Le sublime des profondeurs, la beauté du Mal

Au chapitre XII, les visions entretenues jusqu’ici par la mélancolie du Consul549 sont aussi des réminiscences autotextuelles pour le lecteur et constituent une topographie mentale venue s’agréger dans l’esprit du personnage au paysage mexicain réel, constitué par la barranca, les volcans et le Farolito. Comme nous l’avons déjà indiqué dans la première partie de notre étude550, les correspondances que le Consul établit autour de la barranca avec d’autres gouffres de la littérature romantique sont multiples : l’abîme profond et romantique de « Kubla Khan551 » est convoqué par le texte en tant que réminiscence immédiatement rattachée au constat que fait le Consul : « What a dark, melancholy place! In Parián did Kubla Khan… » (UTV, 338). La vue de l’escarpement appelle ensuite la référence au Cenci de Shelley, tragédie « gothique552 », et la phrase suivante, qui décrit le délitement de la roche553, est une reprise non-littérale, mais très proche dans sa formulation, de la description faite par Béatrice Cenci de l’abîme où aura lieu le meurtre de son père incestueux554.

Le romantisme de Lowry se manifeste à la fois par le génie visionnaire qu’il confère à son personnage habité et par l’atmosphère « gothique » qui caractérise les évocations du Farolito. La fin du roman conduit certes de façon angoissante à la dangereuse matérialisation de ces visions, mais les chapitres précédents s’emploient à restituer de manière répétée un manque, ou plus exactement la nostalgie du gouffre qui est désir de côtoiement du mal, comme l’extrait suivant du chapitre VII peut en témoigner :

‘[…] The Lighthouse, the lighthouse that invites the storm, and lights it ! After all, sometime during the day, when they were at the bull-throwing perhaps, he might break away from the others and go there, if only for five minutes, if only for one drink. That prospect filled him with an almost healing love and at this moment, for it was part of the calm, the greatest longing he had ever known. The Farolito! It was a strange place, a place really of the late night and early dawn. […] At first it had appeared to him tiny. Only after he had grown to know it well had he discovered how far back it ran,, that it was really composed of numerous little rooms, each smaller and darker than the last, opening one into another, the last and darkest of all being no larger than a cell. These rooms struck him as spots where diabolical plots must be hatched, atrocious murders planned; here, as when Saturn was in Capricorn, life reached bottom. But here also great wheeling thoughts hovered in the brain, while the potter and the field-laborer alike, early-risen, paused a moment in the paling doorway, dreaming… He saw it all now, the enormous drop on one side of the cantina into the barranca that suggested Kubla Khan […] He saw all this, feeling the atmosphere of the cantina enclosing him already with its certainty of sorrow and evil, and with its certainty of something else too, that escaped him. But he knew: it was peace. (UTV, 200)’

Dans ce passage, le Consul met en équation l’apaisement de son âme tourmentée et la fréquentation mentale, faute de ne pouvoir être déjà réelle, de son lieu de perdition. Anticiper des retrouvailles avec le Farolito semble en effet assouvir un manque chez le Consul qui se sent comme submergé par une onde d’amour réconfortante à la seule perspective de pouvoir y étancher sa soif. Celle-ci n’est pas exclusivement éthylique : la fin de l’extrait indique clairement que la paix intérieure à laquelle il aspire est largement tributaire des promesses de douleur et de proximité du mal que suscite l’évocation du lieu-phare qui appelle le Consul à organiser son naufrage intime.

L’inquiétante étrangeté de l’endroit est à la fois suscitée par la configuration intérieure du Farolito et par ses abords extérieurs. L’exiguïté apparente du bar cache en réalité un grand nombre de pièces comme emboîtées les unes dans les autres et devenant plus petites au fur et à mesure de leur traversée. Ce phénomène de resserrement, cette constriction vertigineuse, n’est pas sans rappeler les geôles et cellules où sont retenues prisonnières les héroïnes de romans gothiques, telle Antonia dans The Monk de Matthew Lewis. En outre, les crimes et complots que le Consul impute à ce lieu mortifère555 rappellent à la fois les romans gothiques et The Cenci précédemment cité, où la vie touche également le fond de l’horreur. Les abords extérieurs, et en tout premier lieu le précipice, génèrent une émotion proche du sublime556, autre caractéristique de l’ambiance gothique, et complètent l’impression de vertige que l’emboîtement sériel des salles du Farolito engendrait dans un cadre plus resserré. L’énorme précipice qui surplombe la barranca suscite un sentiment d’infini dont l’effet vertigineux, propre au sublime, provoque à son tour une sensation d’angoisse, voire d’horreur jubilatoire557. Cette manifestation d’angoisse que le Consul anticipe et convoite avec délectation n’est d’ailleurs pas incompatible avec une certaine forme de sérénité qui en est, au contraire, la conséquence : en cela aussi, la sensation qu’il recherche correspond à l’une des manifestations du sublime décrites par Burke558.

Parallèlement au genre gothique « pré-romantique » qui anime ce passage, l’aspect visionnaire du romantisme y transparaît clairement lui aussi. Les « grandes pensées tournoyantes » qui investissent le cerveau du Consul ne sont pas sans rappeler les projets délirants du poète dans « Kubla Khan » qui, voulant imiter, voire surpasser, la réussite architecturale du Khan, croit pouvoir bâtir dans les airs un palais de plaisance à condition de pouvoir faire renaître en lui-même l’émotion créatrice que la demoiselle au tympanon, vierge d’Abyssinie, lui avait insufflée par sa musique559. Il se décrit lui-même comme un poète en transe, dont les yeux qui lancent des éclairs le font passer pour fou560. Le Consul n’est certes présenté que comme simple observateur de sa propre capacité visionnaire, et non comme poète, mais son état de manque le fait curieusement ressembler aux poètes et écrivains romantiques inspirés, tels Coleridge ou De Quincey, écrivant sous l’effet du laudanum et de l’opium. Les visions de Coleridge, plus paradisiaques que celles du Consul, ont été décrites comme des états « hypnagogiques561 », c’est-à-dire précédant le sommeil ; les rêveries du Consul, sous leur apparence de calme retrouvé, sont plus sombres et correspondraient plutôt à une forme de rêve éveillé paré d’allusions littéraires qui magnifient sa fascination du gouffre et son désir de mort.

Notes
549.

Sue Vice rappelle la filiation entre la mélancolie du Consul et son éthylisme : « Sigmund Freuds’s essay ‘Mourning and Melancholia’ has been used by analysts treating alcoholics, and it certainly seems the case that in Under the Volcano Geoffrey Firmin is a melancholic: he suffers from what he calls a ‘sourceless sorrow’, and loses no opportunity to speak about this and about the sick, ugly nature of his soul. » « Mourning, Melancholia and Femininity in Malcolm Lowry’s Under the Volcano », Beyond the Pleasure Dome : Writing and Addiction from the Romantics, eds. Sue Vice et al. (Sheffield : Sheffield Academic Press, 1994), p. 169.

550.

Voir supra, Première Partie, pp. 76-77.

551.

« But oh ! that deep romantic chasm », « Kubla Khan », Complete Poetical Works, ed. Ernest Hartley Coleridge (1912; Oxford & New York : O.U.P, 1969), p. 297.

552.

Pierre Arnaud et Jean Raimond, notamment, ont souligné l’impact de la littérature gothique sur la production théâtrale des poètes romantiques : « […] si l’on considère que la littérature gothique a surtout de l’intérêt dans la mesure où elle marqua les poètes romantiques, le théâtre gothique requiert alors particulièrement notre attention. A part Shelley aucun d’entre eux n’écrivit de roman noir, mais The Borderers (1795-1796) de Wordsworth, The House of Aspen (1830) de Walter Scott, Remorse (1813) de Coleridge, Manfred (1817) de Byron et The Cenci (1819) de Shelley appartiennent indubitablement au genre gothique ». Le préromantisme anglais (Paris : P.U.F., 1980), p. 210.

553.

« And the crag was still there too […]--the crag that couldn’t make up its mind to crumble absolutely, it clung so, cleft, to life » (UTV, pp. 338-339).

554.

Voir supra, Première partie, p. 77.

555.

Le propriétaire du Farolito aurait d’ailleurs, selon les souvenirs du Consul, tué sa femme pour la guérir à tout jamais de sa neurasthénie. (Voir UTV, p. 200). Le pathologique, on le voit, se le dispute avec le monstrueux dans ce funeste endroit.

556.

Edmund Burke définit le sublime comme un sentiment de grandeur empreint de mélancolie : « this melancholy kind of greatness » A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful (1757; Oxford & New York : O.U.P., 1990), p. 75.

557.

Tel est en tout cas l’un des effets du sublime analysé par Edmund Burke : « Another source of the sublime is infinity ; if it does not rather belong to the last. Infinity has a tendency to fill the mind with that sort of delightful horror, which is the most genuine effect, and truest test of the sublime » (Burke, p. 67).

558.

« […] a sort of delightful horror, a sort of tranquillity tinged with terror » (Burke, p. 123).

559.

« Could I revive within me/ Her symphony and song,/ To such a deep delight `twould win me,/ That with music loud and long,/ I would build that dome in air,/ That sunny dome! » (Coleridge, Complete Poetical Works, l. 42-47, p. 298)

560.

« And all who heard should see them there,/ And all should cry, Beware! Beware!/ His flashing eyes, his floating hair!/ Weave a circle round him thrice,/ And close your eyes with holy dread,/ For he on honey-dew hath fed,/ And drunk the milk of Paradise. » (Coleridge, Complete Poetical Works, l. 48-54, p. 298)

561.

Voir Alethea Hayter, Opium and the Romantic Imagination, (Addiction and Creativity in De Quincey, Coleridge, Baudelaire and Others), (1968; Wellingborough, Northamptonshire : Crucible, 1988), p. 223, qui reprend l’idée d’« hypnagogic imagery » à une autre critique de Coleridge : « He, with his external senses switched off but his mind still awake and able to observe the linked words and images unwinding simultaneously out of itself, was able to produce at least a draft of what was to become Kubla Khan ».