Citation-vérité : l’art de l’instantané

Une autre façon de jouer avec la notion de vérité qui accompagne la citation consiste à la fondre dans un ensemble allusif dont émergeraient quelques îlots de paroles certifiées authentiques, appuyant les propos de l’auteur ou du personnage. Tel est le cas, par exemple, au chapitre III où Lowry s’emploie à restituer les états d’âme du Consul : celui-ci, piqué au vif par les remarques d’Yvonne, qui croit pouvoir jauger son état actuel, en dépit de ses manœuvres466, se sent incompris de son épouse et s’abandonne à une forme d’apitoiement médiatisé par un défilé de clichés tragiques :

‘[…] The Consul felt his tearducts quicken. But he had also felt a sudden peculiar sense of embarrassment, a sense, almost, of indecency that he, a stranger, should be in her room. This room! He went to the door and looked out. The whiskey bottle was still there.’ ‘But he made no motion towards it, none at all, save to put on his dark glasses. He was conscious of new aches here and there, of, for the first time, the impact of the Calle Nicaragua. Vague images of grief and tragedy flickered in his mind. Somewhere a butterfly was flying out to sea: lost. La Fontaine’s duck had loved the white hen yet after escaping together from the dreadful farmyard through the forest to the lake it was the duck that swam: the hen, following, drowned. In November, 1895, in convict dress, from two o’clock in the afternoon till half past, handcuffed, recognized, Oscar Wilde stood on the center platform at Clapham Junction … (UTV, 87)’

Le Consul, humilié, est au bord des larmes. Il se protège en mettant ses lunettes noires et se fait « son cinéma » : le deuxième paragraphe est en effet censé être lu – et vu – comme une projection (au sens cinématographique du terme) de son malheur, et les images qui défilent sont autant de clichés ou d’instantanés qui illustrent et démultiplient sa détresse. Les deux premiers « corrélatifs objectifs467 » témoignent à la fois d’une sensibilité larmoyante et d’une capacité intacte à produire du « littéraire » : le papillon en voie de perdition n’était qu’un coup d’essai ; la fausse fable de La Fontaine, en revanche, semble être un condensé d’imagination populaire digne du poète français, mais s’avère, en réalité, un pur produit de l’imagination fertile du Consul ou de son créateur468. Dans une telle configuration textuelle, où les deux allusions mentionnées sont respectivement de l’ordre de la banalité poétique et de la fabrication littéraire (consciente ou involontaire, de la part de Lowry), la troisième référence a les atours de l’autorité citationnelle et de la vérité historique : il s’agit en fait de morceaux parsemés du compte-rendu fait par Oscar Wilde lui-même de son humiliation publique sur le quai de la gare de Clapham Junction. L’intention première de Lowry n’était peut-être pas tant de citer que de renvoyer à une situation emblématique de l’humiliation, de restituer en l’occurrence la souffrance de l’homme jugé tel que le fut Oscar Wilde (à la fois lors de son procès pour pratiques homosexuelles, et par la foule qui se moque de lui en ce sinistre jour de novembre 1895) et auquel le Consul, humilié par le jugement d’Yvonne, s’identifie. S’il s’agit bien d’une citation, la frontière entre le régime allusif et le citationnel pur demeure assez floue, car Lowry a pris des éléments épars du texte de Wilde et a rajouté quelques mots de son cru : l’effet-vérité n’en est que plus criant et démontre, si besoin était, que le réel fabriqué, ou du moins remanié, paraît tout aussi vrai ou véridique que le réel vérifiable469. Les mots que Lowry a ajoutés dans sa description du poète livré à l’opprobre de la foule (« in the afternoon », « recognized ») peuvent sans doute s’expliquer par la façon approximative dont Lowry citait ses sources, mais témoignent plus vraisemblablement d’un souci de marquer encore davantage l’humiliation en plein jour d’un personnage public devenu objet de risée en raison de son apparence dégradée.

La précision des éléments prélevés est celle d’une citation, mais d’une citation éclatée, d’un emprunt quasi-littéral et explicite, mais disséminé. Cette marqueterie légèrement remaniée de morceaux du texte référentiel restitue de manière emblématique la situation tragique de l’homme jugé et conspué. Elle sert de support littéraire au Consul qui, dans sa vision paranoïaque des faits, se sent incompris et dégradé du statut d’intermittent de l’intempérance à celui de vulgaire ivrogne. Dans l’économie générale du chapitre, elle annonce en outre une humiliation supplémentaire pour le Consul, liée à son impuissance sexuelle.

En dernière analyse, l'effet-citation ne dépend pas tant du degré de réalité relatif ou absolu du texte cité — ou feint d'être cité — que de la capacité d'intégration du texte à son contexte et de l'illusion de vérité qu'il produit sur son lecteur. Lowry, adepte des leurres langagiers, n'était pas le dernier à s'en être aperçu.

Notes
466.

Alors que le Consul fait preuve de lucidité en expliquant à Yvonne que fuir le Mexique serait vain et équivaudrait à se fuir soi-même, celle-ci lui inflige une véritable humiliation en attribuant de tels propos à son ébriété :

“All right, Geoffrey: suppose we forget it until you’re feeling better: we can cope with it in a day or two, when you’re sober.”

“But good lord!”

The Consul sat perfectly still staring at the floor while the enormity of the insult passed into his soul. As if, as if, he were not sober now! […] (UTV, p. 84).

467.

C’est ainsi que Bernard Dupriez traduit, à la suite de Bruce Morrissette, l’expression anglaise « objective correlative », utilisée dès 1850, mais popularisée par T.S. Eliot. Voir Gradus : Les procédés littéraires (Dictionnaire), (Paris : Editions 10 /18, 1984), p. 437. M. H. Abrams nous rappelle la définition donnée par T.S. Eliot : « Objective Correlative is a term rather casually introduced by T.S. Eliot in an essay on “Hamlet and His Problems” (1919) whose subsequent vogue in literary criticism, Eliot has confessed, astonished its inventor. “The only way of expressing emotion in the form of art is by finding an ‘objective correlative’; in other words, a set of objects, a situation, a chain of events which shall be the formula of that particular emotion,” and which will evoke the same emotion from the reader. […] » A Glossary of Literary Terms, quatrième édition, (New York et al. : Holt, Rinehart & Winston, 1981), p. 123.

468.

Ackerley & Clipper ont vérifié qu’aucune fable de La Fontaine ne correspondait à ce scénario : « There is no story of this kind in La Fontaine’s Fables, nor in the fables of Aesop; it seems likely that Lowry has made up the story, perhaps basing it on something read or heard elsewhere, and attributed it to La Fontaine. » Companion, note 92.2, p. 136.

469.

Le passage de De Profundis auquel Lowry a emprunté les morceaux épars cités ci-dessus est restitué dans son intégralité par Ackerley & Clipper. Nous le retranscrivons ici :

Everything about my tragedy has been hideous, mean, repellent, lacking in style; our very dress makes us grotesque. We are the zanies of sorrow. We are clowns whose hearts are broken. We are specially designed to appeal to the sense of humour. On November 13th, 1895, I was brought down here from London. From two o’clock on that day I had to stand on the centre platform of Clapham Junction in convict dress, and handcuffed, for the world to look at. I had been taken out of the hospital ward without a moment’s notice being given to me. Of all possible objects I was the most grotesque. When people saw me they laughed. Each train as it came up swelled the audience. Nothing could exceed their amusement. That was, of course, before they knew who I was. As soon as they had been informed they laughed still more. For half an hour I stood there in the grey November rain surrounded by a jeering mob. (Companion, note 92.3, pp. 136-37, italiques ajoutés).