparaison-piège pour le lecteur, une fausse piste. On comprend dès lors le glissement du texte vers le registre de l’histrionisme et de l’affabulation. En effet, dans la seconde partie de l’extrait proposé, le thème conradien est relégué au profit d’une scénographie où rodomontades et élucubrations se succèdent. Le Consul, en reconnaissant sa responsabilité, réintègre brièvement le paradigme conradien (« but that he’d always suffered horribly on account of [his guilt] ») pour mieux s’en détacher et transformer l’indécidable en jouissance. Mais ce qui est de l’ordre de la jouissance pour le Consul a pour fondement sa logorrhée qui, aux yeux de Laruelle et de l’instance narrative, n’est que pure illusion. L’expression « a quixotic oral fiction » insiste en effet sur le côté chimérique et outrancier des propos du Consul dont Laruelle, réprobateur, entend se détacher en ironisant à son tour sur les perspectives alcoolisées qui les sous-tendent.

« Pseudo Jim », le Consul dérive essentiellement vers l’affabulation donquichottesque, délaissant le registre du remords tragique conradien au profit de l’étalage du burlesque et du grotesque, tandis que sa capacité à relater la vérité est sérieusement remise en question par Laruelle. Il convient cependant de préciser ici que la mythomanie consulaire procède à la fois du délire donquichottesque et de la provocation sardonique. A la naïveté du personnage de Don Quichotte vient se substituer une dimension provocatrice absente chez ce dernier. La volte–face du Consul le rapproche certes de Don Quichotte, mais ses aptitudes caméléonesques le soustraient à toute catégorisation fixe. L’entrecroisement des paradigmes proposés à la lecture rend suffisamment compte de l’élasticité du personnage.