Du récit édifiant au cauchemar grotesque

Le second exemple d’allusion filée que nous proposons d’examiner se trouve au chapitre III du roman, après les retrouvailles du Consul et d’Yvonne. Celui-ci, quoique s’étant prêté à une opération de sevrage alcoolique dirigée par son frère, et fier de l’annoncer à son épouse, ne peut s’empêcher de désirer ardemment les boissons qui lui sont proscrites. Aux reproches encore non formulés par Yvonne, mais pressentis par le Consul, viennent se substituer trois allusions à un poème de Goethe, « Die wandelnde Glocke » (la cloche ambulante)445, qui mettent en scène le sentiment de sa culpabilité et son délire de persécution, alors même que le carillon des cloches de Quauhnahuac se fait entendre :

‘[…] Far more than the hour of Hugh’s arrival was to be dreaded the issue that was already bounding after him at the gait of Goethe’s famous church bell in pursuit of the child truant from church.[…]’ ‘“It’s still only eight-thirty.” The Consul took off his glasses again.’ ‘“Your eyes, you poor darling—they’ve got such a glare,” Yvonne burst out with: and the church bell was nearer; now it had loped, clanging, over a stile and the child had stumbled.’ ‘“ A touch of the goujeers …Just a touch.” Die Glocke Glocke tönt nicht mehr ... The Consul traced a pattern on one of the porch tiles with his dress shoes in which his sockless feet [...] felt swollen and sore. […]’ ‘“‑Look at the red bird on the tree twigs, Geoffrey! I never saw a cardinal as big as that before.”’ ‘“No. […] You wouldn’t have. Because it isn’t a cardinal.”’ ‘“Of course that’s a cardinal. Look at its red breast. It’s like a bit of flame!” Yvonne, it was clear to him, dreaded the approaching scene as much as he, and now felt under some compulsion to go on talking about anything until the perfect inappropriate moment arrived, that moment too when, unseen by her, the awful bell would actually touch the doomed child with giant protruding tongue and hellish Wesleyan breath. “There on the hibiscus!” (UTV, 73-74, italiques ajoutés)’

Dans l’extrait ci-dessus, les trois allusions au poème de Goethe encadrent la citation littérale (en allemand dans le texte) du premier vers de la quatrième strophe : la cloche ne sonne plus, parce qu’elle est descendue du clocher pour donner la chasse à l’enfant récalcitrant qui préfère faire l’école buissonnière plutôt que de se rendre à l’église. Sa mère l’avait prévenu que le carillon de l’église lui était destiné, et que s’il ne répondait pas à son invitation, la cloche viendrait le chercher. Le poème se veut donc récit édifiant à l’usage du bon chrétien, et plus encore, à celui de tout individu dont la foi est défaillante, voire inexistante. Le traitement comique de l’histoire, où la cloche accourt en se dandinant446 et fait fuir l’enfant qui retourne tout droit dans le giron de l’Église, sans plus jamais se faire prier, n’a rien en commun avec le degré cauchemardesque du « remake » consulaire, en dépit de la description de l’enfant terrorisé par cette insolite poursuivante.

En effet, les trois allusions deviennent, dans l’enfer privé du Consul, la représentation, en contrepoint métaphorique, de son délire de persécution face aux reproches réels de son frère et de son ex-épouse. Dès la première allusion, la cloche n’est déjà plus qu’un point de comparaison avec le véritable persécuteur du Consul, à savoir « the issue », le problème qui le tourmente et le poursuit comme elle à grands bonds : son alcoolisme qui lui vaut notamment les remontrances de Hugh. Par un déplacement métonymique, la première allusion passe donc du poursuivant à la chose poursuivie et réprouvée, soit l’éthylisme du Consul. La deuxième allusion reprend la fable de Goethe et décrit la progression de la cloche qui devient de plus en plus menaçante pour l’enfant, tout comme les remarques d’Yvonne au sujet des yeux du Consul sont perçues par ce dernier de manière très paranoïaque, alors que la jeune femme semble plus consternée et attendrie que belliqueuse.

Le délire de persécution du Consul semble en passe d’atteindre son paroxysme lorsqu’à partir  d’un désaccord avec Yvonne sur des considérations ornithologiques, il entrevoit l’imminence d’une scène de ménage prétexte à d’autres reproches. Cette scène tant redoutée est alors une fois de plus comparée à la crainte d’un contact imminent avec la cloche persécutrice : Lowry donne libre cours aux fantasmes de son personnage pour réécrire la fable goethéenne et la transformer en cauchemar puritain. C’est ainsi qu’à l’enfant récalcitrant, puis repenti, du poème de Goethe vient se substituer le Geoffrey-enfant du chapitre liminaire. Le jeune Geoffrey fut, comme Lowry lui-même, envoyé dans une école d’obédience wesleyenne447, et c’est cet enfant-là, toujours vivant dans le Consul pétri de culpabilité, qui transforme à présent l’histoire de Goethe en scénario monstrueux et cauchemardesque digne des sermons les plus terrifiants de sa jeunesse. L’adaptation wesleyenne du récit goethéen va en effet de pair avec une expansion grotesque de l’histoire. Alors que chez Goethe, l’enfant court à travers champs et regagne l’église sans avoir été rattrapé par la cloche, le Consul envisage ce qui pour lui est le comble de l’horreur : le moment où l’enfant est effectivement rattrapé par la cloche qui le touche de sa langue géante et lui inflige son infernale haleine puritaine.

On l’aura compris, il n’est point de salut dans le scénario consulaire : celui qui a bu paiera sa faute, et se verra infliger les tourments de l’Enfer. Chez le Consul, l’enfant n’est pas repentant et se voit, par conséquent, condamné. Cette forme de harcèlement moral intime à laquelle le Consul est livré complète en outre d’autres tortures mentales telles que le harcèlement vocal infligé par ses démons intérieurs, ses « familiers ». Dans le cas présent, l’allusion récurrente à la cloche ambulante de Goethe constitue une dramaturgie de sa culpabilité. Le délire de persécution prend la forme d’un motif musical qui se donne à lire en contrepoint de la conversation qu’il a avec Yvonne au sujet de son sevrage éthylique, tout en étant la transformation d’une histoire édifiante mais moins monstrueuse que le prolongement virtuel concocté par sa propre paranoïa. Comme dans l’exemple précédent, il y a transformation d’un paradigme, mais celle-là s’effectuait par entrecroisement d’allusions, alors que celle-ci procède par expansion et amplification d’un seul et même matériau allusif lors de sa troisième manifestation.

Notes
445.

Ackerley & Clipper ont reproduit l’intégralité du poème de Goethe, ainsi qu’une traduction anglaise, dans leur ouvrage. Voir Companion, note 78.1, pp. 112-114.

446.

« Die Glocke kommt gewackelt. » : quatrième vers du quatrième quatrain. Voir Companion, note 78.1, p. 113.

447.

Au chapitre I du roman, il est effectivement question d’une « strict Wesleyan school »   (UTV, p. 18). Ackerley & Clipper en font la description suivante : « [A school] run by the Methodist Church, which was founded by John Wesley (1703-91) as a non-conformist and deritualized breakaway from the Anglican Church. The connotations are of joyless discipline and fear of God, which account in part for the sense of guilt the Consul feels, p. [74], when he hears the church bell and imagines its “hellish Wesleyan breath.” It is ironic that Geoffrey received his education from Methodist teachers, strongly opposed to alcohol. “The Leys,” Lowry’s public school, was also Methodist »  (Companion, note 24.3, p. 33).