Alchimie shakespearienne

Le premier extrait que nous voulons examiner se trouve au chapitre V du roman, alors que le Consul inspecte son jardin, quelques instants avant sa conversation avec son voisin Quincey. Geoffrey Firmin vient de se réveiller, et si ses excès alcooliques de la matinée se font tout d’abord ressentir, y compris par le biais de ses « familiers » qui le narguent et le sermonnent tour à tour, il parvient toutefois à surmonter de tels désagréments en s’accordant une gorgée thérapeutique de tequila. Dès lors, son environnement change d’aspect à ses yeux, et c’est avec satisfaction qu’il parcourt du regard sa propriété où semble régner une curieuse impression d’ordre. La discrète alchimie produite par deux allusions furtives à Shakespeare jette, comme nous allons le montrer, un éclairage intéressant sur cette vision d’ordre du Consul :

‘[…] Oddly enough, [his garden] did not strike him as being nearly so « ruined » as it had earlier appeared. Such chaos as might exist even lent an added charm. He liked the exuberance of the unclipped growth at hand. Whereas further away, the superb plantains flowering so finally and obscenely, the splendid trumpet vines, brave and stubborn pear trees, the papayas planted around the swimming pool and beyond, the low white bungalow itself covered with bougainvillea, its long porch like the bridge of a ship, positively made a little vision of order, a vision, however, which inadvertently blended at this moment, as he turned by accident, into a strangely subaqueous view of the plains and the volcanoes with a huge indigo sun multitudinously blazing south southeast. Or was it north northwest? (UTV, 127-128, italiques ajoutés)’

La première partie de la description du jardin et de la propriété dans son ensemble substitue aux sèmes de la désolation ou du délabrement ceux de la profusion et du foisonnement, et cette impression de chaos positif et de luxuriance joyeuse traduit la nouvelle humeur euphorique du Consul, qui contraste singulièrement avec le désenchantement d’Yvonne au chapitre III, ainsi qu’avec sa propre lucidité quant à l’état du jardin448. Toutefois, en se retournant, le Consul voit se transmuer cette impression d’ordre en une perspective inversée des choses. Le petit bungalow blanc, dont la longue terrasse lui rappelle un pont de navire, a cédé la place à une étrange vision subaquatique des plaines et des volcans.

C’est par le biais de ce que nous conviendrons d’appeler une double hypallage intertextuelle que Lowry introduit alors des termes shakespeariens empruntés respectivement à Macbeth et à Hamlet pour décrire le rayonnement du soleil tel que le perçoit le Consul. Nous nous permettons de donner à cette figure stylistique une extension de sens pour décrire une substitution intertextuelle. Il y a double hypallage inter­textuelle dans la mesure où les marqueurs d’allusion « multitudinously » et « north northwest » sont appliqués dans Under the Volcano au flamboiement du soleil indigo, alors que dans les deux tragédies de Shakespeare, ces mêmes expressions renvoient respectivement à la multitude des océans qui serait inondée de rouge par la tache de sang sur les mains assassines de Macbeth449, et à la direction nord nord-ouest du vent qui, selon Hamlet, annonce ce qu’il conçoit comme sa folie par intermittences450.

Le premier emprunt procède à une légère modification grammaticale (on passe de l’adjectif « multitudinous » à son dérivé adverbial) et applique l’adjectif utilisé par Shakespeare pour agrandir de manière épique l’image d’une mer souillée par le sang du crime de Macbeth au soleil dont les rayons deviennent à leur tour innombrables. Le passage au pluriel contenu dans l’adverbe « multitudinously », devient ainsi le signe d’un agrandissement épique du délire consulaire. Ce déplacement sémantique intertextuel est d’autant plus aisé que le soleil est reflété dans l’eau de la piscine du Consul, comme si le ciel s’était transformé en mer, et comme si le Consul, dont la vision est « subaquatique », se trouvait sous l’eau, dans cette même piscine reflétant le soleil. Ainsi est restituée sa vision inversée des choses, ou plus exactement, sa vision alcoolisée d’un soleil dont la couleur (entre le bleu et le violet) rappelle, en outre, la mort ou le deuil. Le second emprunt reprend l’expression utilisée par Hamlet pour expliquer à Rosencrantz et Guildenstern que sa folie est feinte, et qu’il y a recours lorsque cela s’avère nécessaire, d’où une forme d’aliénation observable par intermittences, comme les changements de direction du vent. Il y a là aussi déplacement sémantique de la direction des vents à celle de l’orientation des rayons du soleil indigo, et l’emprunt shakespearien confère à la « folie » du Consul, et à son éthylisme, ce même aspect relatif et intermittent.

Ces deux allusions nécessitent, pour être repérables, une certaine érudition, comme celle dont font preuve Ackerley et Clipper451, ou requièrent, à tout le moins, une bonne connaissance des textes shakespeariens. Lowry, à n’en pas douter, possédait lui aussi une telle érudition, et l’on ne saurait donc attribuer ces deux allusions au simple fait du hasard. Sans les avoir nécessairement débusquées, le lecteur attentif est susceptible de s’arrêter notamment sur l’étrangeté et la rareté du premier mot : il peut subodorer l’emprunt, avoir repéré un marqueur d’allusion sans pour autant savoir où trouver ce à quoi il renvoie. C’est dans cette optique que l’on peut parler d’allusions sibyllines qui font entrer le Consul dans le paradigme littéraire de la folie aux dimensions épiques et encore davantage dans celui de la folie par intermittences : un faux-fou, en dépit — ou en raison — de sa vision alcoolisée des choses où règne, après tout, un certain ordre.

Notes
448.

C’est ainsi qu’à leur arrivée dans la propriété, le Consul avait tenu les propos suivants à Yvonne : « “Though the garden’s a rajah mess, I’m afraid. We’ve been virtually without a gardener at all for months. Hugh pulled up a few weeds.” » (UTV, p. 66). Yvonne avait corroboré ce sentiment de négligence et d’abandon en disant quelques pages plus loin : « “ Geoffrey, this place is a wreck !”» (UTV, p. 74).

449.

Macbeth : Will all great Neptune’s ocean wash this blood

Clean from my hand? No, this my hand will rather

The multitudinous seas incarnadine,

Making the green one red. ( Macbeth, II, 2 : 59-62, italiques ajoutés)

450.

Hamlet : “I am but mad north-north-west. When the wind is southerly, I know a hawk from a handsaw.” (Hamlet, II, 2 : 374 -375, italiques ajoutés)

451.

Voir Companion, note 132.2, pp.188-189.