Enjeu métaphysique autour d’un terrain de golf

Les allusions les plus obscures sont souvent chez Lowry celles où se niche une vision métaphysique de la destinée des personnages. Ainsi, dans l’extrait suivant tiré du chapitre VII du roman, Lowry parvient à faire de la perspective panoramique et plongeante qu’a le Consul du haut de la tour où habite Laruelle, une représentation proleptique du destin de son personnage sous la forme d’un terrain de golf revu et corrigé par les fantasmes du Consul, relayés par un parcours textuel semé d’allusions :

‘He took the binoculars from Hugh, and now, his drink upon a vacant merlon between the marzipan objects, he gazed steadily over the country. But oddly he had not touched this drink. And the calm mysteriously persisted. It was as if they were standing on a lofty golf-tee somewhere. What a beautiful hole this would make, from here to a green out into those trees on the other side of the barranca, that natural hazard which some hundred and fifty yards away could be carried by a good full spoon shot, soaring … Plock. The Golgotha Hole. High up, an eagle drove downwind in one. It had shown lack of imagination to build the local course back up there, remote from the barranca. Golf = gouffre = gulf. Prometheus would retrieve lost balls. And on that other side what strange fairways could be contrived, crossed by lone railway lines, humming with telegraph poles, glistening with crazy lies on embankments, over the hills and far away, like youth, like life itself, the course plotted all over these plains, extending far beyond Tomalín, through the jungle, to the Farolito, the nineteenth hole … The Case is Altered. (UTV, 202)’

De son point de vue panoramique, le Consul envisage un nouveau parcours de golf qu’il substitue au parcours réel, lequel, dans sa conception, lui semble sans intérêt, parce que trop éloigné de la barranca, et surtout trop éloigné de la conception métaphysique qu’il entend y projeter. Autrement dit, le parcours qu’il préconise convient davantage à sa vision transfigurée du jeu de golf qui devient métaphore visuelle et visionnaire d’un itinéraire humain, en l’occurrence le sien propre.

Dans cette nouvelle configuration fantasmatique des lieux, le premier trou est celui que constitue la barranca, accident naturel qui devrait être franchi pour accéder au trou du Golgotha. Nom araméen du Calvaire où Jésus fut crucifié, Lowry l’associe au terrain de golf consulaire pour signifier le « sacrifice » du Consul dont le jeu s’avère fort dangereux. En outre, cette association semble dictée, si l’on en croit Ackerley et Clipper, par la fausse étymologie que Gerald Manley Hopkins aurait donnée au mot « golf », et qu’il associe à « gulf » qui peut désigner tout à la fois un trou, un gouffre, ou un crâne, ce dernier mot renvoyant au « Golgotha », le lieu du crâne452. Cette fausse étymologie est reprise par Lowry qui pose l’équation « golf = gouffre = gulf», le deuxième mot convoquant Baudelaire et son « attirance du gouffre ». La maquette imaginaire du Consul intègre tout un parcours aboutissant au Farolito, le dix-neuvième trou qui, dans le jargon des joueurs de golf, équivaut en quelque sorte à la troisième mi-temps des joueurs de football. On ne saurait dire si, dans son parcours de golf visionnaire, le « Golgotha Hole » constitue le premier vrai trou (après le magnifique gouffre de départ et premier obstacle constitué par la barranca), ou bien le dix-huitième, mais l’aigle qui tombe directement dans un autre trou non loin de là rappelle inévitablement l’oiseau de proie qui dévora le foie de Prométhée, enchaîné sur le plus haut sommet du Mont Caucase, après que celui-ci eut volé le feu aux Dieux pour le donner aux hommes. Prométhée est presque inévitablement présent deux lignes plus loin, transformé de façon burlesque en boy des terrains de golf. La crucifixion du Christ et une adaptation du mythe prométhéen sont ainsi entrelacées, tandis que Gerald Manley Hopkins et Baudelaire parrainent les élucubrations linguistiques et métaphysiques du Consul.

Ainsi, le terrain de golf que le Consul propose n’a pas d’étrange que les parcours gazonnés (« fairways »); le jeu d’obstacles qui s’offre au lecteur est parsemé d’embûches, c’est-à-dire d’allusions littéraires et mythologiques que Lowry dispose de manière adroite dans la trame de son texte. Le Consul, à n’en pas douter, est bel et bien en train de devenir un « Donne des parcours de golf », comme il est dit une page plus loin. Or John Donne est précisément un « poète métaphysique » dont les sonnets religieux sont des méditations sur la mort : nul ne sera donc surpris de le voir convoqué ici, puis pastiché dans son poème « A Hymn to God the Father » dans cette même page453. C’est d’ailleurs à cette fin inéluctable que le parcours visionnaire du Consul aboutit : itinéraire vers la chute finale et vers le Farolito, la taverne du changement irréversible, où son « affaire » est réglée et sa situation « modifiée » une fois pour toutes454. Ce rapprochement autotextuel entre la taverne du chapitre I, où il a célébré la perte de l’innocence et l’affirmation de sa virilité, et celle où il sera condamné par ses bourreaux marque le cheminement d’une vie : le dix-neuvième trou est celui de la mort, et le parcours envisagé par le Consul n’est pas un parcours du Tendre, mais bel et bien une représentation d’un désir de mort. Si quelques exclamations dans le passage (« What a beautiful hole this would make… what strange fairways…») suggèrent un traitement euphorique de ce parcours visionnaire, il n’en demeure pas moins que cette réflexion métaphysique sur la vie et la mort est accompagnée d’une funeste topographie mentale.

D’un tel réseau d’allusions et d’images émerge ce que l’on pourrait appeler un concentré dialogique de voix orchestrant la partition de vie du Consul autour de la triple isotopie du jeu, de l’itinéraire et de l’aboutissement ultime, ou si l’on préfère autour du golf, du gouffre et de la mort.

De manière plus générale, chaque allusion littéraire, qu’elle soit isolée, discrète et oblique, ou bien plus baroque, plus ostentatoire, ou encore démultipliée dans ses effets par une friction dialogique avec d’autres allusions, contribue simultanément à nuancer et à universaliser, conformément aux vœux de Lowry, l’itinéraire fictionnel de chaque personnage, notamment celui du Consul. Ce dernier, dont l’ivresse bibliophile est tout aussi avérée que son alcoolisme, est bien « la voix [dialogisée] de son maître » qui ferait assurément sienne la définition suivante de l’allusion littéraire :

‘Faisant courir dans le murmure intérieur du sujet le discours de l’autre, l’allusion littéraire brise le solipsisme d’une parole qui se veut solitaire, et travaille à ouvrir dans le monologue originel la série des dialogues. (Amossy, 161)’

Il nous reste à examiner maintenant les effets produits sur le murmure intérieur des voix du « Volcan » par l’apport roboratif d’une forme d’emprunt plus manifeste et plus voyante que l’allusion : celui de la citation.

Notes
452.

Voir Companion, note 206.5, pp. 281-282 : « As Kilgallin notes […], the Consul’s reasoning is based on Gerald Manley Hopkins’s Early Diaries (1864), p. 25 :

Gulf, golf. If this game has its name from the holes into which the ball is put, they may be connected, both being from the root meaning hollow. Gulp, gula, hollow, hilt, koiλόs, caelare (to make hollow, to make grooves in, to grave) caelum, which is therefore same as though it were what it were once supposed to be a translation of koiλόv, hole, hell, (‘The hollow hell’) skull, shell, hull (of ships and beans).

The etymology is faulty, since “golf” probably derives from D. kolf, “a club,” which has nothing to do with Fr. Gouffre, “gulf,” but Hopkins’s note suggests why Geoffrey should connect golf and Golgotha, “the place of a skull.” Gouffre is probably taken from Baudelaire’s Les Fleurs du Mal, in which which it is a key word ; it is frequently aligned with souffre, “suffer,” as in “L’Aube Spirituelle,”, II. 5-7 :

Des Cieux Spirituels l’inaccessible azur,

Pour l’homme terrassé qui rêve encore et souffre,

S’ouvre et s’enfonce avec l’attirance du gouffre.  »  

453.

« The Consul could no longer play golf : his few efforts of recent years had proved disastrous …I should have become a sort of Donne of the fairways at least. Poet of the unreplaced turf.—Who holds the flag while I hole out in three? Who hunts my Zodiac Zone along the shore? And who, upon that last and final green, though I hole out in four, accepts my ten and three score …Though I have more. » (UTV, p. 203, italiques ajoutés). Dans cet extrait, les marqueurs d’allusion renvoyant au poème de Donne, « A Hymn to God the Father », sont la conjonction « though » , l’expression « I have more », les mots « shore » et score » ainsi que l’iambe (le plus souvent le pentamètre iambique) utilisé par Donne dans son poème dont nous citons ici la deuxième strophe :

Wilt thou forgive that sinne which I have wonne

Others to sinne? and, made my sinne their doore?

Wilt thou forgive that sinne which I did shunne

A year or two; but wallowed in, a score?

When thou hast done, thou hast not done,

For I have more.

Les trois strophes du poème sont citées intégralement dans Companion, note 207.3, p. 284.

454.

Notons au passage que la reprise du titre de la pièce de Ben Jonson, The Case Is Altered, (voir Companion, note 27.3, pp. 36-37) est un écho autotextuel du roman, qui, au chapitre I, désigne ironiquement une autre taverne portant ce nom fatidique où Geoffrey se rend accompagné de Jacques Laruelle et de la jeune fille avec laquelle il a perdu sa virginité dans le « Hell Bunker », une dépression naturelle au milieu des dunes… et d’un parcours de golf : « The Hell Bunker was a dreaded hazard, fairly near the Taskersons’ house, in the middle of the long sloping eighth fairway. […] They all went to a tavern with some queer name, as “The Case is Altered.” » (UTV, pp. 20-21).