Art du décoratif et du furtif

Au chapitre X du roman, le Consul se retrouve au Salón Ofélia en compagnie d'Yvonne et de Hugh, après avoir assisté à une course de taureaux à Tomalín. Ivre, une fois de plus, il s'isole pour donner libre cours à ses pensées délirantes. Il se remémore alors un séjour américain au cours duquel il avait frayé avec le bookmaker originaire de la Barbade, Monsieur Quattras, qui, sauvé de la déportation par le Consul sur un quai de gare, semble être ensuite associé à une scène de cimetière. C'est à cet endroit que font irruption, en français dans le texte, deux vers raciniens tout à fait inattendus :

‘[…] And he had saved Mr. Quattras. That very night, had it been?--with a heart like a cold brazier standing by a railway platform among meadowsweet wet with dew: they are beautiful and terrifying, these shadows of cars […]; portents of doom, of the heart failing ... Gone. Eaten up in reverse by night. And the moon gone. C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit. And the deserted cemetery in the starlight,[...]--the cemetery in the dappled moonlight of a single street, the deep thick grass, the towering obelisk lost in the Milky Way. Jull, it said on the monument. What had the Station Master said? The dead. Do they sleep? Why should they, when we cannot. Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune. And he had placed the poor ragged cornflowers reverently on a neglected grave ... (UTV, 284) ’

L'origine des deux vers raciniens, respectivement empruntés à Athalie (1691) et à Iphigénie (1674), est explicitée par Ackerley et Clipper470. Contentons-nous de rappeler que le premier vers cité renvoie au cauchemar que fit Athalie après avoir éliminé tous les héritiers mâles de la couronne pour pouvoir accéder au trône elle-même. Le second évoque la mer étale et l'absence de vent qui entravèrent Agamemnon et l'armée grecque dans leur avancée vers Troie jusqu'au moment où, acceptant de sacrifier sa propre fille, Iphigénie, il réussit à contenter les dieux qui levèrent cet obstacle météorologique.

Quelle peut être alors la fonction de ces deux citations ? Leur rôle semble bien être décoratif, mais en s'intégrant dans l'ambiance lugubre du passage, elles contribuent, certes furtivement, à poétiser ou esthétiser la scène du cimetière. Ainsi, les trains happés par la nuit en sens inverse (« Eaten up in reverse by night ») trouvent-ils un prolongement funeste dans le cauchemar d'Athalie et dans sa monstruosité criminelle telle qu’elle se manifeste dans la cinquième scène du second Acte. De même, le vers extrait de la scène d'ouverture d'Iphigénie, confère au repos des morts une solennité tragique totalement absente des propos presque irrévérencieux du chef de gare. En outre, le rythme solennel de l'alexandrin se donne à lire et à entendre en contrepoint de la façon de parler très terre-à-terre de ce dernier. Les deux vers de Racine font donc certes figure d'intrus, mais leur présence confère au passage une solennité qui cadre bien avec l'humeur sombre du Consul et sublime son délire éthylique en vision onirique.

Notes
470.

Voir Companion, notes 286.1 et 286.3, p. 345.