Détournement parodique de citations

Des citations à finalité apparemment esthétique à celles qui projettent un nouvel éclairage sur l'existence des protagonistes, il n' y a pas vraiment solution de continuité. Toutefois, l'émergence d'un nouveau sens s'illustre souvent chez Lowry par la transformation d'un texte auquel la citation purement décorative ne se prête généralement pas. De fait, lorsque le texte emprunté — plutôt que cité — a subi d'importantes modifications, il y a fort à parier que cette réappropriation annonce de façon concomitante une forte resémantisation du greffon littéraire.

Prenons tout d'abord un exemple au chapitre VII du roman : le Consul, ayant trouvé refuge dans la cantina de la Señora Gregorio, s'adresse tout d'un coup à un chien errant (cousin mexicain du « wretched cur » de Lord Jim) en des termes prophétiques, mais apparemment peu engageants pour ce représentant de la gent canine :

‘[…] A starving pariah dog with the appearance of having been lately skinned had squeezed itself in after the last man; it looked up at the Consul with beady, gentle eyes.[…]’ ‘The Consul stood up and suddenly declaimed to the dog:’ ‘“Yet this day, pichicho, shalt thou be with me in—” But the dog hopped away in terror on three legs and slunk under the door. (UTV, 228-29)’

L'inversion de sens que le lecteur a tôt fait de détecter est directement tributaire de l'amputation qu'a subie le texte cité. Ici, ce qui est absent, le non-dit ou pas-encore-dit, n'a pas besoin d'être énoncé pour faire sens : l'attitude terrorisée du chien ne laisse subsister aucun doute sur l'infernal lieu de retrouvailles prophétisé par Geoffrey Firmin. Cette parodie de la prophétie du Christ faite au voleur repenti et crucifié à côté de lui dans l'évangile selon Saint Luc471 acquiert également une fonction sinistrement proleptique : elle annonce la fin tragique du Consul, dont la chute dans la barranca, faille traversant Quauhnahuac et décharge cloacale, sera accompagnée de celle du chien paria : « Somebody threw a dead dog after him down the ravine. » (UTV, 375) Singulier retournement et grotesque inversion pour un personnage dont les aspirations mystiques auraient pu vectoriser son parcours vers une élévation finale, plus proche de l'Ascension du Christ auquel il s'identifie. La terreur du chien laissait bien supposer l'Enfer, elle ne permettait pas encore d'entrevoir la chute dans le cloaque, parachèvement d'une déchéance plus nettement balisée par les derniers chapitres du roman472.

Un autre exemple de réappropriation parodique nous permettra de mieux comprendre la stratégie intertextuelle de Lowry. Au chapitre V, le Consul se réveille brusquement dans sa salle de bains après avoir eu un passage à vide qui fait l'objet d'une ellipse narrative :

‘[…] The Consul wouldn't have needed a practised eye to detect on this wall, or any other, a Mene-Tekel-Peres for the world, compared to which mere insanity was a drop in the bucket. Yet who would ever have believed that some obscure man, sitting at the centre of the world in a bathroom, say, thinking solitary miserable thoughts, was authoring their doom, that, even while he was thinking, it was as if behind the scenes certain strings were pulled, and whole continents burst into flame, and calamity moved nearer […] Or perhaps it was not a man at all, but a child, a little child, innocent as that other Geoffrey had been, pulling out all the stops at random, and kingdoms divided and fell, and abominations dropped from the sky […]’ ‘The Consul lifted his glass to his lips, tasted its emptiness again, then set it on the floor, still wet from the feet of the swimmers. The uncontrollable mystery on the bathroom floor. (UTV, 145-46, italiques ajoutés)’

La dernière phrase de cet extrait est la transformation d'un vers du poème « The Magi » de William Butler Yeats qui évoque l'adoration des mages devant l'enfant dans une simple étable à Bethléem473. Changement de décor : le Consul, aussi friand que son créateur d'identifications au Christ, donne libre cours à son mythe de la dé-création en substituant sa propre présence incongrue sur le carrelage de la salle de bains à celle de l'Enfant-Roi sur la paille d'une étable. Le lien avec Jésus se fait par le truchement de l'autre Geoffrey, l'enfant qu'Yvonne n'a pas voulu porter, et à travers cette association sacrilège entre deux enfants, qui instaure aussi une confusion entre le Consul et son fils virtuel, l'entreprise fantasmée de destruction par l'enfant sacrifié suggère également, plus qu'elle ne le dit, une paternité avortée que le Consul assimile à une destruction voulue par sa femme474. Toutefois, capable de déchiffrer le « Mene-Tekel-Peres », tel que le fit Daniel pour le roi de Babylone, le Consul, conscient des manquements de tous les humains, va jusqu'à endosser le rôle du Dieu vengeur pour s'imputer leur damnation et la destruction de l'univers. Mystère du délire paranoïaque et de celui d'une dé-création qu'une parodie poétique réussit à mettre en scène : le détournement de la citation est aussi fécond que l'acte fantasmé par le Consul est destructeur.

Au chapitre XII, le vers de Yeats connaîtra un avatar tout aussi incongru en fusionnant avec le titre d'une chanson de Taylor Holmes, artiste de music-hall américain475, « The Face on The Barroom Floor » pour devenir « the uncontrollable face on the bar-room floor » (UTV, 370) et désigner métonymiquement un lapin tapi dans un coin du Farolito, dont l'agitation semble fonctionner comme un indice narratif de l'émoi que va causer l'exécution imminente du Consul. Cette citation, faisant écho à celle du chapitre V, acquiert une charge ironique particulière en laissant entrevoir l'aboutissement d'un fantasme de dé-création qui finit par se retourner contre le Consul et devenir, selon la perspective que l'on adopte, auto-destruction véritable et réelle mise à mort.

Les citations retravaillées dans le cadre d'une nouvelle configuration textuelle, notamment par le biais de la subversion parodique, prennent ainsi une part autrement plus significative dans la programmation narrative et symbolique du roman que les citations exactes, moins intéressantes pour Lowry, et le plus souvent vouées à un rôle principalement esthétique. Comme l'a justement observé Laurent Jenny :

‘[Il] est fort rare qu'un texte littéraire soit emprunté et cité tel quel. Le nouveau contexte cherche en général à s'assurer une approximation triomphante du texte présupposé. Ou bien cette finalité demeure cachée et le travail intertextuel équivaut à un «maquillage» qui sera d'autant plus efficace que le texte emprunté aura été savamment transformé. Ou bien le nouveau contexte avoue qu'il opère une réécriture critique et donne en spectacle la réfection d'un texte. Dans les deux cas, la déformation s'explique par le souci d'échapper à une démarche purement tautologique, au cours de laquelle, par surcroît, le texte présupposé menacerait de reprendre corps, de se clore et de supplanter par sa présence le contexte même476.’

Le danger de voir le texte cité — ou « présupposé » — faire œuvre régressive ou monologique dans Under the Volcano est très vite écarté : la prose lowryenne, véritable mosaïque de voix importées et aussitôt assujetties à l'interaction dialogique, fait du maquillage textuel, aussi bien que de la spectaculaire réfection de ses emprunts, sa spécialité. Ainsi, la déformation contextuelle fréquemment infligée aux greffons produit non seulement les subversions parodiques que nous venons d'étudier, mais contribue aussi parfois à la captation d’un style adapté à son nouveau contexte.

Notes
471.

« Verily, I say unto thee, Today shalt thou be with me in paradise » (Luke 23:43).

472.

Le chapitre 8, qui s'ouvre sur le mot « Downhill… » mis en relief par la disposition typographique, amorce la trajectoire verticale vers le bas du destin consulaire.

473.

Ackerley &Clipper citent intégralement ce poème :

‘Now as at all times I can see in the mind's eye,’ ‘In their stiff, painted clothes, the pale unsatisfied ones’ ‘Appear and disappear in the blue depth of the sky’ ‘With all their ancient faces like rain-beaten stones,’ ‘And all their helms of silver hovering side by side,’ ‘And all their eyes still fixed, hoping to find once more,’ ‘Being by Calvary's turbulence unsatisfied,’ ‘ The uncontrollable mystery on the bestial floor. (Companion, note 150.2, p. 208, italiques ajoutés).’
474.

C'est l'accusation que le Consul porte contre Yvonne au Salón Ofélia, avant de quitter celle qu'il accuse également d'infidélité avec Hugh et de s'enfoncer dans la forêt obscure qui le mènera jusqu'au Farolito, lieu de son exécution : «  "Where are the children I might have wanted? You may suppose I might have wanted them. Drowned. To the accompaniment of the rattling of a thousand douche bags." » (UTV, p. 313).

475.

Companion, note 371.1, p. 441.

476.

« La stratégie de la forme », Poétique 27, (1976), p. 278, italiques ajoutés.