Citation-piège

C'est à la faveur de deux solennelles déclarations d'intention consulaires que le lecteur se trouve une fois de plus piégé par le texte. La première de ces déclarations intervient au chapitre III, lorsque le Consul, sirotant la strychnine recommandée par son demi-frère Hugh, se complaît dans l'illusion d'un sevrage alcoolique commandé par sa propre volonté, alors qu'il a déjà absorbé en cette fin de matinée une quantité d'alcool suffisante pour le faire tomber raide de sommeil. La seconde se trouve au chapitre VII et reprend la même phrase aux airs de maxime pour expliquer le prétendu acte de volonté du Consul en matière d'abstinence :

‘[…] The Consul sipped his strychnine, then put his glass on the floor.’ ‘"The will of man is unconquerable. Even God cannot conquer it."’ ‘He lay back in his chair. […]’ ‘The shadow of an immense weariness stole over him … The Consul fell asleep with a crash. (UTV, 92-93, italiques ajoutés.)’ ‘[…] "Whatever I do, it shall be deliberately." And deliberately, it was true, the Consul still refrained from touching his drink. "The will of man is unconquerable." […] And when M. Laruelle returned the Consul was still gazing drinklessly—where was he gazing? He didn't know himself. […] (UTV, 205, italiques ajoutés.)’

Dans les deux extraits, l'objet du litige semble être avant tout une citation approximative d'un vers du premier Livre de Paradise Lost, si l'on en croit Ackerley et Clipper :

‘What though the field be lost?
All is not lost—th'unconquerable will,
And study of revenge, immortal hate,
And courage never to submit or yield. (I.105-8)457

Si Lowry a pu s'inspirer de ce vers miltonien où Satan, ange déchu et adversaire de Dieu, évoque sa vengeance, il n' y a pas ici citation au sens plein du mot puisque celle-ci n'est pas littérale. En outre, Suzanne Kim y voit un emprunt différent, en l'occurrence une paraphrase de « la formule de Wordsworth : "Man's unconquerable mind"458 » qui, avec la substitution de «will» à « mind » et l'ajout lowryen, « Even God cannot conquer it », « rend un son autrement nietzschéen459. » Si l'on adopte cette perspective, le Consul manifesterait donc une volonté de puissance censée venir à bout de ses démons, mais dirigée en réalité contre lui-même : « [e]n quête d'un vouloir-vivre, il s'aperçoit qu'il n'arrive qu'à un exercice pervers de cette volonté460. »

Lowry aurait ainsi détourné un vers de Wordsworth d'un poème élégiaque dédié à Toussaint L'Ouverture461, gouverneur de Haïti emprisonné à Paris sous Napoléon 1er pour s'être insurgé contre le rétablissement de l'esclavage, et en aurait fait l'affirmation d'une volonté de puissance dont on ne perçoit que trop bien l'ironie tragique.

Discours vengeur de Satan ou élégie wordsworthienne? Peu importe, en définitive, l'essentiel pour Lowry n'étant pas de faciliter la tâche au lecteur en lui révélant ses sources, mais de donner à son personnage la possibilité d'étayer une pose théâtrale par un discours emprunté (en l'occurrence une formule édifiante) dont les potentialités tragi-comiques, nouvellement acquises dans ce contexte, n'auront échappé à personne. Ce parti-pris de Lowry pour la littérarité au détriment de la littéralité nous autorise à retenir l'hypothèse d'un hybride citationnel fonctionnant dans le texte comme un indice de la mauvaise foi du Consul ou de son aveuglement. Il importe seulement de garder à l'esprit que la fabrication de ce croisement intertextuel résulte autant d'un effet de lecture que d'une stratégie d'écriture.

Notes
457.

Cité par Ackerley & Clipper dans Companion, note 97.4, p. 141 et note 209.1, p. 286.

458.

"Subjectivité et écriture : Malcolm Lowry ou la conscience de soi suicidaire" dans Genèse de la conscience moderne : Etudes sur le développement de la conscience dans les littératures du monde occidental réunies par Robert Ellrodt, (Paris : P.U.F., 1983), note 11 p. 412.

459.

ibid.

460.

ibid.

461.

"To Toussaint L'Ouverture", William Wordsworth, The Oxford Authors, ed. Stephen Gill (Oxford & New York : O.U.P., 1984), p. 282 :

Toussaint, the most unhappy Man of Men!

Whether the rural Milk-maid by her Cow

Sing in thy hearing, or thou liest now

Alone in some deep dungeon's earless den,

O miserable Chieftain! Where and when

Wilt thou find patience? Yet die not; do thou

Wear rather in thy bonds a cheerful brow:

Though fallen Thyself, never to rise again,

Live and take comfort. Thou hast left behind

Powers that will work for thee; air, earth, and skies:

There's not a breathing of the common wind

That will forget thee; thou hast great allies;

Thy friends are exultations, agonies,

And love, and Man's unconquerable mind.

(italiques ajoutés)

Ce poème fut composé en août 1802 et publié le 2 février 1803 et en 1807. (Toussaint l'Ouverture mourut en prison en avril 1803.) Voir la note dans William Wordsworth, op.cit., p.709.