Génie solitaire, génie suicidaire

Un des poèmes romantiques dont Lowry s’est le plus inspiré pour l’écriture de certains passages de son roman est « Alastor; or, the Spirit of Solitude » de Shelley. Ce poème est une allégorie qui évoque le parcours terrestre d’un jeune être brillant (appelé le Poète) épris d’absolu et à la recherche d’un esprit idéal parfait, son « épipsychidion », engendré par son propre esprit562. Le Poète recherche ardemment ce miroir idéalisé de lui-même, se détournant des créatures féminines qui succombent à son charme, puisque l’objet de sa quête n’est pas une forme incarnée terrestre. C’est en rêve que l’idéal lui est apparu, et c’est la mort qui accueillera le Poète, épuisé par sa quête et ses pérégrinations, et en proie au désespoir. Comme l’a montré Evan K. Gibson, la mort n’est toutefois que l’aboutissement d’une quête qui n’a pas comblé les attentes du Poète, et non pas l’initiative suicidaire de ce dernier563.

La figure du génie solitaire dans Alastor a donné un référent littéraire intéressant au solipsisme du Consul sur lequel nous reviendrons. Cependant, c’est la fin du poème — où la voix narrative déplore la mort du Poète et examine tout à tour les pouvoirs magiques de Médée, le fardeau d’éternité imposé au Juif errant et le zèle du magicien noir à vouloir trouver la formule de l’immortalité — qui sera recyclée dans Under the Volcano564.

Vers la fin du chapitre V, la première occurrence du texte de Shelley, revu et corrigé par Lowry, restitue de manière saisissante le désir d’anéantissement formulé par le Consul. Dans une longue analepse interne, le Consul, seul dans la salle de bains de sa propriété, se remémore les propos échangés avec le Docteur Vigil et précédant son passage à vide. Avant de se souvenir du moment où il avait fait part au Docteur de son désir d’anéantissement universelle en parodiant Shelley, le Consul a des visions de fin du monde, et dans le lieu de récupération mnésique qu’est la salle de bains, il apporte au diagnostic médical du Dr Vigil une touche personnelle plus visionnaire que scientifique :

‘[…] Could it be Vigil considered his practised eye had detected approaching insanity […] Yet how interested would the doctor have been in one who felt himself being shattered by the very forces of the universe? What cataplasms have laid on his soul? What did even the hierophants of science know of the fearful potencies of, for them, unvintageable evil? The Consul wouldn’t have needed a practised eye to detect on this wall, or any other, a Mene-Tekel-Peres for the world, compared to which mere insanity was a drop in the bucket. (UTV, 145-146)’

C’est à la lumière de cette prédiction apocalyptique (suivie de la parodie du vers de Yeats examiné plus haut) qu’il convient de lire le passage contenant la citation du poème. Dans la salle de bains, le Consul, en proie à une forme de délire mégalomaniaque, se croit investi du pouvoir de décider la fin du monde ; dans l’extrait où survient cette citation retravaillée d’Alastor, il ne fait encore qu’en exprimer le désir :

‘But the doctor could not of course come to Tomalín with them, though this was never discussed, since just then the conversation was violently interrupted by a sudden terrific detonation, that shook the house and sent birds skimming panic-stricken all over the garden. Target practice in the Sierra Madre. The Consul had been half aware of it in his sleep earlier. Puffs of smoke were drifting high over the rocks below Popo at the end of the valley. […] Twelve o’clock, and the Consul said to the doctor: “Ah, that the dream of dark magician in his visioned cave, even while his hand—that’s the bit I like—shakes in its last decay, were the true end of this so lovely world. Jesus. Do you know, compañero, I sometimes have the feeling that it’s actually sinking, like Atlantis, beneath my feet. [...] ” And the doctor who was nodding gloomily said: “Sí, that is tequila. Hombre, un poco de cerveza, un poco de vino, but never no more tequila. Never no more mescal.” (UTV, 147-148, italiques ajoutés)’

Les détonations qui interrompent la conversation du Consul et du Docteur Vigil sont l’occasion pour le premier de fantasmer une fin du monde qu’il compare d’ailleurs à l’engloutissement de l’Atlantide. Alors que le magicien de Shelley remue les cendres dans son creuset pour trouver l’élixir de vie et affirmer son pouvoir de démiurge face à sa propre décrépitude, le Consul poursuit son œuvre de destruction fantasmée en substituant dialogiquement le mot « fin » au mot « loi ». Le magicien dans le poème s’inscrit dans une lignée de personnages qui ont le pouvoir de ressusciter les êtres (telle Médée redonnant la vie à Éson, père de Jason, et la créant autour d’elle en répandant par accident quelques gouttes de son breuvage magique) ou l’obligation de vivre éternellement, comme le Juif errant auquel cette punition divine a été imposée. La voix narrative d’Alastor souhaiterait être dotée d’un tel pouvoir afin de conférer l’éternité au Poète disparu prématurément, et déplore que ces pouvoirs divins ou magiques ne soient pas une loi universelle régissant le fonctionnement du monde. Lowry, en prêtant au Consul des fantasmes de destruction universelle, confirme les tendances suicidaires de son personnage qui les étend, non sans clairvoyance, au monde entier, ce qui, en cette période d’avant-guerre, fait de lui une sorte de prophète du mal.

La même dialogisation parodique du vers de Shelley réapparaît au chapitre VII, lorsque le Consul, scrutant l’horizon depuis le sommet de la curieuse tour où Laruelle a élu domicile, exprime à nouveau son désir de voir le monde anéanti :

‘[…] Perhaps despite all his seductive aplomb, Jacques had really gone downstairs frightened by the whole business and completely beside himself. While these elaborate preparations were merely the excuse for his flight. Perhaps also it was quite true, the poor fellow had really loved Yvonne—“Oh, God,” the Consul said, reaching the mirador, to which Hugh had almost simultaneously ascended, climbing, as they approached, the last rungs of the wooden ladder from the catwalk, “God, that the dream of dark magician in his visioned cave, even while his hand shakes in its last decay—that’s the bit I like—were the true end of this so lousy world … You shouldn’t have gone to all this trouble, Jacques.” (UTV, 202)’

L’emprunt littéraire a encore subi quelques transformations supplémentaires dans son nouveau contexte : absente du poème, l’invocation de Dieu, même sous une banale forme exclamative, ne rend les fantasmes de dé-création du Consul que plus sacrilèges, et la parodie lowryenne que plus subversive. Le monde merveilleux dont parlait Shelley est devenu « pouilleux » ou « minable » aux yeux d’un Consul dont l’humeur saturnienne est sans doute exacerbée par la présence de Jacques Laruelle, jugé coupable de trahison à son égard. Quelques lignes plus loin, le Consul projette sa funeste topographie mentale sur le parcours de golf qu’il aperçoit du haut de la tour, et corrobore ainsi le désir de mort qui l’habite. Cette vision nihiliste s’avère d’autant plus sinistre que le Consul, confondant vouloir et pouvoir, lui donne une expression universelle que l’Histoire viendra ironiquement confirmer.

Si l’on s’éloigne de la lettre du texte lowryen et des passages d’Alastor directement recyclés et retravaillés dans le roman, on peut rejoindre certains critiques qui ont examiné un autre aspect de la filiation entre le Poète d’Alastor et le Consul. Marilyn Chapman souligne une structure élégiaque dans les deux œuvres565, mais de façon plus importante examine le solipsisme commun aux deux figures566 et, ce qui en est souvent le corollaire, leur narcissisme567. Le Poète est à la recherche d’un idéal de beauté et d’intelligence inaccessible parce que trop proche de lui et non-reproductible : ce qu’il crée par son imagination est un double censé être un(e) autre, mais n’est en réalité qu’une projection de lui-même. Son rapport à la nature est particulièrement marqué par cette reconnaissance narcissique de soi-même :

‘-- “O stream !’ ‘Whose source is inaccessibly profound,’ ‘Whither do thy mysterious waters tend?’ ‘Thou imagest my life. Thy darksome stillness,’ ‘Thy dazzling waves, thy loud and hollow gulphs,’ ‘Thy searchless fountain, and invisible course’ ‘Have each their type in me […] ” ( Alastor, 502-505)’

s’exclame le Poète en contemplant un cours d’eau dont l’aspect changeant, l’obscurité et la profondeur insondables reflètent le mystère et les nuances de sa propre nature. Il semble se complaire dans un idéalisme égocentrique qui lui fait perdre de vue le véritable visage du monde extérieur, à savoir celui de l’altérité.

Cette propension à tout ramener à soi-même se vérifie également chez le Consul, et débouche sur une vision faussée de la réalité, comme Laruelle tente de le lui expliquer :

‘“You’re interfering with my great battle,” the Consul said, gazing past M. Laruelle […] ’ ‘“Against death.” The Consul sank back easily in his chair. “My battle for the survival of the human consciousness.”’ ‘“But certainly not the things so important to us despised sober people, on which he balance of any human situation depends. It’s precisely your inability to see them, Geoffrey, that turns them into the instruments of the disaster you have created yourself. Your Ben Jonson, for instance, or perhaps it was Christopher Marlowe, your Faust man, saw the Carthaginians fighting on his big toe-nail. That’s like the kind of clear seeing you indulge in. Everything seems perfectly clear, because indeed it is perfectly clear, in terms of the toe-nail.” (UTV, 217)’

Sont mis en cause ici le narcissisme et l’égocentrisme du Consul. Celui-ci fait preuve de mauvaise foi pour expliquer son détachement et son indifférence aux autres. Sa version personnelle du gnôthi seauton de Socrate se prétend salvatrice de la conscience humaine, et, selon le Consul, c’est Laruelle qui, par sa façon de s’immiscer dans ses affaires, remet gravement en question ce sauvetage. Le Consul n’en est pas à une contradiction près : alors qu’il sent son âme mourir à d’autres moments, il se croit maintenant investi du pouvoir de sauver la conscience humaine, paradoxalement par son propre repli solipsiste et sa quête d’un savoir qu’il ne définit jamais précisément. Laruelle lui reproche pour sa part une vision myope et oublieuse de son entourage.

Si le Consul et le Poète d’Alastor succombent tous les deux au « pouvoir destructeur de l’imagination568 », leur itinéraire n’est pas le même : le Poète meurt épuisé et affaibli de mort naturelle, tandis que l’assassinat du Consul marque l’intrusion violente du monde extérieur dans son gouffre personnel. La quête personnelle du Poète est passionnée et sincère, celle du Consul est mystérieuse et présentée parfois de manière fallacieuse. En outre, le véritable « génie solitaire », du moins tel que le fantasme le Consul dans Under the Volcano, n’est pas tant la figure du Poète d’Alastor, que son créateur Percy Bysshe Shelley. Ce dernier, sans doute assez proche de sa création poétique, s’avère néanmoins plus intéressant aux yeux du Consul comme figure littéraire emblématique de ses propres pulsions suicidaires et de son orgueil :

‘“Alastor, Alastor,” Hugh strolled over to him saying. “Who is, was, why, and/or wrote Alastor, anyway?”’ ‘“Percy Bysshe Shelley.” The Consul leaned against the mirador beside Hugh. “Another fellow with ideas … The story I like about Shelley is the one where he just let himself sink to the bottom of the sea—taking several books with him of course—and just stayed there, rather than admit he couldn’t swim.” (UTV, 204)’

Dans les explications qu’il donne à son demi-frère, le Consul réécrit en quelque sorte la biographie officielle de Shelley en interprétant sa mort comme une noyade volontaire. Les fantasmes du Consul sont partiellement corroborés par le récit que fait Edward John Trelawny, ami du poète, de la leçon de natation donnée à ce dernier : Shelley, dans sa version des faits, se serait laissé couler s’il n’était pas intervenu pour le sauver de la noyade569. Le Consul –ou Lowry- fait cependant un amalgame de cet épisode et de celui de la mort de Shelley en pleine mer pour y cristalliser ses fantasmes et interpréter les pulsions suicidaires (réelles ou supposées) de Shelley et les siennes propres comme le triomphe de l’esprit individuel sur la matière et sur son assujettissement au désir d’autrui.

Shelley, figure complémentaire du puritain William Blackstone, confère une autre dimension à l’individualisme déjà exalté dans le roman par Lowry et son protagoniste. A l’esprit d’indépendance dont fait preuve Blackstone, vient s’ajouter une pulsion de mort présentée comme l’ultime marque de défi qu’adresse l’individu à son entourage. Par le truchement d’une version personnelle de la mort de Shelley, le Consul énonce de manière oblique le droit de se noyer dans l’alcool, de préférer le fond à la surface, la solitude à autrui. Ses abîmes intérieurs, réfléchis par des gouffres réels ou littéraires, acquièrent eux aussi une dimension universelle. S’il est incontestable que les manifestations du solipsisme et du narcissisme du Consul sont souvent accompagnées d’un esprit de bravade qui peut prêter à sourire, l’habillage romantique de ses préoccupations existentielles permet précisément de corriger et de contenir cette possibilité d’une dérive textuelle vers un excès grotesque en conférant une certaine grandeur, voire une forme de noblesse littéraire, à sa rébellion et à son attitude auto-destructrice.

Notes
562.

« The vision, […] according to the Preface, is an “epipsychidion” –a soul out of his soul—and not something outside the poet’s own nature. » Evan K. Gibson, “Alastor: A Reinterpretation”, PMLA, LXII (1947), republié dans Shelley’s Poetry and Prose, eds. Donald H. Reiman & Sharon B. Powers, (New York & Londres : W.W. Norton & Company, 1977), p. 547.

563.

« […] The poem deals largely with a problem rather than an actual person—the temptation of the idealist to live a solitary life rather than find partial ideals of love and human companionship in this present world. » (Gibson, p. 568)

564.

L’extrait dans lequel Lowry a prélevé l’allusion au magicien est le suivant :

O, for Medea’s wondrous alchemy,

Which wheresoe’er it fell made the earth gleam

With bright flowers, and the wintry boughs exhale

From vernal blooms fresh fragrance! O, that God,

Profuse of poisons, would concede the chalice

Which but one living man has drained, who now,

Vessel of deathless wrath, a slave that feels

No proud exemption in the blighting curse

He bears, over the world wanders for ever,

Lone as incarnate death! O, that the dream

Of dark magician in his visioned cave,

Raking the cinders of a crucible

For life and power, even when his feeble hand

Shakes in its last decay, were the true law

Of this so lovely world! But thou art fled

Like some frail exhalation; which the dawn

Robes in its golden beams,--ah! thou hast fled! (Alastor, l. 672-688/ Norton, p. 86, italiques ajoutés)

565.

« In the initial section or chapter of both “Alastor” and Under the Volcano, the reader is first told of the death of the protagonist and is then made to feel that he was an exceptional human being whose life story is well worth the reader’s attention. The remainder of both works—be it 600 lines or 300 pages—is a retrospective narrative. There is also a sense of the elegiac in both works: there has been a death not only of an exceptional man but of an exceptional age. » « “Alastor”: The spirit of Under the Volcano », Studies in Canadian Literature, vol. 6 (2), (1981), p. 263.

566.

« […] the Consul’s mind […] creates a solipsistic mental landscape that is very much like the Poet’s –a landscape where every aspect in what appears to be an external world is really a projection of the inner one » (Chapman, p. 262).

567.

« The Poet and the Consul may also be seen as Narcissus figures who, after neglecting their respective Echos (the Arab maiden and Yvonne), become so immersed in their own concerns that death is inevitable » (Chapman, p. 259).

568.

C’est l’expression que Harold Bloom emploie en parlant du poème de Shelley et que Charles Baxter applique également au roman : « In Alastor and other nineteenth-century poems, and certainly in Lowry’s masterpiece, the imagination leads directly to infernal despair. », « The Escape from Irony : Under the Volcano and the Æsthetics of Arson », Novel, vol. 10, n°2, (hiver 1977), p. 119.

569.

Au chapitre VII de Records of Shelley, Byron, and the Author (New York : New York Review of Books, 2000), p. 69, Edward John Trelawny relate cet événement :

« [Shelley] doffed his jacket and trousers, kicked off his shoes and socks, and plunged in; and there he lay stretched out on the bottom like a conger eel, not making the least effort or struggle to save himself. He would have been drowned if I had not instantly fished him out. When he recovered his breath, he said,

“I always find the bottom of the well, and they say Truth lies there. In another minute I should have found it, and you would have found an empty shell. It is an easy way of getting rid of the body.” »

Dans Companion, note 207.4, p. 285, Ackerley & Clipper font le commentaire suivant : « This episode took place not in the sea but in a pool of the river Arno, and there is no mention of his books. The Consul has associated the scene (which, as Trelawney [sic] points out, reflects Shelley’s strong death-wish) with Shelley’s actual death by drowning a little later. After Shelley’s boat, the Don Juan, was swamped (perhaps rammed) in a storm after leaving Leghorn, 8 July 1822, Trelawney [sic] identified Shelley’s corpse by the volumes of Aeschylus (some say Sophocles) in one pocket and Keats’s poems in the other ».