Protocole de lecture

Les trois épigraphes au début du roman, qui seront examinées brièvement ici, instituent un protocole de lecture particulier en raison des rapports de contiguïté qu'elles entretiennent les unes avec les autres.

La première épigraphe est extraite du second discours du Chœur dans l'Antigone de Sophocle et affirme que la plus grande merveille au monde, c'est l'homme : « Wonders are many, and none is more wonderful than man ». Il s'ensuit une énumération des preuves de son ingéniosité, ce qui donne à ce premier paratexte485 une tonalité résolument optimiste, avec toutefois un bémol se rapportant à l’impuissance de l’homme face à l’échéance finale486.

La seconde épigraphe, tirée de Grace Abounding From the Chief of Sinners de John Bunyan, est nettement plus sombre puisqu'elle explique que le prix à payer de la supériorité humaine sur le règne animal est la conscience du Mal, et l'évocation de la mort de l'âme « sous l'éternel fardeau de l'Enfer et du Péché » annonce la mort de l'âme du Consul à laquelle il est fait allusion au chapitre I, tout comme elle oriente le lecteur vers la thématique de sa damnation.487.

La troisième citation, extraite du discours des Anges, à la fin du Second Faust de Goethe488 est donnée dans sa version originale allemande, suivie d'une traduction anglaise approximative dont l'origine reste incertaine :

‘Wer immer strebend sich bemüht, den können wir erlösen.’ ‘Whosoever unceasingly strives upward...him can we save.’ ‘GOETHE’

Le contenu de ce troisième paratexte oriente le lecteur vers une interprétation ouverte, voire optimiste, de la condition humaine : celui qui essaie constamment de se dépasser peut être sauvé…ou sera sauvé par les Anges intercesseurs. Lowry, ou le traducteur anglais qu'il cite, traduit la notion de dépassement de soi et d'effort en termes d'élévation (« Whosoever unceasingly strives upward »), ce qui paraît être parfaitement adapté aux besoins narratifs d'un Consul en quête d'élévation spirituelle, mais craignant aussi que son âme ne soit déjà morte489.

Sans nous attarder indûment sur la stratégie paratextuelle de Lowry, il convient de faire observer, à la suite de Genettte, que « [l'épigraphe] peut […] être authentique mais inexacte (cas très fréquent) si l'épigrapheur, soit qu'il cite erronément de mémoire, soit qu'il souhaite mieux adapter la citation à son contexte, soit toute autre cause, telle qu'intermédiaire infidèle, attribue correctement une épigraphe inexacte, c'est-à-dire non littérale […] »490 L'épigrapheur Lowry semble donc avoir, soit adapté la traduction anglaise du discours du Chœur, soit restitué fidèlement une inexactitude déjà présente dans la traduction proposée, à moins qu’il n'ait utilisé le texte original pour en donner une traduction approximative (en raison de ses connaissances très limitées de la langue allemande), mais adaptée à ses besoins narratifs. L'infidélité en question est plus révélatrice que grave, et marque l'intention de Lowry de situer son personnage au seuil du texte dans une problématique d'élévation morale, de toutes façons implicite aussi dans le texte de Goethe. Cette amplification du texte, pour anodine qu'elle puisse paraître, est suffisamment fréquente chez Lowry pour mériter d'être soulignée.

Quoi qu'il en soit, ces trois paratextes font état de la misère et de la supériorité spirituelle de l'homme : les épigraphes sophocléenne et goethéenne suscitent plutôt un horizon d'attente optimiste, alors que l'extrait de Bunyan montre la résignation de l'homme, face à son fardeau de pécheur dont il ne veut pas se défaire, et acquiert une tonalité plus sombre. La thématique de l'œuvre est ainsi bien amenée : le Consul pourra-t-il sauver son âme? Sa conscience de la faute l'incitera-t-elle à faire des efforts pour s'élever vers la sagesse et le Bien ?

La réponse est connue, et la suite du roman nous fait prendre conscience assez rapidement que son identification à Faust est plus convaincante lorsque l'intertexte convoqué est celui de la tragédie de Marlowe, beaucoup plus sombre que la pièce de Goethe. L'épigraphe goethéenne est alors perçue comme une fausse piste, mais demeure importante dans la mesure où elle marque, au seuil du roman, une des trajectoires possibles pour le Consul, celle de l'élévation que le reste du roman va s'employer à infirmer. Comme les deux autres épigraphes, mais encore davantage, dans la mesure où elle entre en conflit avec le fécond intertexte de Marlowe, elle suggère au lecteur un programme narratif qui, en contact avec les deux autres hors-textes, constitue un protocole de lecture dont le corps du roman va préciser les modalités.

Notes
485.

« Ensemble formé par les titre, prière d’insérer, préface, épigraphe, notes, quatrième de couverture… qui accompagnent le texte proprement dit. Ces énoncés d’escorte jouent un rôle considérable dans l’interprétation d’un texte. » (Lexique des termes littéraires, p.308, italiques ajoutés). Seuils, l’ouvrage de GérardGenette, (Paris : Seuil, 1987) est entièrement consacré à la paratextualité.

486.

La première épigraphe comprend trois paragraphes ; nous ne citerons que le dernier qui évoque à la fois l’ingéniosité de l’homme et son impuissance face à la mort :

‘And speech, and wind-swift thought, and all the moods that mould a state, hath he taught himself; and how to flee the arrows of the frost, when it is hard lodging under the clear sky, and the arrows of the rushing rain; yea, he hath resource for all; without resource he meets nothing that must come; only against Death shall he call for aid in vain; but from baffling maladies he hath devised escapes. SOPHOCLES—Antigone’
487.

La deuxième épigraphe apparaît, comme les deux autres péritextes, en regard de la page d’ouverture du chapitre liminaire :

‘Now I blessed the condition of the dog and toad, yea, gladly would I have been in the condition of the dog or horse, for I knew they had no soul to perish under the everlasting weight of Hell or Sin, as mine was like to do. Nay, and though I saw this, felt this, and was broken to pieces with it, yet that which added to my sorrow was, that I could not find with all my soul that I did desire deliverance.’ ‘JOHN BUNYAN—Grace Abounding for the Chief of Sinners’
488.

Voir Le second Faust, traduit etpréfacé par Henri Lichtenberger, (Paris : Aubier, 1980), p.253.

489.

Nous n’avons pas pu vérifier la provenance de cette traduction qui a retenu notre attention en raison de sa féconde inexactitude. S’agit-il d’une erreur commise par le traducteur d’une édition anglaise utilisée par Malcolm Lowry, ou bien d’une traduction libre du texte original allemand par ce dernier ? Cette inexactitude sert à merveille le dessein de l’auteur puisqu’elle met l’accent sur les possibilités d’élévation de son héros principal, d’où l’à-propos de l’expression « strives upward » qui signifie « faire des efforts pour s’élever ». Jacques Darras, auteur de la seconde traduction française du roman, reprend fidèlement l’inexactitude de départ en restituant l’épigraphe goethéenne de la manière suivante :  « Quiconque s’efforce incessamment vers le haut…lui nous le sauverons. » (Sous le volcan, p. 17). La première traduction de Stephen Spriel et de Clarisse Francillon, parue en 1950, choisit en revanche de rester fidèle au texte original de Goethe, où la notion d’effort n’est pas explicitement accompagnée de celle d’élévation : « Qui toujours s’efforce de se dépasser, celui-là, nous pouvons le sauver » (Au-dessous du volcan, p. 34).

490.

Gérard Genette, Seuils, (Paris : Editions du Seuil, coll. « Poétique », 1987), pp. 140-141.