Annonce d'une catastrophe : la chute d'un Faust infirme

L'évocation de la chute tragique du Consul par l'intermédiaire des citations empruntées à Marlowe n'intervient qu'assez tardivement dans l'organisation du premier chapitre. Celui-ci s'ouvre sur un plan cinématographique de la ville de Quauhnahuac, pour en arriver à la présentation de deux personnages qui évoquent la tragédie qui s'est produite un an auparavant, jour pour jour. L'un, Jacques Laruelle, est, comme nous l'avons déjà dit, l'ami d'enfance du Consul et la conscience focale du premier chapitre; l'autre, le Docteur Arturo Díaz Vigil, est un médecin connu du Consul, qui avait diagnostiqué chez ce dernier, le jour même de sa mort—dans son « pidgin » anglais haut en couleur—ce qu'il répète un an plus tard à Laruelle, à savoir que son mal concerne l’âme tout autant que le corps537. En ce Jour des Morts de l'année 1939, où les défunts ressuscitent dans la mémoire de ceux qui les honorent, Laruelle—après avoir quitté le Casino de la Selva et le Docteur Vigil—poursuit sa méditation mélancolique en empruntant un chemin l'amenant tour à tour devant l'immense ravin qui traverse la région, cette barranca où le Consul a été jeté par ses assassins fascistes, puis devant le palais de Maximilien et Carlotta, autre couple tragique auquel Laruelle associe—dans une espèce de confusion poétique—le couple que forme encore dans son esprit le Consul avec son ex-épouse Yvonne, et enfin à la cantina Cerveceria XX, flanquée d'une salle de cinéma où, en ce jour voué au culte du passé, le même film que celui qui était à l'affiche l'année précédente, « Las Manos de Orlac, con Peter Lorre » (UTV, 24) s'apprête à être joué une fois de plus. Il y a donc une logique du retour à chaque carrefour du texte, et celle-ci ne fait qu'aviver le sentiment de culpabilité de Jacques Laruelle, conscient d'avoir contribué à la chute de son ami en le cocufiant avec Yvonne, après l'avoir surpris, bien des années plus tôt en Angleterre, au fond du Bunker de l'Enfer (au nom prémonitoire) en train de trousser une jeune fille. Les mains d'Orlac, remake hollywoodien d'un film de Robert Wiene538, deviennent pour l'ami français du Consul, cinéaste raté mais féru de films expressionnistes allemands, non seulement le symbole d'une Allemagne devenue criminelle, mais également, par un déplacement métonymique, l'image emblématique de ses trahisons et de sa propre culpabilité :

‘… Yet what a complicated endless tale it seemed to tell, of tyranny and sanctuary, that poster looming above him now, showing the murderer Orlac! An artist with a murderer’s hands; that was the ticket, the hieroglyphic of the times. For really it was Germany itself that, in the gruesome degradation of a bad cartoon, stood over him.—Or was it, by some uncomfortable stretch of the imagination, M. Laruelle himself? (UTV, 25)’

Cette culpabilité qui accable Jacques Laruelle va de pair avec ce que l'on pourrait appeler l'étiologie de l'infirmité de Geoffrey Firmin. Deux incidents traumatisants dans la vie du Consul sont provoqués par son ami Laruelle : l'acte de voyeurisme, certes involontaire mais narquois, du jeune Français mettra fin, pour un temps, à leur amitié d'adolescents. Le cocuage du Consul, par l'entremise de Laruelle, mais peut-être aussi par celle de Hugh Firmin, le demi-frère et faux-frère de Geoffrey, n'est sans doute pas étranger à l'attitude suicidaire de la victime qui préfère s'abîmer dans l'alcool plutôt que d'aimer. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant de lire, au début de ce chapitre, que l'inscription gravée sur la maison de Laruelle est : « No se puede vivir sin amar » (UTV, 6) Qu'elle ne soit pas au goût de son locataire français n'a rien d'étonnant non plus : elle lui rappelle qu'il n'est plus, pour ainsi dire, qu'un mort-vivant ou qu'un fantoche, au même titre que le Consul, puisque son incapacité à aimer les autres s'est maintes fois vérifiée. Elle symbolise surtout l'incapacité du Consul à aimer, ce qui, avec sa fuite concomitante dans l'éthylisme, constitue son principal manquement ou, si l'on préfère, sa faute tragique majeure. Laruelle, tout comme Hugh et Yvonne, l'épouse présumée adultère du Consul, ne sont donc pas étrangers à la dipsomanie et au solipsisme comportemental du Consul. Comme l'indique son patronyme « Firmin » qui, en anglais, est l'anagramme parfait de « infirm, » le Consul est avant tout un infirme de la volonté et de l'amour. Si le partage des responsabilités peut paraître quelque peu caricatural ou sommaire aux yeux d'un lecteur moderne, il convient de rappeler que, pour Lowry, les quatre protagonistes sont en réalité quatre facettes d'une seule personnalité humaine protéiforme. Dans cette perspective, les trois autres personnages peuvent être considérés comme des adjuvants de la chute du Consul (tout en étant aussi, de manière quelque peu paradoxale, des adjuvants inefficaces de sa rédemption, lorsqu'ils tentent de le détourner de la boisson), au sens où l'entend Greimas dans son modèle actantiel539.

C'est à la Cerveceria XX que Señor Bustamente, le patron, restitue à Laruelle le recueil de pièces élisabéthaines que celui-ci avait emprunté au Consul dix-huit mois plus tôt parce qu'il projetait de réaliser en France une version cinématographique moderne de Faust, avec Trotski pour héros. L'association entre Geoffrey Firmin, Faust et Trotski est du reste particulièrement ironique, dans la mesure où le Consul est précisément accusé au dernier chapitre d'être un Juif, un espion bolchévique, Trotski, entre autres amabilités de la part des fascistes mexicains qui l'ont appréhendé au Farolito, et vont l'abattre quelques minutes plus tard d'une rafale de coups de feu. Lowry, par l'entremise de Laruelle qui ne perçoit pas toute l'ironie d'un tel rapprochement, fait de Trotski et du Consul des Faust modernes qui se sont attiré respectivement les foudres d'un Staline dictateur et celles de petits fascistes d'opérette, suffisamment dangereux, toutefois, pour mettre leurs menaces à exécution.

De manière moins ironique ou grotesque, le jeu de divination appelé « sortes Shakespeareanae » auquel s'adonne Laruelle et qui consiste à ouvrir un livre par hasard à une page et à en méditer le contenu, associe le Consul au héros tragique qui veut s'enfuir dans les profondeurs de la terre pour échapper à la fureur divine :

‘Then will I headlong fly into the earth:
Earth, gape! It will not harbour me! (UTV, 34)’

Nous avons déjà expliqué l'écart dialogique que Laruelle introduit dans le texte de Marlowe, c'est-à-dire l'altérité vocale produite par sa lecture erronée qui lui fait substituer « fly » à « run ». Lowry s'ingénie à lui faire souligner son erreur, car elle permet de suggérer habilement ce qui, dans la représentation mentale de la fin tragique de son ami, remplit Laruelle d'effroi : la chute vertigineuse du Consul qui a été jeté dans la barranca, tel un vulgaire déchet. Faustus craignait la colère de Dieu et espérait jusqu’au bout sauver son âme ; Laruelle, en cinéaste virtuel de la vie du Consul, redoute surtout que des images trop pénibles de la fin humiliante de son ami ne cessent de le hanter.

En outre, pour le lecteur averti, qui n’en est pas à sa première lecture du texte de Lowry, le caractère avilissant de la chute du Consul réside précisément dans le petit écart de langage qui existe entre « voler » et « courir ». En effet, rappelons qu’au chapitre X, le Consul annonçait à Hugh et à Yvonne qu’il courait rejoindre l’enfer, son lieu de prédilection représenté par le Farolito. La chute dans le cloaque confirme en revanche le constat d’une mort minable fait par le Consul lui-même en tombant sous une rafale de coups de feu540.

Après être tombé, en se prêtant à nouveau au jeu de prophétie littéraire, sur une intervention de Wagner, le valet de Faustus, curieusement entremêlée à du pidgin anglo-néerlandais provenant d'une pièce de Thomas Dekker, The Shoemaker's Holiday541, Laruelle est amené à méditer l'épilogue de la pièce de Marlowe que ce même jeu lui a fait trouver par un curieux hasard qui ne saurait mieux convenir à Lowry :

‘Cut is the branch that might have grown full straight,’ ‘And burnèd is Apollo’s laurel bough,’ ‘That sometime grew within this learnèd man,’ ‘Faustus is gone: regard his hellish fall— (UTV, 34)’

Nous avons déjà vu comment cette seconde citation extraite de la pièce de Marlowe est en fait une version tronquée du discours du Chœur dans l’épilogue. Dans l’hypotexte élisabéthain, l’épilogue est censé clore par un discours édifiant la fin effroyable du Docteur Faustus. Dans Under the Volcano, la tonalité comminatoire et élégiaque du discours est conservée, tout en laissant le lecteur dans le vague, ce qui contribue au phénomène d’Unheimlichkeit évoqué précédemment. Le glas est sonné, le destin du Consul est déjà scellé, mais, comme il convient dans un chapitre liminaire, d’une manière quelque peu énigmatique. Ainsi la logique narrative n'est guère perturbée lorsqu'une voix d'outre-tombe, en l'occurrence celle du Consul lui-même, vient s'ajouter à celle du chœur marlovien par l'entremise d'une lettre qui s'échappe du recueil de pièces élisabéthaines.

Cette lettre adressée par le Consul à Yvonne quelques mois après leur séparation, et environ huit mois avant le retour d'Yvonne au chapitre II, mais jamais envoyée à sa destinataire, est comme une pièce complémentaire à joindre, si l'on peut dire, au dossier tragique du Consul. Il est symboliquement significatif qu'elle se soit échappée du recueil restitué à Laruelle, dans la mesure où elle forme, avec les extraits de la pièce de Marlowe, un condensé tragique de la vie du Consul. Si les extraits dramatiques orientent le lecteur vers l'horreur finale, la lettre, en revanche, installe la tragédie au sein de l'existence. En effet, ce qui transparaît clairement dans les propos du Consul, c'est qu'il se sent comme un mort vivant depuis sa séparation d'avec Yvonne :

‘[…] So that when you left, Yvonne, I went to Oaxaca. There is no sadder word. […] No, my secrets are of the grave and must be kept. And this is how I sometimes think of myself, as a great explorer who has discovered some extraordinary land from which he can never return to give his knowledge to the world: but the name of this land is hell.’ ‘It is not Mexico of course but in the heart. And to-day I was in Quauhnahuac as usual when I received from my lawyer news of our divorce. This was as I invited it. […] And thence I came to the Farolito in Parián where I sit now in a little room off the bar at four thirty in he morning drinking ochas and then mescal and writing this on some Bella Vista notepaper […] I think I know a good deal about physical suffering. But this is worst of all, to feel your soul dying. I wonder if it is because to-night my soul has really died that I feel at the moment something like peace. (UTV, 35-36, italiques ajoutés)’

Si le lecteur, rendu attentif à la filiation faustienne du roman, poursuit sa réflexion dans ce sens, il est amené à constater que le Consul a manifestement intégré le point de vue de Méphistophélès dans sa représentation de l'Enfer. Au docteur Faustus qui s'étonne qu'un esprit damné en Enfer comme celui de Méphistophélès puisse encore quitter le lieu de sa damnation pour lui parler, le démon rétorque : « Why, this is hell, nor am I out of it » (The Complete Plays, Acte I scène 3, p. 275). La mort de l'âme au cœur d'une solitude qu'il déclare avoir bien méritée, telle est la définition de l'Enfer terrestre du Consul dans cette étrange lettre lue par Laruelle après la mort de celui-ci. Un autre extrait montrera clairement que cette mort de l'âme est doublée d'une paralysie de la volonté :

‘Or is it because right through hell there is a path, as Blake well knew, and though I may not take it, sometimes lately in dreams I have been able to see it?’ ‘(Several mescals later.) Since December, 1937, and you went, and it is now I hear the spring of 1938, I have been deliberately struggling against my love for you. […] Ah, if only you had given me something in memory to hate you for so finally no kind thought of you could ever touch me in this terrible place where I am! But instead you sent me those letters.’ ‘Alas, but why have I not pretended at least that I had read them, accepted some meed of retraction in the fact that they were sent? And why did I not send a telegram or some word immediately? Ah, why not, why not, why not? For I suppose you would have come back in due course if I had asked you. But this is what it is to live in hell. I could not, cannot ask you. I could not, cannot send a telegram. I have stood here, and in Mexico City, in the Compañía Telegráfica Mexicana, and in Oaxaca, trembling and sweltering in the post office and writing telegrams all afternoon, when I had drunk enough to steady my hand, without having sent one. (UTV, 36-39, italiques ajoutés)’

En quelques pages, le Consul a résumé son Enfer intime. S'il lui arrive de voir en rêve un ailleurs édénique terrestre, identifié plus loin dans le roman comme étant la Colombie Britannique, et si les lettres envoyées par Yvonne, qu'il ne lira qu'avant sa mort au Farolito, font écho, de façon fort émouvante, à sa misérable solitude542, il ne parvient pas pour autant à agir. Contrairement au Docteur Faustus de Marlowe et au Faust de Goethe, qui tous deux pactisent avec l'ambassadeur du Diable pour l'avoir à leur service et agir sans entrave sur ce qui les entoure, Geoffrey Firmin est l'infirme de la volonté et son pacte avec l'alcool, sa principale aliénation. Si son âme se meurt, elle n'est en revanche aliénée à personne, et le Consul n'est en fait paralysé par aucune autre force maléfique que l'alcool et ses propres démons intérieurs. Dans cette perspective, il est bel et bien un Faust infirme, ne pouvant agir et s'abîmant dans une contemplation impuissante de son malheur. Reste à voir comment s'organise sa chute dans les onze chapitres suivants.

Notes
537.

«  Dr Vigil shook his head. “Sickness is not only in body, but in that part used to be call: soul. Poor your friend, he spend his money on earth in such continuous tragedies” » (UTV, p. 5).

538.

Le remake de Karl Freund, qui date de 1935, s’intitule en réalité Mad Love. Peter Lorre y incarne le Docteur Gogol, un chirurgien fou épris de l’épouse d’Orlac, Yvonne. Lowry jugeait cette version très médiocre par rapport à l’original, Orlacs Hände, film expressionniste du cinéaste Robert Wiene avec Conrad Veidt dans le rôle d’Orlac. Voir Companion, note 30.4, p. 40.

539.

Cf. Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage d’Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov (Paris : Editions du Seuil, 1972), p. 291.

540.

Notons au passage que Jacques Darras, auteur de la seconde traduction française, Sous le Volcan (Paris : Bernard Grasset, 1987) fait ici un contresens en ne restituant pas correctement le «  I'm running, … » du texte original (UTV ,p. 314, italiques ajoutés) et en proposant le texte suivant :  « « Ça me plaît bien l'enfer. Je brûle d'y retourner. Regardez, j'y vole! J'y suis presque déjà!» » (SV, p. 345). La phrase du Consul devient préfiguration de sa chute vertigineuse au fond du ravin, alors que le texte original ne présente pas— du moins à cet endroit du texte, soit au chapitre X—la chose de cette manière.

541.

Cf. Companion., notes 40.6 et 40.7 p. 60.

542.

Voir UTV, pp. 344-346 et 364-367.