Le problème de la filiation

Dans le chapitre consacré à la question du plagiat, nous avons analysé la double problématique de l’arrogance prédatrice de l’auteur, notamment face à Conrad Aiken, son Père en littérature, et de la culpabilisation qui accompagnait de tels actes de prédation. Dans la vision complexe qu’il avait de sa pratique d’écrivain, Lowry opposait sa « conscience médiévale » (SL, 115 / CL1, 596) – à laquelle il imputait son angoisse de l’influence – à une forme de désinvolture littéraire « élisabéthaine » l’incitant à s’approprier le matériau verbal convoité. Quelles sont les traces d’une telle psychomachie dans le produit fini qu’est Under the Volcano ?

Son œuvre semble effectivement travaillée par une double dynamique : d’une part, un processus de culpabilisation dans lequel l’arrogance prédatrice et l’angoisse de l’influence sont les deux faces d’un seul complexe ; d’autre part, un phénomène d’expansion créatrice de son imaginaire peuplé de voix, qui débouche, par l’écriture, sur la révélation d’une voix plurielle, démultipliée, dialogique. Dans Under the Volcano, ce processus d’appropriation et de recyclage est particulièrement réussi, puisqu’il fait du Consul un Arlequin de la conscience moderne, un être de papier dont les « pensées » sont essentiellement constituées d’un patchwork d’idées et de voix grouillantes.

Les pratiques d’enfouissement et de travestissement du texte-source (notamment, mais non exclusivement, des discours qui font autorité dans le Réel tels que les fragments de textes historiques) témoignent sans doute d’une angoisse de l’influence et du désir de dissimulation qui en découle. Toutefois, cette façon de procéder, dans la mesure où elle ne ressortit pas à un plagiat caractérisé (et elle ne s’en rapproche que très rarement), mais au contraire à un enrichissement du texte d’accueil, peut être décrite comme un modus scribendi constitutif de l’originalité de l’auteur. En effet, l’enfouissement de ce qui a été emprunté fait alors partie intégrante du processus d’assimilation dialogique, « puisque le matériau est réutilisé non à ses propres fins mais en liaison avec un texte nouveau, corps présent du dialogue du poète avec lui-même609 ». Dans la phagocytose programmée par Lowry, l’objet littéraire encerclé, absorbé et digéré est réinvesti dans un nouveau contexte : ce qui prime sur son origine sont les nouveaux effets de lecture qu’il suscite. Le « dialogue du poète avec lui-même » que Tony Cartano évoque, définit le moment où l’héritier littéraire s’institue propriétaire de son texte. L’hypertexte ou, dans le cas de Lowry, le palimpseste, dans la mesure où son roman n’est pas simple dérivation d’un hypotexte unique mais écriture en surimpression des textes empruntés, devient un « texte nouveau » à part entière, exhibant toutefois un procédé de fabrication qui l’installe dans une tradition baroque. C’est dans ce difficile équilibre entre l’affirmation d’indépendance créative et la reconnaissance de la dette, dans la jouissance du palimpseste qui est à la fois surimpression et re-création, que l’auteur parvient à se positionner et à affirmer sa paternité littéraire.

Notes
609.

Tony Cartano, Malcolm Lowry (Paris : Henri Veyrier, 1979), p. 93.