Citations croisées et appropriation d’un style

L’exemple suivant pose le problème de la délimitation du citationnel et de sa fonction dans l’extrait proposé qui se trouve au chapitre X.  Attablé avec Hugh et Yvonne au Salón Ofélia, le Consul, en plein délire de persécution, s’en prend à ses commensaux et les accuse de dissimuler leur comportement adultère sous une sollicitude feinte à son endroit. Ses propos deviennent de plus en plus accablants, et sa goujaterie vis-à-vis d’Yvonne fait réagir Hugh. Celui-ci ne vient toutefois pas à bout des invectives de son frère qui termine son réquisitoire par des citations shakespeariennes pour dénoncer ce qui, à ses yeux, n’est que pure lubricité :

‘“ Don’t be a bloody swine, Geoffrey.” Hugh rose.’ ‘“Stay where you bloody are,” ordered the Consul. “Of course I see the romantic predicament you two are in. But even if Hugh makes the most of it again it won’t be long, it won’t be long, before he realises he’s only one of the hundred or so other ninneyhammers with gills like codfish and veins like racehorses—prime as goats all of them, hot as monkeys, salt as wolves in pride! No, one will be enough …”’ ‘A glass, fortunately empty, fell to the floor and was smashed.’ ‘“As if he plucked up kisses by the roots and then laid his leg over her thigh and sighed. What an uncommon time you two must have had, paddling palms and playing bubbies and titties all day under cover of saving me …Jesus. Poor little defenceless me—I hadn’t thought of that. […] (UTV, 313, italiques ajoutés) ’

Alors que les intentions parodiques de Lowry étaient clairement marquées dans les deux exemples précédents, ici l’effet produit ressemble davantage à une stylisation, au sens bakhtinien du terme, c’est-à-dire à une convergence bivocale, où la voix du Consul stylisée par Lowry adopte la langue shakespearienne pour dénoncer une conduite infidèle, tout comme le faisaient Iago dans Othello477 et Léonte, dans The Winter’s Tale478. Il ne s’agit pas d’une simple imitation du style de Shakespeare, ni d’une véritable parodie, dans la mesure où l’intention de Lowry n’est ni de couvrir intégralement la voix de son personnage sous celle de Shakespeare (ce qui est le cas de l’imitation pure, à tendance monologique) ni de désacraliser ou de subvertir le discours shakespearien par la restitution qu’en ferait le Consul (ce qui serait de l’ordre du discours « bivocal “divergent” » (Dost., 259), caractéristique de la parodie)479. La bibliophilie du Consul est utilisée pour agrandir l’expression de sa paranoïa. La stylisation de ses propos est en effet à la dimension de son délire : elle épouse les métaphores animales ou poétiques de Iago et l’image triviale de Léonte (« paddling palms ») pour rendre la charge plus lourde et plus blessante, tout en étant consciente de son statut d’image du discours d’autrui.

Cette stylisation s’effectue donc par l’entremise de trois citations croisées : deux extraites d’Othello, et l’une de The Winter’s Tale. L’expression « paddling palms » empruntée à la seconde pièce est restituée sous sa forme littérale, les autres greffons citationnels sont légèrement remaniés pour être adaptés au nouveau contexte. Le premier emprunt au discours du traître Iago subit ainsi quelques modifications, tandis que le second extrait fait l’objet d’une véritable transposition syntaxique et sémantique : la jambe de Cassio posée sur la cuisse de Iago dans le scénario mensonger de ce dernier devient celle que Hugh pose sur la cuisse d’Yvonne dans la vision des choses du Consul, comme l’attestent les adjectifs possessifs employés. Le remaniement le plus important provient toutefois d’une « transposition pragmatique »480 par le biais de laquelle le Consul parle comme Iago tout en se comportant comme Othello. Bien qu’il se croie victime des agissements supposés de Hugh et d’Yvonne et que, de ce fait, il puisse être comparé dans sa jalousie au More de Venise, le Consul adopte les paroles du manipulateur Iago pour dénoncer ce qu’il conçoit comme une trahison conjugale intra-familiale. Cette substitution vocale manifeste l’instabilité dialogique de l’énoncé shakespearien soumis aux variations consulaires : le rôle et la voix des personnages (traître ou victime) deviennent potentiellement interchangeables, et ce qui importe ici n’est pas tant une identification à un personnage précis de la tragédie de Shakespeare qu’une captation de paroles qui restituent l’affect de jalousie du Consul.

La mise en scène de la jalousie du Consul et de son délire de persécution est également renforcée par ce qui semble être un effet de contamination stylistique particulièrement marqué autour de la première citation shakespearienne. L’imagerie animale caractéristique de Shakespeare apparaît au deuxième paragraphe non seulement dans les îlots citationnels avérés, mais aussi dans les expressions qui les précèdent immédiatement et qui n’ont pas pu être attribuées jusqu’ici au dramaturge élisabéthain481. L’aire d’influence de la voix shakespearienne, ou plus généralement du style élisabéthain, semble donc s’être étendue à l’ensemble du paragraphe. Si Lowry (ou le Consul) ne cite pas Shakespeare lorsqu’il évoque les benêts dont les branchies sont semblables à celles des morues, et les veines à celles des chevaux de course, il semble néanmoins avoir recours à un stock d’expressions néo-shakespeariennes ou néo-élisabéthaines pour maintenir la même puissance d’expression à travers tout le paragraphe. Une hypothèse de travail similaire pourrait être appliquée aux prolongements textuels que connaît la troisième citation extraite de The Winter’s Tale. Pour résumer, nous dirons que Lowry insuffle à son représentant intradiégétique la capacité de citer Shakespeare ou de maintenir une posture et un ton shakespeariens en imitant son style imagé.

D’aucuns pourraient voir ici une citation parodique482 : la stylisation mise en place par Lowry a en effet en commun avec la parodie ironique le fait de procéder à une inversion vocale (ou un transfert) dont l’effet peut paraître ironique au lecteur avisé. Genette, en revanche, parlerait peut-être de « forgerie », c’est-à-dire d’une « imitation en régime sérieux, dont la fonction dominante est la poursuite ou l’extension d’un accomplissement littéraire préexistant » (Palimpsestes, 93), et ainsi classerait l’effet produit dans les « mimotextes », la contamination stylistique que nous avons décrite pouvant faire partie des « agencement[s] de mimétisme » de sa définition483. Les écarts dialogiques constatés dans les morceaux véritablement citationnels de ce montage textuel le font toutefois pencher du côté de la parodie, qui est transformationnelle tant pour Genette que pour Linda Hutcheon484. Nonobstant les polémiques terminologiques qu’un tel hybride textuel pourrait susciter, nous nous contenterons de présenter cet extrait comme une « stylisation » faisant vraisemblablement la synthèse du pastiche et de la parodie, sans oublier que la délimitation proposée du citationnel propre et de l’expansion imitative demeure, en l’occurrence, sujette à caution.

Notes
477.

Iago s’emploie à convaincre Othello dans le troisième Acte de la pièce que Desdémone l’a trompé avec le lieutenant Cassio dont lui, Iago, est l’enseigne. Il évoque l’impossibilité de fournir des preuves visuelles de cette conduite infidèle au noble More :

‘It is impossible you should see this,’ ‘Were they as prime as goats, as hot as monkeys,’ ‘As salt as wolves in pride, and fools as gross ’ ‘As ignorance made drunk. (Othello, III, 3 : 402-405, italiques ajoutés)’

Quelques lignes plus loin, Iago invente une histoire pour continuer de manipuler Othello et d’attiser sa jalousie. Il prétend qu’une rage de dents l’aurait maintenu éveillé et lui aurait permis d’entendre Cassio exprimer sa passion charnelle pour Desdémone dans son sommeil. Il feint de citer les paroles prononcées par Cassio dans son rêve :

‘‘Sweet Desdemona,’ ‘Let us be wary, let us hide our loves !’’ ‘And then, sir, would he gripe and wring my hand,’ ‘Cry ‘O, sweet creature!’ and then kiss me hard,’ ‘As if he pluck’d up kisses by the roots,’ ‘That grew upon my lips: then laid his leg ’ ‘Over my thigh and sigh’d and kiss’d, and then’ ‘Cried ‘Cursed fate that gave thee to the Moor!’ (Othello, III, 3 : 419-426, italiques ajoutés)’
478.

Leonte, roi de Sicile, est très suspicieux à l’égard de son épouse Hermione. En voyant la reine donner la main à Polixène, roi de Bohème, il pense que celle-ci s’apprête à le trahir et dit en aparté les mots suivants :

‘But to be paddling palms and pinching fingers,’ ‘As now they are, and making practis’d smiles,’ ‘As in a looking-glass; and then to sigh, as ‘twere’ ‘The mort of the deer; O! that is entertainment’ ‘My bosom likes not, nor my brows. (The Winter’s Tale, I, 2 : 115-119, italiques ajoutés)’
479.

Sue Vice résume de façon très éclairante les distinctions introduites par Bakhtine entre les trois formes de transposition : « By ‘stylization’, Bakhtin means the borrowing by one voice of the recognizable style and timbre of another ; it is ‘an artistic image of another’s language’ ([The Dialogic Imagination], 362). Stylization is one example of ‘hybridity’, which means any ‘mixture of two social languages within the limits of a single utterance’, languages which are ‘separated from one another by an epoch, by social differentiation or by some other factor’. The spectrum of hybridity ranges from stylisation to parody with many-sub-varieties of ‘mutually illuminated’ languages in between (op. cit., 364). Obliteration of the second voice is not the point; nor is imitation, as this would also result in just one voice. Parody also consists of two voices, but the relation between them is more likely to be one of disagreement, the first holding the second up to ridicule. » Introducing Bakhtin, (Manchester & New York : Manchester U. Press, 1997), pp. 62-63.

480.

Gérard Genette définit la transposition pragmatique comme une « modification des événements et des conduites constitutives de l’action » (Palimpsestes, p. 341). Dans le cas présent, cette transposition est microtextuelle, puisque la redistribution des rôles par rapport aux discours se fait à petite échelle, c’est-à-dire le temps d’une citation.

481.

Ackerley & Clipper précisent toutefois que « ninney-hammers » est de l’argot élisabéthain qui signifie « simpletons » (nigauds, en français), et que l’expression « gills like codfish and veins like racehorses » n’est pas, à leur connaissance, une citation. Voir Companion, note 315.1, p. 392.

482.

Linda Hutcheon, par exemple, définit la parodie de manière beaucoup plus globale que Bakthine : « Parody is a form of imitation, but imitation characterized by ironic inversion, not always at the expense of the parodied text. », A Theory of Parody (Londres & New-York : 1985), p. 6. Quelques pages plus loin, elle affine sa définition : «  There is nothing in parodia that necessitates the inclusion of a concept of ridicule, as there is, for instance, in the joke or burla of burlesque. Parody, then, in its ironic “trans-contextualization” and inversion, is repetition with difference » (Hutcheon 85, p. 32).

483.

Genette définit le mimotexte comme correspondant à « tout texte imitatif , ou agencement de mimétismes » (Palimpsestes, p. 88, italiques ajoutés).

484.

« In Genette’s […] terms, parody is transformational in its relationship to other texts; pastiche is imitative » (Hutcheon 85, p. 38).