Ombre et soleil : vision expressionniste dans Under the Volcano

Certains critiques ont établi une parenté philosophique entre le romantisme et l’expressionnisme en fondant notamment leur analyse sur le primat de l’imagination individuelle commun aux deux mouvements570. Nous ne serons donc pas surpris de voir Lowry puiser dans ces deux courants artistiques pour enrichir les strates sémantiques de son Volcan et développer la subjectivité de son protagoniste.

La fascination du gouffre et le spleen du génie solitaire, topoi romantiques exploités par le roman, trouvent leur pendant expressionniste dans l’exploration angoissée de l’âme humaine, des états d’âme individuels qui, par une restitution disproportionnée ou déformée, acquièrent un caractère cosmique ou universel571. L’excès est de mise dans les films expressionnistes dont Lowry s’est inspiré, contrairement au mimétisme réaliste qui n’est préservé que dans la mesure où il est absolument indispensable à l’intelligibilité du scénario. Les techniques utilisées telles que le gros plan sur des visages terrorisés ou accablés, le recours au clair-obscur et les jeux d’ombre pour suggérer l’angoisse, la peur ou l’étrangeté, sont autant de moyens à la disposition des cinéastes expressionnistes que Lowry va tenter d’adapter à son propre médium.

Sa volonté d’échapper au réalisme descriptif dans le processus de fabrication de ses personnages, et sa façon de voir les quatre protagonistes du roman comme autant de facettes d’une personnalité composite, orientent Lowry tout naturellement vers une vision « universalisante » de l’être humain et de ses problèmes caractéristique de la veine expressionniste. Dans sa lettre exégétique adressée à son éditeur anglais, Lowry fait ressortir précisément cette double orientation subjective et universelle donnée à son roman :

‘This novel then is concerned principally, in Edmund Wilson’s words (speaking of Gogol), with the forces in man which cause him to be terrified of himself. It is also concerned with the guilt of man, with his remorse, with his ceaseless struggling toward the light under the weight of the past, and with his doom. (SL, 66 / CL1, 506-507)’

Lowry énonce ici les universaux de la condition humaine, ou du moins de son pan tragique. Le cinéma expressionniste allemand, qu’il a découvert dès ses années de formation572, le fascine à la fois pour les thèmes qu’il traite et pour les techniques qu’il utilise.

La folie, le meurtre et le somnambulisme sont des thèmes essentiels du Cabinet du Docteur Caligari (1919) de Robert Wiene, l’un des trois films expressionnistes dont Lowry s’est inspiré pour décrire notamment « la maison de fous » dans laquelle habite Jacques Laruelle, et dont l’architecture gothique rappelle les formes asymétriques et torturées du cabinet du docteur fou573. Dans ce film, un médecin charlatan manipule un somnambule nommé Cesare pour faire revivre une légende du Moyen-Age dans laquelle un moine avait, par la pratique du somnambulisme, fait commettre à son patient une série de meurtres. Telle est l’intrigue de base de cette histoire, mais la part de vérité ou d’affabulation, ou si l’on préfère de cauchemar et de réalité, est difficile à faire. Le narrateur, pris d’une crise de folie en croyant reconnaître le Dr Caligari, après que celui-ci eut été appréhendé et enfermé comme responsable des meurtres commis par Cesare, est à son tour considéré comme fou et interné. Le médecin qui dirige l’établissement psychiatrique n’est autre que le Dr Caligari qui se fait fort, à la fin du film, de soigner ce qui est présenté au spectateur comme un délire de persécution dont serait victime le narrateur. Les niveaux narratifs s’entremêlent dans l’esprit du spectateur déconcerté : le narrateur est-il vraiment fou, le médecin charlatan ne l’est-il que dans la paranoïa du narrateur, ou bien avons-nous raison de soupçonner que la fin du film consacre la victoire du mal sur le bien, du mensonge sur la vérité ? Tout contribue à dérouter le spectateur et à entretenir son malaise : l’omniprésence du noir et blanc, du clair-obscur et des jeux d’ombres (le meurtrier-somnambule est vu, par exemple, en ombre chinoise avec son couteau), la technique cinématographique du fondu qui clôt presque systématiquement chaque gros plan de l’expression perverse du docteur, des yeux écarquillés du somnambule effaré, ou des autres personnages pétrifiés d’horreur, ainsi que les prises de vue du cabinet qui tient à la fois d’une roulotte et d’une tour dans un ensemble architectural incohérent et cauchemardesque. De ce film angoissant, Lowry n’a véritablement restitué dans son roman que l’allusion architecturale au cabinet du médecin, et encore faut-il connaître les états antérieurs de Under the Volcano pour pouvoir repérer l’allusion dans toute son obliquité. Peut-être s’est-il aussi inspiré pour sa scène de fête foraine au chapitre VII de la scène de foire au début du film, lieu mortifère où le somnambule réveillé par le Docteur Caligari prédit la mort dès l’aube aux clients qui sont ses futures victimes. Toutefois, l’influence directe du film demeure dans ce cas précis hypothétique.

En revanche, l’influence diffuse, non marquée, de ce film, et d’autres classiques du cinéma expressionniste tels que Les Mains d’Orlac du même Robert Wiene, traverse tout le roman. Le narrateur intradiégétique du Cabinet du Docteur Caligari « terrifié par lui-même » et ses visions autant que par ce qui se passe dans la prétendue réalité trouve un juste successeur dans le Consul qui, comme se le rappelle Laruelle au chapitre I, établit des correspondances « entre le moins que normal et l’anormalement suspect » (SV, 51)574. Les mots choisis par le Consul dans la lettre non envoyée à Yvonne, lue par Laruelle au chapitre I, sont un peu l’équivalent des scènes paroxystiques où le visage figé de tel ou tel personnage est censé refléter son état psychologique. Ainsi, lorsque le Consul évoque le décor infernal de son Mexique intériorisé, la thématique de l’ombre, la violence d’un style hyperbolique et les mots marquant sa terreur existentielle sont assez proches du cauchemar expressionniste :

‘Night: and once again, the nightly grapple with death, the room shaking with daemonic orchestras, the snatches of fearful sleep, the voices outside the window, my name being continually repeated with scorn by imaginary parties arriving, the dark’s spinets. As if there were not enough real noises in these nights the color of grey hair. Not like the rending tumult of American cities, the noise of the unbandaging of great giants in agony. But the howling pariah dogs, the cocks that herald dawn all night, the drumming, the moaning that will be found later white plumage huddled on telegraph wires in back gardens or fowl roosting in apple trees, the eternal sorrow that never sleeps of great Mexico. (UTV, 35)’

Dans cet extrait, le bruit infernal du Mexique, obsédant et répétitif, s’ajoute à la paranoïa du Consul (qui s’imagine être l’objet de dérision de passants anonymes) et à son sentiment d’une douleur morale sans fin qui se serait emparée de tout le pays. L’universalisation de son mal-être et la douleur cosmique dont le Mexique tout entier est atteint, les notations sensorielles exacerbées, dénotent une esthétique de l’excès où l’effroi et l’accablement sont proches des « contorsions de l’âme sous l’effet de l’angoisse » dont fait état le titre du chapitre que Sherrill Grace consacre à Malcolm Lowry dans son ouvrage cité plus haut575.

Les contorsions de l’âme sont réfléchies sur le plan physique par la fixité du regard et la crispation gestuelle caractéristique des personnages expressionnistes. Les mains d’Orlac, dont le titre fonctionne comme une métaphore métonymique de la culpabilité éprouvée par Steve Orlac et donne lieu à l’expansion textuelle que l’on connaît sous le regard coupable de Jacques Laruelle, est l’exemple par excellence de la puissance évocatoire de ce que l’on pourrait appeler une pose expressionniste : Conrad Veidt regardant fixement ses mains d’assassin présumé dans la version allemande de 1924 a dû marquer Lowry576, même si Mad Love, la version hollywoodienne de Karl Freund sortie onze ans plus tard (avec Peter Lorre dans le rôle du docteur Gogol qui greffe les mains du meurtrier Rollo au pianiste Orlac), est la source directe pour le roman ainsi que la version du film que critique Laruelle au chapitre I577. Ce moment emblématique du cinéma expressionniste marque l’apogée d’une subjectivité exacerbée, objectivée et extériorisée par le regard. Lowry le restitue dans son texte pour en faire la métaphore visuelle d’une Allemagne déchue, contemplant par anticipation sa monstrueuse culpabilité alors que les moyens artistiques auxquels elle avait recours pour l’exprimer la plaçaient au premier rang des nations civilisées. La culpabilité de Laruelle, venant s’ajouter à la faute collective d’une nation, fait de ce film un micro-hypotexte fascinant pour le lecteur d’Under the Volcano qui voit esquissée, dès le chapitre liminaire, l’interpénétration des significations intime et politique dans le roman.

Le film expressionniste qui, de l’aveu même de Lowry, aura toutefois le plus influencé son écriture, est sans conteste le chef d’œuvre de Murnau sorti aux Etats-Unis en 1927 sous le titre de Sunrise. Lorsque Lowry déclare dans une lettre à son traducteur allemand que ce film l’aura influencé autant que n’importe quelle œuvre littéraire dans son métier d’écrivain, il ne convient pas de mettre cette affirmation quelque peu péremptoire exclusivement sur le compte d’un enthousiasme et d’une affabilité épistolaires particulières à l’auteur. Le détail de son commentaire oriente en effet le lecteur vers ce que Lowry a retenu d’essentiel dans ce film :

‘[…] (It was in Bonn I saw Murnau’s Sonnenaufgang; the first 20 minutes of this wonderful movie (though it falls to pieces later –doubtless due to the exigencies of Hollywood) have influenced me as much as any book I ever read, even though I’ve never seen it since) (SL, 239 / CL2, 375)’

Ainsi que son titre semble l’indiquer, ce film expressionniste propose une version moins tragique de l’existence, et ne se focalise pas exclusivement sur sa dimension cauchemardesque, comme le faisait, par exemple, Robert Wiene dans Le Cabinet du Docteur Caligari. Henri Agel observe à juste titre que le monde créé dans Sunrise « ne dégage pas l’asphyxiante tristesse de l’expressionnisme, il ne nous écrase point comme celui des contemporains de Murnau. Et c’est ici qu’opère à plein la catharsis aristotélicienne : la transfiguration esthétique du drame le sublimise et le décante de toute émotion basse et violente578. »

Le titre du film fait état d’un « chant » de deux humains, ce qui laisse entendre qu’un certain rythme sera perceptible dans le déroulement du film et que celui-ci peut être considéré comme une orchestration de la partition musicale jouée par deux êtres anonymes. Ce parti-pris d’anonymat est accompagné d’un désir d’universalisation de l’histoire du couple, comme le suggère le sous-titre explicatif :

‘Sunrise, A Song of Two Humans.’ ‘This song of the Man and his Wife is of no place and every place: you might hear it anywhere at any time.’ ‘For wherever the sun rises and sets in the city’s turmoil or under the open sky on the farm, life is much the same; sometimes bitter, sometimes sweet.’

Telle est l’explication fournie au spectateur avant qu’il ne pénètre dans l’univers diégétique à proprement parler579. Cette histoire se construit autour du thème de l’amour adultère, aggravé par la tentation de meurtre (la femme corruptrice venue de la ville suggérant à l’époux infidèle de se débarrasser de son épouse en la noyant lors d’une promenade en barque, tout en maquillant le crime en accident), suivie de la réconciliation du couple facilitée par les plaisirs de la ville et par une fête foraine. Il s’en faut de peu que le film n’ait une fin tragique car le retour du Mari et de l’Épouse se fait ironiquement en barque sous des cieux déchaînés : la femme tombe à l’eau et semble emportée par le courant, l’homme tente de la secourir, mais n’y parvient pas. Les secours déclarant forfaits, la nouvelle de la mort tragique sème la désolation dans la famille. Toutefois, par une espèce de retournement semblant avoir déplu à Lowry qui y voyait un happy-end hollywoodien de mauvais aloi, l’épouse vertueuse est ramenée saine et sauve au foyer conjugal et la fameuse aurore du titre investit alors l’écran tandis que le mot Finis s’inscrit dans l’embrasement final.

Un tel résumé ne saurait rendre justice à ce que François Truffaut considérait comme « le plus beau film du monde580 », ni rendre compte des techniques qui y sont utilisées et qui ont manifestement impressionné Lowry. Les vingt premières minutes dont il fait état dans l’extrait de sa lettre citée ci-dessus correspondent à ce que l’on pourrait appeler l’intrusion du cauchemar dans la pastorale, « cette sécrétion de la mort par un milieu donné […] exprimée de la façon à la fois la plus pure et la plus pathétique » (Agel, 4). A la fin de cette séquence, le mari a rencontré la tentatrice et se retrouve, le lendemain matin au réveil, en proie à une culpabilité accablante et comme hanté par cette nouvelle et aguichante créature féminine. Murnau restitue cette possession –ou obsession--mentale par un effet de surimpression de la tentatrice qui semble enlacer, voire emprisonner dans ses bras, le mari réveillé, bien qu’en réalité elle ne se trouve pas à ses côtés. Comme nous l’avons montré dans la première partie de ce travail581, ce même procédé, utilisé au milieu du film alors que mari et femme fraîchement réconciliés s’attardent devant la devanture d’un photographe et voient leurs visages parmi les photographies de mariés qui y sont exposées, a suscité chez Lowry l’écriture d’une scène très semblable à celle du film, au chapitre II du roman, à ceci près que, dans Under the Volcano, l’accent est mis ironiquement sur la désintégration du couple et non sur son rapprochement.

La structure cyclique du film reposant sur une alternance du jour et de la nuit (au sens propre comme au sens figuré), avec le retour final de l’aube ponctuant le sauvetage de l’épouse et signifiant la résurrection du couple, du moins pour un temps582, fait écho à celle toutefois très différente du roman. Selon un autre critique du film, « Murnau envisage de manière cyclique les saisons de la vie, la course des sentiments qui les agitent : aussi à la fin, avons-nous le sentiment que le cycle est bouclé dans le temps : que parti du temps du mythe, ayant actualisé le drame au niveau du vécu sensible, nous rejoignons de nouveau le mythe avec le temps retrouvé, lorsque l’Aurore paraît583. »

Un autre élément de structuration commun au film de Murnau et au roman de Lowry est celui, en ouverture, du passage progressif du général au particulier. La technique du travelling utilisée par Lowry dans le chapitre liminaire pour décrire le lieu de l’action et arriver à la description de Quauhnahuac et de son Casino, et finalement au gros plan sur deux joueurs de tennis (Laruelle et le Dr. Vigil) témoins élégiaques d’une tragédie achevée mais réactualisée par les onze chapitres suivants, n’est pas sans rappeler en effet le procédé technique auquel Murnau a recours. Celui-ci ouvre son film sur la saison des vacances qui déverse son flot de touristes, parmi lesquels se trouve la tentatrice venue de la ville. Des scènes de trains dans lesquels sont entassés les touristes à celle où la tentatrice s’installe dans une pension non loin de la chaumière du couple, nous passons du général au particulier avant d’entrer de plain-pied dans l’histoire tragique lorsque la citadine attire l’attention de l’homme en sifflant sous sa fenêtre. La théorisation dont cette ouverture filmique a fait l’objet pourrait s’appliquer à Under the Volcano :

‘Le début du film c’est le regard de Murnau qui va du général au particulier, qui découvre sous les apparences d’un temps et d’une existence intemporels la réalité du temps vécu. Ici encore comme dans les autres films, le récit est le récit d’un regard qui se pose, se fait aigu pour aller « au fond des choses ». Un film de Murnau, c’est, au départ, le mythe rompu et le temps retrouvé. (Jameux, 68-69)’

Dans le roman de Lowry, la technique cinématographique employée ne nous permet pas d’entrer directement dans l’univers du drame qui est inscrit dans une temporalité révolue. De fait, le chapitre liminaire joue à la fois sur le caractère intemporel du temps d’après la tragédie tout en émaillant le texte de quelques repères temporels pour préparer le glissement vers la temporalité tragique dont l’ouverture sera matérialisée par le mouvement régressif de la roue Ferris. Autrement dit, le regard de Lowry – ou celui de l’instance narrative – passe du général au particulier, en transitant par le regard de Laruelle, déjà singulier mais momentanément inscrit dans un hors-temps élégiaque, pour en arriver au hic et nunc d’un passé réactualisé à partir du chapitre II. La technique générale est semblable à celle que Murnau utilise dans Sunrise, mais la progression dans le roman est plus lente.

Nous ne nous arrêterons pas sur les sous-titres qui balisent le déroulement de l’histoire dans Sunrise, un peu comme les panneaux et autres affiches qui jalonnent le roman fonctionnent comme une indexation de la progression tragique dans le récit. Nous ne ferons pas non plus de sort particulier à la scène de la foire où le couple se retrouve avant d’affronter la tempête du retour. Eu égard aux déclarations de Lowry concernant l’importance de ce film pour son parcours d’écrivain, il ne nous est pas interdit de penser qu’il a pu se souvenir de ces aspects du film à l’une ou l’autre étape de l’élaboration de son roman. En revanche, il convient de s’arrêter sur la puissance quasi-picturale que véhicule le titre du film de Murnau dans Under the Volcano.

Celui-ci est utilisé dans sa version allemande – Sonnenaufgang –sans doute afin d’être mieux repérable comme intrusion d’une voix autre dans celle de la voix narrative. De manière révélatrice, l’allusion au titre du film de Murnau apparaît dans le texte à la suite des références gothiques et romantiques qui ont investi la méditation nostalgique du Consul autour de l’objet de son désir : le Farolito. A la fascination du gouffre succède un état d’apaisement presque émerveillé et une version esthétisée du Farolito : le caractère particulier de ce film expressionniste—alternant avec brio angoisse et euphorie—est manifestement récupéré ici par Lowry, confirmant ainsi l’interprétation des critiques. En effet, c’est pour sa charge euphorique que le titre, renvoyant hors-roman à la structure du film mais aussi à son versant idyllique, apparaît au chapitre VII de Under the Volcano :

‘[…] He saw the dawn again, watched with lonely anguish from that open door, in the violet-shaded light, a slow bomb bursting over the Sierra Madre—Sonnenaufgang!—the oxen harnessed to their carts with wooden disc wheels patiently waiting outside for their drivers, in the sharp cool pure air of heaven. The Consul’s longing was so great his soul was locked with the essence of the place […] (UTV, 200-201)’

La scène fantasmée par le Consul dans cet extrait paraît sortie tout droit du film, lequel accentue le caractère innocent de l’épouse et la quiétude apparente de la campagne par des scènes champêtres et d’activités fermières ou agricoles auxquelles s’opposent violemment le tumulte de la vie citadine et le comportement manipulateur de la corruptrice du mari. On se souvient des réserves émises par Henri Agel au sujet de la promesse de l’aube… ou de l’Aurore. Dans Under the Volcano, ces promesses sont d’une tout autre nature puisqu’elles représentent pour le Consul la possibilité d’étancher sa soif et de donner libre cours à son malaise existentiel en sondant ses abîmes dans le « paradis de son désespoir ». De ce fait, comme le suggère aussi l’extrait cité ci-dessus, le caractère bucolique de sa vision n’oblitère pas complètement la charge d’angoisse qui la sous-tend, et l’appropriation titrologique joue sur le registre d’une pastorale largement compromise pour le Consul, mais dont l’esthétisme entretient son fantasme d’un lieu aux deux visages : infernal mais apaisant. En tant que tel, le titre Sonnenaufgang fonctionne comme un blason textuel de l’espoir du Consul lorsque, pour reprendre la formule de Nerval, « l’épanchement du songe dans la vie réelle584 » se manifeste chez lui.

La vision expressionniste chez Lowry procède donc de l’ombre et de la lumière, quand bien même cette dernière est irrémédiablement contredite à la fin du roman par le Cri angoissé et démultiplié, évoquant le tableau d’Edvard Munch, qui clôt pour ainsi dire la tragédie du Consul. Si la part d’angoisse l’emporte incontestablement, l’espoir reposant sur une illusion esthétique est également pris en compte par cette veine artistique qui nourrit le roman de manière essentielle.

Notes
570.

C’est le cas notamment de Sherrill Grace. Voir Grace 89, p. 17.

571.

Ulrich Weisstein donne une définition très claire de l’art expressionniste : « What Expressionist art seeks to render visible … are soul states and the violent emotions welling up from the innermost recesses of the subconscious » (Grace 89, p. 167).

572.

Dès 1926, Lowry était allé voir au Regents Theatre de Londres, une pièce expressionniste du dramaturge allemand Georg Kaiser (1874-1945) Von Morgen bis Mitternacht (1917). (Voir CL2, p. 374 et note 3 p. 383 ; SL, pp. 238-239).

Comme il l’explique dans une lettre datée du 23 avril 1951à Clemens ten Holder, son premier traducteur allemand, sa rencontre avec le professeur Schmidthüs à Bonn en 1928 lui permit de partager sa passion pour le théâtre (Frank Wedekind) et le cinéma expressionniste allemand. (SL, pp. 237-239 / CL2, pp. 373-375).

573.

Voir UTV, p. 191. Comme le précisent Ackerley & Clipper, Lowry considérait que sa description de la maison de Jacques Laruelle était en quelque sorte une photo de plateau du film de Wiene : « in an earlier manuscript, […], Jacques’s house was described as being like “a still from the Cabinet of Dr Caligari and the frontispiece of a cheap edition of Omar Khyyām.” » (Companion, note 194.1, p. 269)

574.

« […] some correspondence, maybe, as Geoff liked to put it, between the subnormal world and the abnormally suspicious? » (UTV, p. 34)

575.

« The Soul in Writhing Anguish : Malcolm Lowry’s Under the Volcano » est le titre de ce chapitre dans Regression and Apocalypse (Grace 89, pp. 163-184.).

576.

Voir la reproduction photographique de cette pose expressionniste dans Grace 82, p. 55 et en quatrième de couverture, ainsi que dans Grace 89, photographie n° 19.

577.

Voir UTV, pp. 24-25.

578.

« Une des plus hautes œuvres de l’histoire du cinéma », extrait de Les grands cinéastes que je propose, éditions du Cerf, 1967. Reproduit dans L’Avant-Scène Cinéma, N° 148 (juin 1974), p. 4.

579.

L’Aurore de F.W. Murnau, (1927) Twentieth Century Fox Home Entertainment ; Création Bonus ©2003 Allerton Films / Carlotta Films (DVD Vidéo).

580.

Ce commentaire élogieux se trouve au dos du boîtier contenant le DVD mentionné ci-dessus.

581.

Voir supra, pp. 76-81.

582.

Henri Agel émet quelques réserves au sujet de cette résurrection : « Peu importe que cette tragédie se close sur le « happy end » […]. La couleur du film, son déroulement solennel, sa charge invisible de malheur, plus réel d’être invisible, semblent interdire de croire à l’espérance » (Agel, p. 4).

583.

Charles Jameux, F. W. Murnau, (Paris : Editions Universitaires, coll. « Classiques du cinéma », 1965), p. 71. (Toute référence ultérieure à cet ouvrage sera accompagnée de la mention Jameux).

584.

La formule est extraite d’Aurélia. Voir Jameux, p. 60.