Chapitre III
La « Divine Comédie Ivre » : variations transtextuelles

L’encyclopédisme de Under the Volcano a ceci de particulier qu’il semble mis au service d’une subjectivité, en l’occurrence celle du Consul, alter ego diégétique principal, sinon unique, de Lowry lui-même. Stephen Spender l’a déclaré avec force : Lowry est un romantique qui, contrairement à Joyce et T.S. Eliot, n’a pas recours au mythe et au symbolisme pour donner une vision objective et distanciée du monde, mais pour créer l’espace intérieur de son personnage496. Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises la bibliophilie du Consul et sa propension à substituer la textualité au réel, cause de son destin tragique et condition même de sa lisibilité. Lowry avait aussi l’ambition de présenter le Consul comme la facette principale d’un personnage composite dont les autres protagonistes seraient la partie complémentaire, et, inspiré par Freud, d’en faire un Everyman capable d’endosser le rôle de l’homme moderne courant tout droit à sa perte, représentant symbolique d’un monde en proie au chaos et mû par des pulsions suicidaires. Nous voilà donc face à une contradiction apparente : comment un roman peut-il nourrir la subjectivité d’une conscience individuelle en instituant des corres­pondances avec une théorie de figures mythiques ou d’analogons littéraires et prétendre à l’universalité par ce même biais ? Précisément, parce que, comme le suggère Stephen Spender, la subjectivité encyclopédique du Consul, devient métaphore microcosmique de la condition humaine. L’accumulation d’analogies tissées dans l’esprit du Consul alimente paradoxalement son solipsisme tout en créant les modalités de son universalité littéraire.

Un problème de lisibilité s’ensuit pour le lecteur. Comme l’ont remarqué plusieurs critiques, l’activité herméneutique se heurte à l’extrême labilité des correspondances que tisse le texte autour de la figure consulaire497. Celles-ci se font et se défont au gré des introjections consulaires, tant et si bien que l’ambition d’un lecteur comptant installer une cohérence parfaite au sein même de cette prolifération est rapidement contrecarrée, pour demeurer à tout jamais inassouvie.

S’il faut d’entrée de jeu abandonner tout espoir d’exhaustivité dans l’interprétation du grouillement intertextuel dont se nourrit Under the Volcano, il nous est toutefois loisible d’établir quelques rapprochements intertextuels, souvent suggérés par Lowry lui-même, en partant du principe que certaines associations font de bons larrons textuels. En effet, si, comme l’a suggéré Ronald Binns, chaque nouvelle analogie littéraire annule la précédente, il nous semble toutefois qu’une telle annulation se produit essentiellement sur l’axe syntagmatique et linéaire de la lecture, et que sur l’axe paradigmatique (appelé aussi  axe des substitutions par Todorov), il n’est plus question d’oblitération, mais bien au contraire de substitution ou d’échange, et par conséquent d’enrichissement de la lecture. Tel semble être le cas par exemple de la triade Cocteau-Dante-Marlowe qui, étudiée de manière regroupée, donne une cohérence et une nouvelle lisibilité au parcours tragique du Consul.

Le véritable problème est celui de la sélection à opérer. Les allusions et les citations examinées précédemment nous ont déjà permis d’entrevoir la richesse du matériau littéraire (ou para-littéraire) emprunté par Lowry sous diverses formes. Une autre manière d’aborder la question intertextuelle ou transtextuelle498 serait d’en étudier les aspects les plus divers, de la figure littéraire qui investit le texte aux hypotextes499 historiques dont Lowry se sert, parfois littéralement, pour étayer son discours, en passant par des citations ou des allusions qui enracinent le roman dans une double tradition romantique et expressionniste. Ce ne sont là que quelques pistes méritant d’être explorées, dont la diversité devrait toutefois fournir un panorama révélateur des pratiques intertextuelles de Lowry.

Notes
496.

« The fact is that, though all three writers may use myths and symbolism and be concerned with the crisis of the modern world, the aims and methods of Lowry are the opposite of those of Joyce and Eliot. Joyce and Eliot […] use myths and symbols to get outside “the times” into the past of the tradition. Lowry uses them to exemplify “the times,” to describe the Consul as illustration almost. Symbol and myth are used in Ulysses in order to absorb the characters at certain moments into a kind of cosmic consciousness. Lowry uses them with opposite effect in order to create the interior world of the Consul. Stephen Dedalus and Bloom tend to disappear into the cosmos. We finish Under the Volcano feeling that the Consul with all his defects is the cosmos—and that he is also Malcolm Lowry. This is perhaps a way of saying that Malcolm Lowry and his hero are romantics. […] The hero of Under the Volcano is the autobiographic consciousness of the Consul, who is a mask for Malcolm Lowry» (UTV/ Introduction Stephen Spender, p. XVI).

497.

Ronald Binns donne un aperçu du redoutable catalogue d’identifications consulaires que le lecteur est censé garder à l’esprit : « […] though the Consul may resemble Adam, Christ, Dante, Faustus, Hamlet, Hercules, Prometheus and Odysseus he is also identified with other cultural prototypes which critics usually judiciously ignore—Humpty Dumpty, Peter Rabbit, the Nose with the Luminous Dong. The problem with these analogues is that in total they cancel each other out, and that in isolation they provide only a partial accounting of the novel’s dense complexity. » Malcolm Lowry (Londres & New-York : Methuen, 1984), p. 63.

498.

Gérard Genette utilise le terme « transtextualité » pour désigner l’ensemble des effets marquant la « transcendance textuelle du texte », c’est-à-dire « tout ce qui le met en relation manifeste ou secrète avec d’autres textes ». (Palimpsestes, p. 7). La transtextualité englobe les phénomènes intertextuels tels que les définit Genette (à savoir, l’allusion, le plagiat et la citation), mais ne s’y limite pas. La paratextualité (étude des « énoncés d’escorte » (Jarrety)), l’hypertextualité (voir note suivante), la métatextualité (relation de « commentaire » qui unit un texte à un autre) et l’architextualité (l’étude de « l’ensemble des catégories générales, ou transcendantes - types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc.- dont relève chaque texte singulier » (ibid.) ) en font également partie. Genette constate une sorte d’équivalence entre « sa » transtextualité et l’intertextualité telle que la définit Michael Riffaterre. (Voir Palimpsestes, pp. 8-9.). Nous emploierons le substantif « transtextualité » et l’adjectif « transtextuel » pour différencier l’ensemble des relations que noue un texte avec d’autres des phénomènes plus circonscrits que Genette classe sous le terme « intertextualité ».

499.

Genette introduit le terme de la façon suivante : « J’entends par [hypertextualité] toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte)à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire. […] L’Énéide et Ulysse sont sans doute à des degrés et certainement à des titres divers, deux (parmi d’autres) hypertextes d’un même hypotexte : l’Odyssée, bien sûr » (Palimpsestes, p. 12). Précisons-le d’emblée : la relation hypertextuelle qu’entretient Under the Volcano avec tel ou tel texte antérieur n’est jamais aussi marquée ou systématique que celle qui lie par exemple le roman de Joyce à l’Odyssée. Comme nous allons le montrer, Under the Volcano sollicite, si l’on peut dire, plusieurs hypotextes partiels, car successifs ou alternatifs.