La fabrication d’un Faust moderne : du recueil élisabéthain au cloaque mexicain

L'hypotexte faustien aux sources multiples rayonne à travers tout le roman, en particulier sous forme d'emprunts à la pièce élisabéthaine de Christopher Marlowe, The Tragical History of Doctor Faustus (parue en 1604), qui lui confèrent sa tonalité tragique. Ainsi, dans le chapitre I, véritable « prologue–épilogue535 » élégiaque du roman, des citations de la tragédie de Marlowe prédéterminent la façon dont se lit la suite du roman en fonctionnant comme une confirmation liminaire emblématique du destin tragique du Consul que les onze chapitres suivants, plongeant le lecteur exactement un an en arrière, vont s'employer à dérouler.

L'autre source faustienne du roman, celle du Faust I et II de Goethe, et plus particulièrement la deuxième partie de ce poème dramatique, se manifeste, avant même que le lecteur ait pu pénétrer dans l'univers diégétique du roman, sous la forme d'une épigraphe dont nous avons examiné plus haut les implications pour le texte de Lowry, et sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin. Si les emprunts au Faust de Goethe demeurent globalement plus modestes, le fait de pouvoir les lire, sous l'effet d'un rapprochement paradigmatique, en contrepoint des citations et allusions marloviennes pose le problème de l'orientation donnée au roman : Lowry, conscient de l'issue tragique de la pièce élisabéthaine (où Faustus, à la fin du cinquième acte, est emporté par les démons en Enfer, alors que ses restes déchiquetés sont découverts par les clercs horrifiés) et de la rédemption du célèbre docteur dans la deuxième partie du Faust de Goethe (grâce à l'intercession de Marguerite auprès de la Mater Gloriosa qui entraîne Faust vers le haut pour sauver son âme), aurait-il formé le dessein de donner une fin ambiguë au Consul ? C'est une thèse que la structure circulaire du roman pourrait étayer, surtout lorsque l'on se souvient de l'invitation au lecteur faite par Lowry à relire le début du roman (paratextes épigraphiques compris):

‘[…] The book should be seen as essentially trochal, I repeat, the form of it as a wheel so that, when you get to the end, if you have read carefully, you should want to turn back to the beginning again, where it is not impossible, too, that your eye might alight once more upon Sophocles’ Wonders are many, and none is more wonderful than man—just to cheer you up. For the book was so designed, counterdesigned and interwelded that it could be read an indefinite number of times and still not have yielded all its meanings or its drama or its poetry […] (SL, 88 / CL1, 527) ’

S'il est possible d'interpréter de plusieurs manières la faute tragique du Consul, en tenant compte tout particulièrement des trois épigraphes d'ouverture ainsi que des autres hors-textes, il serait beaucoup plus hasardeux de remettre en cause sa fin tragique. Le double apport—goethéen et marlovien—introduit certes une ambiguïté, mais celle-ci ne saurait résister à l'examen approfondi des motifs faustiens et de leur agencement dans la trame narrative du roman : Under the Volcano est bien la tragédie d'un Faust moderne qui s'auto-détruit et ne recherche plus le salut, si ce n'est celui que lui procure momentanément l'ivresse.

Le roman de Lowry adopte l'habillage littéraire de la chute du Docteur Faustus de Marlowe afin d'ancrer la destinée tragique de Geoffrey Firmin dans un archétype grandiose. L'évocation élégiaque de l'itinéraire du Consul par son ami français, Jacques Laruelle, personnage-réflecteur et témoin du premier chapitre, participe en effet de cette entreprise de monumentalisation littéraire que recherche Lowry. La fin tragique du Consul va être présentée comme emblématique de celle qui, en cette période agitée de l'avant-guerre, guette l'humanité tout entière en proie à une forme d'ivresse aussi délétère, quoique différente, de l'ivresse du Consul. Dans cette perspective, le recours à un référent tragique tel que le Docteur Faustus de Marlowe, permet de conférer une certaine grandeur à cette destinée qui, comme le suggère Lowry par l'entremise de son personnage focalisateur, Jacques Laruelle, semblait déjà appartenir à une autre époque536. Dans le même paragraphe, Laruelle, toujours porte-parole de Lowry, se fait fort cependant de sauvegarder la mémoire de cette vie, en dépit du fait que l’existence individuelle, en ces temps tourmentés, est traitée avec mépris ou indifférence :

‘[…] One would have thought the horrors of the present would have swallowed it up like a drop of water. It was not so. Though tragedy was in the process of becoming unreal and meaningless it seemed one was still permitted to remember the days when an individual life held some value and was not a mere misprint in a communiqué. (UTV, 5)’

Le style télégraphique, nous l’aurons compris, ne convient pas à l’entreprise de sauvetage romanesque de la vie du Consul à laquelle compte s'atteler Lowry. Dès l’ouverture du récit, la nature romantique de cette mission littéraire est annoncée : suggérer la chute tragique de son héros par petites évocations successives où la mélancolie et la solennité font barrage à ce que l'on pourrait nommer l'esthétique du communiqué. Toutefois, le Consul n'étant en réalité victime que de ses propres démons intérieurs et, avant tout, d'une fâcheuse méprise politique, il importait aussi à Lowry de se démarquer du modèle élisabéthain en restituant le cadre historique dans lequel l'histoire du Consul vient s'inscrire et en faisant appel aux ressources grotesques qu'affectionne le tragique moderne : les onze chapitres qui relatent la dernière journée de la vie du Consul pourvoient plus particulièrement à de tels besoins.

Notes
535.

Cette expression est la traduction de l' « epilogic prologue » (Costa72, p. 65).

536.

« What had happened just a year ago to-day seemed already to belong in a different age » (UTV, p. 5).