Citations fictives : comment fabriquer du référentiel

Dans les analepses extradiégétiques censées renseigner le lecteur sur le passé des personnages, Lowry a fréquemment recours à des citations fictives. En enrichissant la trame narrative de commentaires émis par diverses voix appartenant au passé du personnage qui fait l'objet du flashback, elles dialogisent la description de leur moi passé tout en fonctionnant comme des documents authentiques produisant un effet de réel. Tel est le cas, au chapitre IX, de la mosaïque de citations relatives au passé d'actrice d'Yvonne, l'ex-épouse du Consul. Apparemment fabriquées par l'auteur, et supposées provenir notamment du press-book qu'Yvonne, en dépit de toute vraisemblance, semble capable de mémoriser par pages entières, ces citations donnent un tour dialogique à la présentation de l'ex-« Boomp Girl » hollywoodienne par leur effet syncrétique.

Nous examinerons de plus près un exemple similaire concernant le passé de Hugh Firmin, demi-frère du Consul, au milieu du roman. La longue analepse narrative qui couvre environ une vingtaine de pages du chapitre VI462, dont Hugh est le personnage-réflecteur, relate notamment l'épisode de moussaillon à bord du Philoctète que Hugh, adolescent en mal d'héroïsme, provoqua en forçant la main à sa famille par une campagne publicitaire dont il finit par regretter certains aspects. Ce sont précisément les manchettes de journaux relatant l'événement, accompagnées des commentaires d'autres membres de l'équipage, qui retiendront notre attention :

‘Even so, on the […] thirteenth of May […] pursued by neo-American frivolities from the English Press, which had begun to take up the story with relish, ranging all the way from "Schoolboy composer turns seaman," "Brother of prominent citizen here feels ocean call," "Will always return Oswaldtwistle, parting words of prodigy," "Saga of schoolboy crooner recalls old Kashmir mystery," to once, obscurely "Oh, to be a Conrad," and once, inaccurately, "Undergraduate song-writer signs on cargo vessel, takes ukulele"—for he was not yet an undergraduate, as an old able seaman was shortly to remind him—to the last, and most terrifying, though under the circumstances bravely inspired "No silk cushions for Hugh, says Aunt," Hugh himself […] set sail for Cathay and the brothels of Palambang. Hugh writhed on the bed to think of all the humiliation his little publicity stunt had really brought down on his head, a humiliation in itself sufficient to send anyone into even more desperate retreat than to sea … Meantime it is scarcely an overstatement to say (Jesus, Cock, did you see the bloody paper? We've got a bastard duke on board or something of that) that he was on a false footing with his shipmates. (UTV, 159)’

Contrairement au press-book d'Yvonne, a priori entièrement fictif, les manchettes de journaux annonçant le départ de Hugh pour la mer de Chine sont un subtil alliage de véritables titres ou extraits de journaux et de manchettes créées de toutes pièces par Lowry, qui fut lui aussi moussaillon lors d'un voyage de quatre mois pendant l'été 1927, à bord d'un bateau qui l'emmena jusqu'en Extrême-Orient. Gordon Bowker, l'un des biographes de Lowry, cite l'article du Liverpool Echo du 14 mai 1927 dont Lowry s'est inspiré pour écrire ce passage : le titre accrocheur « Rich boy as deckhand » est suivi d'un sous-titre résumant les propos tenus par le jeune Malcolm lui-même : « Prefers 50 S. a month to the ‘silk-cushion life’463 ». On peut lire en effet dans le corps de l'article les lignes suivantes :

‘Malcolm Lowry, a curlyheaded lad of 17, is forsaking the comforts of home at Inglewood, Caldy, overlooking the River Dee, for a rigorous life at sea.’ ‘'No silk-cushion youth for me," he said. 'I want to see the world, and rub shoulders with its oddities, and get some experience of life before I go back to Cambridge University.'… ’ ‘Lowry had taken a ukulele with him and hopes to compose new Charlestons during the voyage. […] (Bowker/Furies, 67)’

On retrouve dans cet extrait l'allusion à l'ukulele, instrument de prédilection de Lowry, ainsi que la phrase qu'il prête à la tante de Hugh. L'expression « schoolboy-composer », faisant allusion au passe-temps musical que Lowry partage avec son personnage, se trouve quant à elle dans un article paru quatre mois plus tard, au retour du jeune loup des mers désabusé464. Les autres manchettes de journaux sembleraient donc être une pure invention de Lowry, certaines pour des raisons évidentes : l'allusion à la disparition du père de Hugh au Cachemire n'a pas d'équivalent dans la vie de l’écrivain, par exemple. Quelle que soit la part de fiction dans ce montage, l'illusion référentielle est habilement préservée grâce à la dialogisation globale du passage, par le biais d'une mise en contact des divers titres, elle-même renforcée par les rectificatifs que Hugh-adulte apporte mentalement aux effets de manchettes d'une part, et par la langue vulgaire (« Jesus, Cock, did you see the bloody paper? We've got a bastard duke on board […] ») des autres membres de l'équipage d'autre part. Cette mise en contact du style journalistique avec le démotique des marins anglais et les réflexions de Hugh crée une friction dialogique due au « pluristylisme » du passage, à son syncrétisme langagier465. L'illusion référentielle, l'effet « documents et paroles authen­tiques », n’en est que renforcée au prix d’un savant bricolage de voix.

Notes
462.

Voir UTV, pp. 154-173.

463.

Pursued by Furies, A Life of Malcolm Lowry (Londres : HarperCollinsPublishers, 1993), p. 66.

464.

Voir Bowker, p.72.

465.

Mikhail Bakhtine explique que la syncrèse, « confrontation de divers points de vue sur un sujet donné » (Dost., p. 156), et l'anacrèse, « provocation du mot par le mot » (ibid.), « dialogisent la pensée, la placent à l'extérieur, la transforment en réplique, la rattachent à la communication dialogique entre les hommes. Ces deux procédés découlent de la conception de la nature dialogique de la vérité, qui est à la base du « dialogue socratique » » (ibid.)