Sortes Shakespeareanae ou l'exactitude du hasard

Nous l'avons déjà dit, The Tragical History of Doctor Faustus de Christopher Marlowe est un intertexte beaucoup plus fécond pour Under the Volcano, puisque, d'entrée de jeu, Lowry condamne son personnage à une fin tragique. Le temps de l'histoire du chapitre liminaire (soit le Jour des Morts de 1939) étant ultérieur d'un an exactement au temps de l'histoire des onze chapitres suivants (le 2 novembre 1938), les jeux sont déjà faits lorsque s'ouvre le roman. L'incertitude planant sur la nature exacte du destin consulaire, seulement révélée onze chapitres plus loin, n'empêche pas ce chapitre d'être une élégie parfaitement réussie où viennent s'ajouter quelques notes comminatoires qui renforcent l'horizon d'attente tragique du lecteur.

Le jeu de divination littéraire auquel s'adonne Jacques Laruelle dans le bar du truculent Señor Bustamente, vers la fin du premier chapitre, constitue une redoutable machine littéraire, dans la mesure où l'effet combiné du hasard et des étranges erreurs de Laruelle renforce l'impression d'Unheimlichkeit — d'inquiétante étrangeté — que le lecteur éprouve face à ce curieux passe-temps littéraire, pourvoyeur de sombres révélations :

‘Then will I headlong fly into the earth:’ ‘Earth, gape! It will not harbour me!’ ‘M. Laruelle had opened the book of Elizabethan plays at random and for a moment he sat oblivious of his surroundings, gazing at the words that seemed to have the power of carrying his own mind downward into a gulf, as in fulfilment on his own spirit of the threat Marlowe's Faustus had cast at his despair. Only Faustus had not said quite that. He looked more closely at the passage. Faustus had said: "Then will I headlong run into the earth," and "O, no, it will not — " That was not so bad. Under the circumstances to run was not so bad as to fly. (UTV, 34)’

La citation inexacte de Laruelle, suivie de la rectification qui s'impose, fonctionne comme un écart dialogique doublement souligné par rapport au texte de Marlowe. Il est révélateur de ce qui, dans la représentation mentale de la fin tragique de son ami, remplit Laruelle d'effroi : le verbe « voler », qu'il substitue malencontreusement à « courir », lui rappelle la chute dans le ravin cloacal que le Consul a faite au moment de sa mort, si bien que ce qu'il comptait occulter ou refouler, lui saute, pour ainsi dire, à la figure et le plonge dans l'abîme de son propre désespoir. Une fois de plus, la citation inexacte — et vraisemblablement voulue comme telle par Lowry — génère de nouveaux effets de sens et suggère au lecteur une parenté de destin entre l'infortuné Docteur Faustus et le mystérieux Consul. Le contrat narratif est donc bien rempli : ne rien dire explicitement, mais tout suggérer par le biais d'une erreur de lecture déclinant la fin du Consul, et non celle de son ancêtre littéraire.

La seconde citation marlovienne, que le même jeu de hasard fait choisir à Laruelle est extraite de l'épilogue où le Chœur tire la morale de la chute effroyable de Faust, entraîné en Enfer par les émissaires de Satan491. Nous ne nous y arrêterons pas plus longuement, sinon pour dire que, tandis que le discours du Chœur est perçu comme une clôture édifiante que nous avons le loisir d'entendre — ou de lire — jusqu'au bout492, il est interrompu dans la lecture qu'en fait Laruelle. Contrairement à Marlowe, Lowry n’avait pas l'intention, à ce stade du roman, de mettre le lecteur en garde contre un acte d'hubris qui, dans le cas du Consul, n'a pas encore été clairement défini, mais d'indexer la nature tragique de la chute du Consul sur celle, très emblématique, de Faustus. Le glas est sonné et la citation, détournée de son contexte initial, épouse la finalité de ce chapitre élégiaque, mais avant tout liminaire, qui amorce le balisage tragique sans en dévoiler les tenants et aboutissants. Dans la grammaire narrative du roman, les deux citations marloviennes ouvrent un paradigme tragique, mais laissent au lecteur le soin d'en découvrir le déroulement syntagmatique.

Notes
491.

Cut is the branch that might have grown full straight,

‘And burnèd is Apollo's laurel bough,’ ‘That sometime grew within this learnèd man,’ ‘Faustus is gone: regard his hellish fall— (UTV, p. 34)’
492.

La fin du discours choral dans Doctor Faustus (Acte V, scène 3) énonce de manière très claire la nature de cette transgression contre les lois divines et exhorte le spectateur/lecteur à en prendre bonne note :

Faustus is gone. Regard his hellish fall

Whose fiendful fortune may exhort the wise

Only to wonder at unlawful things,

Whose deepness doth entice such forward wits,

To practise more than heavenly power permits.

Christopher Marlowe, The Complete Plays, ed. J. B. Steane, (Harmondsworth, Middlesex : Penguin Books, 1969), p. 339.