Confirmation d'une pitoyable damnation

Dans sa Préface à la première traduction française de Under the Volcano, Lowry explique que « [d]ans la kabbale juive, l'abus des pouvoirs magiques est comparé à l'ivresse ou à l'abus du vin […], et William James, sinon Freud, pourrait être d'accord avec moi quand j'affirme que les agonies de l'ivrogne trouvent une très exacte similitude dans les agonies du mystique qui a abusé de ses pouvoirs. » (ADV, 29)

Geoffrey Firmin, dipsomane invétéré, se prétend aussi détenteur d'un savoir occulte, et emprunte volontiers à la kabbale un vocabulaire abscons pour définir sa condition d'alcoolique. En outre, il fait allusion plusieurs fois, et notamment dans la lettre à Yvonne précédemment citée, à un livre sur «le Savoir Secret » qu'il serait en train d'écrire, tout en laissant entendre que la réalité d'un tel travail n'est peut-être pas fondée :

‘[…] Though it is perhaps a good idea under the circumstances to pretend at least to be proceeding with one’s great work on “Secret Knowledge,” then one can always say when it never comes out that the title explains this deficiency. (UTV, 39)’

Yvonne et Hugh, lors de leurs retrouvailles au chapitre IV, pendant la sieste réparatrice du Consul, y font également allusion, tout en n'y croyant qu'à moitié :

‘“Yes,” Hugh said, “how much does he really know about all this alchemy and cabbala business? How much does it mean to him?”’ ‘“That’s just what I was going to ask you. I’ve never been able to find out—”’ ‘“Good lord. I don’t know …” Hugh added with almost avuncular relish: “Maybe he’s a black magician!” (UTV, 118)’

Si l'impressionnante liste d'ouvrages portant sur la magie et l'alchimie et figurant dans la bibliothèque du Consul décrite au chapitre VI tient lieu de preuve, alors il nous faut voir en Geoffrey Firmin, un personnage faustien féru de kabbale et peut-être coupable d'avoir abusé de pouvoirs magiques. Aussi séduisante que puisse paraître cette interprétation, elle ne peut définir de façon convaincante l'erreur tragique commise par le Consul. Celle-ci serait plutôt liée au culte de l'ivresse qui, pour le Consul, serait l'équivalent d'un abus des pouvoirs magiques chez le kabbaliste, dans la mesure où il y a bien une mystique et une passion du vin chez lui. Il n'est pour s'en convaincre que de lire l'explication qu'il donne à Yvonne, lors de leurs retrouvailles au matin du 2 novembre 1938, pour suggérer un pouvoir visionnaire et une perception à la fois mystique et esthétique des choses qu'elle ne peut avoir sans goûter à l'alcool :

‘“But look here, hang it all, it is not altogether darkness,” the Consul seemed to be saying in reply to her, gently […] “you misunderstand me if you think it is altogether darkness I see, and if you insist on thinking so, how can I tell you how I do it? But if you look at that sunlight there, ah, then, perhaps you’ll get the answer […] : what beauty can compare to that of a cantina in the early morning? Your volcanoes outside? Your stars […]? Forgive me, no. Not so much the beauty of this one necessarily, […] but think of all the other terrible ones where people go mad that will soon be taking down their shutters, for not even the gates of heaven, opening wide to receive me, could fill me with such celestial complicated and hopeless joy as the iron screen that rolls up with a crash, as the unpadlocked jostling jalousies which admit those whose souls tremble with the drinks they carry unsteadily to their lips. All mystery, all hope, all disappointment, yes, all disaster, is here, beyond those swinging doors. […]” (UTV, 50, italiques ajoutés)’

Le Consul, en toute logique, invite donc son ex-épouse à prendre exemple sur lui et à faire de l'alcool une religion et des cantinas un lieu satisfaisant le regard autant que le palais. L'incompréhension d'Yvonne face à cette prise de position esthétique assez inattendue est de mauvais augure, et lorsqu'une tentative de rapprochement initiée par le Consul se soldera chez ce dernier par une panne sexuelle, celui-ci ira tout naturellement déclarer sa flamme à la véritable passion de sa vie :

‘[…] I love you, he murmured, gripping the bottle with both hands as he replaced it on the tray. (UTV, 91)’

Dès lors, le sort en est jeté : le Consul s'isole pour savourer sa passion incomprise, et ce ne sont pas ses « familiers », version intériorisée des Bon et Mauvais Anges qui tentent d'influencer le docteur Faustus de Marlowe à faire le bien ou le mal, qui le feront changer de comportement puisqu'ils ne sont, en définitive, qu'une simple manifestation vocale de son delirium tremens, tantôt le dédoublement de sa propre voix, tantôt une synthèse de voix réprobatrices ou railleuses autour de lui. Lorsqu'il accueille favorablement les avances de la prostituée Maria au Farolito, le lecteur peut y voir, d'une part, « l'ultime et stupide rejet anti-prophylactique543 » d'une vie de couple jusqu'ici encore envisageable pour le Consul et Yvonne. D'autre part, le parallèle avec la dernière tentation de Faustus en la personne du démon Hélène de Troie, envoyée par Mephistophélès pour reconquérir sa victime avant la damnation finale, ne fonctionne ici que dans une version dégradée du mythe faustien. Faust infirme, le Consul est victime de son solipsisme, de sa volonté paralysée ou d’un comportement auto-destructeur, bref, de ses mauvais choix dictés par l'alcool et l'aveuglement qui le mènent tout droit dans la gueule du loup, ou plus exactement vers le Farolito, ce « phare qui invite l'orage et l’allume544 », au lieu d’être son sauveur. Cette cantina, devenue métaphore et lieu géographique de son désir de mort, va finalement confirmer sa réputation et se transformer en lieu d'exécution. Accusé d'avoir détaché le cheval qui s'enfuit dans la forêt et piétine Yvonne à mort au chapitre XI, et d'être un espion juif et bolchévique, le Consul, au terme d'une grotesque parodie de justice orchestrée par des caricatures de policiers fascistes, est tué d'une rafale de coups de feu, puis jeté dans la barranca, avec, à sa suite, un chien paria censé rappeler, selon la critique lowryenne, le barbet noir du Faust I de Goethe. Yvonne, férue d'astronomie, connaît une fin en rapport avec sa passion : au moment de mourir, piétinée par le cheval malencontreusement libéré par le Consul, elle se sent emportée jusqu'aux étoiles, en direction d'Orion et des Pléiades. Cette ascension, comme le signale Lowry lui-même, lui vient de Faust, où Marguerite est hissée au ciel tandis que le diable entraîne Faust en enfer545. Encore faut-il souligner, comme l'ont fait la plupart des critiques lowryens546, qu'il s'agit là d’une référence à l'opéra de Gounod de 1859, et non pas au Faust de Goethe. En outre, l'ascension d'Yvonne n'a pas la dimension morale et religieuse de celle de Marguerite, sainte pénitente; elle est l'élaboration fantasmée d'une fin esthétisée.

Il en va de même pour le Consul, dont le destin tragique ne soulève pas le problème du salut après la mort, mais de l'Enfer hic et nunc. Faust moderne, ne recherchant plus le salut de son âme, mais le moyen d'assouvir son désir d'alcool, sa chute dans un cloaque est l'aboutissement d'une rencontre entre un désir de mort et une fâcheuse méprise politique. En effet, le Consul porte sur lui le télégramme de Hugh qui ouvre le chapitre IV et qui fait état d'activités antisémites dans la région. Cette dépêche accablante pour les policiers fascistes vaut à Geoffrey Firmin de nombreux chefs d'accusation. Elle lui vaut aussi des coups de feu qui lui seront fatals et le feront tomber ignoblement à terre : « “this is a dingy way to die.” » (UTV, 373), remarque à cet instant le Consul. Il ne croit pas si bien dire car sa plongée dans la barranca est bien le signe d'une déchéance totale.

Dans son agonie, le Consul fantasme sa mort. Ironie suprême : alors qu'on s'apprête à le jeter dans l'abîme cloacal, il se voit—ou se croit—en train de faire l'ascension du Popocatepetl qu’il situe au Cachemire en le confondant avec l’Himalaya547, tout en se voyant secouru par des âmes compatissantes :

‘[…] And now he had reached the summit. Ah, Yvonne, sweetheart, forgive me ! Strong hands lifted him. Opening his eyes, he looked down, expecting to see, below him, the magnificent jungle, the heights […] But there was nothing there: no peaks, no life, no climb. Nor was this summit a summit exactly: it had no substance, no firm base. It was crumbling too, whatever it was, collapsing, while he was falling, falling into the volcano, he must have climbed it after all, though now there was this noise of foisting lava in his ears, horribly, it was in eruption, yet no, it wasn’t the volcano, the world itself was bursting […]’ ‘Suddenly he screamed, and it was as though this scream were being tossed from one tree to another, as its echoes returned, then, as though the trees themselves were crowding nearer, huddled together, closing over him, pitying …’ ‘Somebody threw a dead dog after him down the ravine. (UTV, 375)’

Le Consul, au moment de sa mort, fantasme en réalité sa rédemption. Les mains qui le soulèvent n'ont toutefois rien à voir avec le renfort d'une intercession divine; ce sont celles de ses bourreaux qui s'apprêtent à le jeter au fond du grand dépotoir local. Loin d'être dans le feu purificateur, il atterrit dans les immondices, et la vision apocalyptique d'un monde qui explose n'est pas sans rappeler les guerres et sacrifices de vies humaines de l'époque. Sa chute finale exclut toute possibilité de rédemption et s'oppose entièrement à la fin heureuse du Faust II de Goethe. Elle n'a pas non plus le caractère grandiose de la damnation de Faustus. Sa damnation est pitoyable : le Faust infirme est également un Faust déchu, dégradé, éminemment moderne.

Dans ces conditions, l'épigraphe goethéenne, tirée du discours des Anges, à la fin du Second Faust, s’avère une fausse piste utile, puisqu’elle corrobore la perte par le Consul de la via diritta dantesque. Elle est également infirmée comme piste de lecture par l’apparition d’un poster prohibitionniste au cœur du roman. Au chapitre VII en effet, le Consul, arrivé chez son ami Laruelle en compagnie de Hugh et d'Yvonne, contemple une affiche qui décore un mur de l'étrange appartement de Laruelle, tout en poursuivant sa méditation infernale :

‘[…] Over the chevron-shaped windows, which looked down the Calle Tierra del Fuego, hung a terrifying picture he hadn’t seen before, and took at first to be a tapestry. Called “Los Borrachones” –why not Los Borrachos?—it resembled something between a primitive and a prohibitionist poster, remotely under the influence of Michelangelo. In fact, he now saw, it really amounted to a prohibitionist poster, though of a century or so back, half a century, God knows what period. Down, headlong into hades, selfish and florid-faced, into a tumult of fire-spangled fiends, Medusae, and belching monstrosities, with swallow dives or awkwardly, with dread backward leaps, shrieking among falling bottles and emblems of broken hopes, plunged the drunkards; up, up, flying palely, selflessly into the light toward heaven, soaring sublimely in pairs, male sheltering female, shielded themselves by angles with abnegating wings, shot the sober. Not all were in pairs however, the Consul noted. A few lone females on the upgrade were sheltered by angels only. It seemed to him these females were casting half-jealous glances downward after their plummeting husbands, some of whose faces betrayed the most unmistakable relief. The Consul laughed, a trifle shakily. It was ridiculous, but still—had anyone ever given a good reason why good and evil should not be thus simply delimited? (UTV, 198-199)’

Cet extrait du roman constitue, dans sa fonction de préfiguration de la chute du Consul dans le cloaque, un contrepoint à la philosophie de la rédemption telle qu'elle est véhiculée par le chœur dans l'épilogue du Faust II. Le manichéisme quelque peu simpliste de cette affiche ne l'empêche pas d'être une synthèse picturale très réussie des préoccupations eschatologiques du Consul. Celui-ci y voit la projection de ses fantasmes par rapport au Jugement Dernier, et nul doute que le soulagement repéré sur le visage d'un des ivrognes en partance pour l'Enfer ne soit, du moins en partie, une interprétation tendancieuse du contenu pictural par le Consul dipsomane. Les personnages grotesques et démoniaques qui, outre les anges et les humains partagés en deux catégories (les élus et les damnés), composent cet étrange tableau ne sont pas sans rappeler quelques créatures de la Walpurgisnacht (ou Nuit de Sabbat) du Faust I de Goethe; les anges aux ailes métonymiquement « abnégatrices » ont évoqué pour la critique lowryenne, par un effet de déplacement ironique, l'esprit de négation (« Der Geist der stets verneint ») qui définit Méphistophélès dans cette même œuvre548. L'ascension de Marguerite au Ciel dans l'opéra de Gounod, tout comme celle d'Yvonne parmi les Pléiades, trouve son pendant parmi les femmes solitaires. En revanche, si les intentions parodiques du maître d'œuvre Lowry sont bien comprises, les épouses esseulées et jalouses de la chute infernale de leurs époux sont comme une dénégation bouffonne, voire sacrilège, du pouvoir d'intercession de Marguerite et des autres saintes pénitentes auprès de l'Eternel-Féminin dans le Faust II de Goethe. Enfin, le soulagement des époux peut aussi préfigurer, dans une vision démultipliée, le choix du Consul qui n'a qu'une envie, à la fin du chapitre X : rejoindre le Farolito, antichambre de l'Enfer où il recherche son salut dans l'alcool. La fonction narrative de l'affiche picturale est donc claire : elle forme à la fois un raccourci saisissant des possibilités de rédemption dans le roman et préfigure la damnation pitoyable du Consul. En tant que telle, elle infirme les potentialités rédemptrices suggérées par l'épigraphe goethéenne, et oriente le roman vers le gouffre final.

Nous l'avions entrevu depuis le chapitre I de Under the Volcano : la tragédie du Consul s'apparente à celle du Docteur Faustus de Marlowe dans son irréversibilité, mais paraît encore plus désespérante, étant donné que l'Enfer y est essentiellement terrestre. La chute du Consul dans le cloaque n'est que l'aboutissement grotesque de sa conduite auto-destructrice. Quant aux potentialités rédemptrices suggérées par l'épigraphe goethéenne, elles peuvent être interprétées de manière ironique ou devenir extradiégétiques, c’est-à-dire envisageables pour un lecteur suffisamment édifié par le pan infernal de cette « Divine Comédie ivre. »

Héros tragique tenant d’Œdipe mais aussi de Prométhée, personnage faustien d’une tragédie moderne aussi sombre que son modèle élisabéthain, le Consul, pour résumer l’apport conjoint de Dante, Marlowe et Cocteau et a contrario celui de Goethe, est un mortel dont l’anéantissement est provoqué de manière suicidaire par l’implacable machine intérieure qui lui fait fuir le monde et désirer le « paradis de son désespoir ».

Notes
543.

Notre traduction. Celle de Jacques Darras, (« l'heure de l'ultime rejet stupidement prophylactique » (SV, p. 380)) est un élégant contresens.

544.

« Parián — the Farolito! he said to himself. The Lighthouse, the lighthouse that invites the storm, and lights it! » (UTV, pp. 199-200)

545.

« Yvonne imagines herself gathered up and swept up to the stars: a not dissimilar idea appears at the end of one of Julian Green’s books, but my notion came obviously from Faust, where Marguerite is hauled up to heaven on pulleys, while the devil hauls Faust down to hell.» (SL, p. 84 / CL1, p. 523).

546.

Voir notamment Companion, note 337.2, p. 414.

547.

« He was in Kashmir, he knew, lying in the meadows near running water among violets and trefoil, the Himalayas beyond, which made it all the more remarkable he should suddenly be setting out with Hugh and Yvonne to climb Popocatepetl.» (UTV, p. 374).

548.

Voir Companion, note 203.2., p. 276.