Le Mene-Tekel-Peres du roman

A la fin du chapitre XII, après la chute du Consul dans la barranca, apparaît le hors-texte ou paratexte qui forme la clôture du roman, si l'on peut toutefois parler de clôture pour une oeuvre que nous sommes invités à relire en raison de sa structure circulaire et sur recommandation expresse de son auteur. Ce paratexte final est une pancarte de jardin public dont le message en espagnol avait été incorrectement traduit par le Consul au chapitre V, puis interprété justement par Hugh au chapitre VIII :

‘¿ LE GUSTA ESTE JARDÍN’ ‘QUE ES SUYO ?’ ‘¡ EVITE QUE SUS HIJOS LO DESTRUYAN ! (UTV, hors texte final)’

L'interprétation erronée du Consul constitue en réalité la trace textuelle d'une erreur de transcription que Lowry a rattrapée en tirant parti de cet écart dialogique et en faisant endosser la faute à son personnage493. Ainsi, au chapitre V, le Consul ne comprend pas le message d'avertissement aux parents d'enfants turbulents (« Do you like this garden, the notice said, that is yours? See to it that your children do not destroy it! » (UTV, 232)) et le transforme en message biblique (« You like this garden? Why is it yours? We evict those who destroy! » (UTV, 128)) La méprise consulaire sur le mot espagnol « evite » débouche sur une éviction du paradis terrestre, le Consul faisant figure d'Adam expulsé. A la fin du roman, alors que la structure narrative du livre nous renvoie au début qui est l'épilogue de cette sombre histoire, tous les sens possibles convergent, mais qu'il s'agisse d'expulsion ou de simple avertissement, le message est clair : il n'y a pas de rédemption possible pour le Sieur Firmin, infirme ou incompétent en matière de traduction, et infirme de l'existence tout court. Le message de la pancarte fonctionne, lui aussi, comme une citation structurelle qui, pour reprendre l'expression de Lowry, fait « explos[er] les deux sens simultanément494 ».

Le hors-texte final intègre donc la féconde erreur d'interprétation de lecture du Consul et se donne à lire comme un avertissement au lecteur tout autre que celui des jardins publics. La portée téléologique de ce « writing on the wall », ou plus précisément de cette pancarte qui en tient lieu, s'étend au-delà de sa fonction diégétique et déborde du cadre romanesque pour s'adresser au lecteur495. Elle confère de ce fait au roman de Lowry une portée universelle qui correspond bien au projet initial de l'auteur :

‘[…] [The novel] is a prophecy, a political warning, a cryptogram, a preposterous movie, and a writing on the wall. It can even be regarded as a sort of machine: it works too, believe me, as I have found out. (SL, 66/CL1, 506)’

Toutefois, le lecteur ne retirera vraiment tous les bénéfices de cet avertissement que s'il parvient à faire résonner dans son esprit les erreurs de lecture du Consul comme de véritables révélations. Dès lors, attentif —et réceptif — au protocole de lecture suggéré par les trois épigraphes littéraires, aussitôt relativisé, voire infirmé par les citations marloviennes au chapitre I, et soucieux d'emboîter le pas à Lowry et au Consul traquant la vérité dans l'instabilité dialogique des textes, il ne pourra plus–et ne voudra plus–échapper à l'éruption sémantique du volcan lowryen.

S'il ressort une idée-force de l'examen des pratiques citationnelles de Lowry, c'est bien que l'efficacité ou l'impact d'une citation dans un nouvel environnement textuel ne dépend pas de son exactitude ou de sa restitution littérale. Under the Volcano fut considéré, non sans mépris, comme une anthologie par certains : on ne pourra pas, en revanche, lui reprocher d'être un dictionnaire de citations qui constitue la seule catégorie d'ouvrages où sont données à lire des citations « dépourvue[s] de sens parce que sans contexte, sans emploi. » (Compagnon,190). Lowry, au contraire, excelle dans l'art dialogique de la réaccentuation du mot d'autrui, et ce n'est pas pur hasard si les citations les plus marquantes du roman sont précisément celles qui font entendre une dissidence sémantique dans leurs modalités d'emprunt, car ce sont aussi celles qui font de ce voleur de mots un « ‘plagiaire’ créatif » (Schneider, 101).

Notes
493.

Dans Dark As The Grave Wherein My Friend Is Laid, dont l’un des axes de lecture propose une glose de Under the Volcano ainsi que le « making of » de ce roman, Sigbjørn Wilderness, double fictionnel de Lowry-écrivain, procède à la vérification de l’exactitude des expressions espagnoles qui figurent dans son roman, tout comme Lowry s’y employa lors de son second séjour au Mexique de décembre 1945 à mai 1946. La scène suivante révèle l’erreur de transcription initiale, et la façon dont Sigbjørn/Lowry compte la faire fructifier dialogiquement dans son roman qui n’était pas encore publié :

« Eddie importantly put on his glasses and read, “ ‘¿Le gusta este jardín? ¿Que es suyo? ¡Evite que sus hijos lo destruyan!’ No, that ‘s wrong.”

“But I copied it down. Incidentally, how would you translate it?”

“Do you like this garden which is yours? See to it that it is thus: that your children don’t destroy it.”

Sigbjørn looked over Eddie’s shoulder. “But I copied it down straight from the notice in Oaxaca.”

“Well, that explains it. … You have to get it right.”

“It alters everything–I can see now that it’s an absurd mistake, but for at least eight years it’s never occurred to me that it could mean anything else but ‘Do you like this garden? Why is it yours? We evict those who destroy!’ ”

“It doesn’t have anything to do with evict.”

“Still, that gives me an idea. … I’ll have to alter it of course. But I could have my Consul think that’s what it means at first. Yes, I can see that that would be better still.”

“You’ve got to get it right. It’s no use unless it’s right.”

“And then somebody else can make the real translation. It’s going to be a hell of a nuisance but I can see the real translation’s even worse.”

“I thought you said it was better.”

“I mean more relevant and terrifying,” Sigbjørn said as he folded the paper. “Thank you, Eddie, can I help myself to a drink?” » (DATG, pp. 140-141).

494.

Cf. Victor Doyen, « La genèse d'«Au-dessous du Volcan» », op. cit., p. 116.

495.

Maurice Couturier voyait dans le hors-texte final une exhortation faite au lecteur à respecter ce jardin proliférant et complexe qu’est le roman de Lowry (Couturier,p. 15). Il nous semble que la puissance du hors-texte ne se limite pas à un protocole de lecture ; c’est avant tout un « writing on the wall » extradiégétique qui renvoie le lecteur à ses propres « abus » dans le « jardin » terrestre dont il a hérité et qui le met en demeure de le respecter.