CONCLUSION

Au terme de ce travail consacré à l’effet dialogique dans Under the Volcano, l’impression d’un acte maîtrisé de rébellion littéraire s’impose au sujet de ce roman. Maîtrise d’une façon d’écrire délibérément porteuse d’un message d’opposition à une certaine orthodoxie romanesque : Malcolm Lowry n’affirmait-il pas dans sa fameuse lettre exégétique adressée à son éditeur britannique qu’il ne savait pas créer de « bons » personnages, que cela d’ailleurs n’avait jamais été une de ses priorités et qu’il avait pour ambition de nous livrer au contraire sa vision moderne des feux infernaux616 ? En citant les propos de son collègue Sean O’Faolain, qui préconisait un retour aux sources du tragique occidental, Lowry semble vouloir ancrer sa propre écriture romanesque dans une tradition théâtrale et se démarquer nettement des tenants d’un réalisme romanesque exacerbé. Dans une même logique d’élargissement du concept romanesque, la poésie est convoquée pour décrire son tempérament (ou ce qu’il appelle son « équipement ») littéraire :

‘[…] the author’s equipment, such as it is, is subjective rather than objective, a better equipment, in short, for a certain kind of poet than a novelist. […] But poems often have to be read several times before their full meaning will reveal itself, explode in the mind, and it is precisely this poetical conception of the whole that I suggest has been, if understandably, missed. (SL, 59/CL1, 500)’

Son roman, à l’instar de beaucoup de poèmes, produit une « explosion » sémantique au bout de plusieurs lectures. Lowry revendique de ce fait un mode de lecture qui soit en accord avec une certaine forme d’obliquité inhérente à son œuvre. Son art poétique nécessite en effet une participation active de son lecteur à travers la prise en compte de la macrostructure circulaire du roman qui facilite les rapprochements paradigmatiques et permet une lecture réflexive.

Ainsi s’élabore une conception dialogique de la réception de son œuvre dans la mesure où Lowry s’adresse par delà son interlocuteur immédiat à ses futurs lecteurs en leur fournissant les clés d’une lecture poétique. Il met également en avant la « subjectivité » de son écriture pour l’arrimer à la tradition poétique dont il se réclame, bien que la réussite de son entreprise réside précisément dans un subjectivisme contenu permettant au Consul en tant que figure littéraire de transcender le particulier, voire l’autobiographique, pour atteindre l’universalité dans l’exemplarité tragique. La rébellion poétique de Lowry maîtrise donc parfaitement les codes de la communication autour de son roman par le biais de ce péritexte épistolaire qui en constitue la glose.

L’hostilité de Lowry à la notion de finitude ou de clôture romanesque, et par voie de conséquence à la linéarité d’une lecture strictement syntagmatique, s’appuie, nous l’avons vu, sur la théorie sérielle de Dunne. Comme le résume efficacement Josiane Paccaud-Huguet, « il s’agit d’inventer une temporalité qui soit l’équivalent fonctionnel des correspondances, qui reverse l’axe vectoriel/chronologique sur un axe vertical. Lowry en trouve le principe dans la théorie du temps de Dunne, formulation d’une loi des séries selon laquelle l’histoire humaine est une répétition cyclique : le gain imaginaire en est évident, puisque la logique répétitive du temps contredit la loi de l’irréversibilité617 ».

La rébellion décrite ici est aussi d’ordre stylistique : en lisant Under the Volcano, on croit entendre encore le jeune Malcolm prévenir ses détracteurs aux Leys qu’il continuerait d’avoir recours à ses fantaisies syntaxiques comprenant entre autres – « dotwithstanding » – les fameux points de suspension. De façon métaphorique, l’on pourrait affirmer que Lowry préfère en effet l’esthétique des points de suspension à celle des points-virgules, la mise en suspens ou le report de la signifiance à la clôture ou à la parcellisation sémantique. Son écriture « passionnée » –prolixe et tortueuse – se conçoit comme une Renaissance du verbe (ses détracteurs diraient : de la verbosité) :

‘[…] in our Elizabethan days we used to have at least passionate poetic writing about things that will always mean something and not just silly ass style and semicolon technique: and in this case I am trying to remedy a deficiency, to strike a blow, to fire a shot for you as it were, roughly in the direction, say, of another Renaissance: it will probably go straight through my brain but that is another matter. (SL, 80/CL1, 520)’

Cet acte de sédition présenté sur le mode burlesque reflète pourtant une révolution du langage dont le dialogisme est l’une des manifestations les plus visibles618. Lowry situe son Consul en Enfer, ou plus exactement dans l’enfer mexicain des mots « déglingués » :

‘Popocatepetl towered through the window, its immense flanks partly hidden by rolling thunderheads; its peak blocking the sky, it appeared almost right overhead, the barranca, the Farolito, directly beneath it. Under the Volcano! It was not for nothing the ancients had placed Tartarus under Mt. Aetna, nor within it, the monster Typhoeus, with his hundred heads and–relatively–fearful eyes and voices. (UTV, 339)’

Le Consul, arrivé au point de non-retour du déroulement tragique, voit le volcan Popocatepetl en surplomb, et en contrebas la barranca. Dans cette géographie métaphorique, il fait un peu figure de monstre moderne en proie aux yeux et aux voix qui l’épient et le hantent, tout comme son créateur est habité par le fantasme d’être sous l’influence des voix d’un volcan en éruption.

Lire Under the Volcano, c’est pénétrer l’enfer privé – et emblématiquement universel – du Consul, mais c’est surtout se retrouver sous l’emprise des centaines de têtes et de voix qui, telle l’ hydre de Lerne aux têtes sans cesse renouvelées, ressurgissent inopinément dans le texte de la « Divine Comédie Ivre » élaborée par Lowry. Si le livre est une traversée réussie pour Lowry du fantasme de l’emprise des voix (d’autant plus réussie qu’elle débouche artistiquement sur un texte cohérent paradoxalement nourri de l’hétérogénéité du matériau verbal qu’il exhibe), il implique en revanche pour le lecteur un effort de lecture pour venir à bout de la profusion sémantique et sémiotique autour de laquelle s’articule le texte.

Une façon d’affronter ce monstre textuel aux innombrables voix était de proposer une étude phénoménologique des états de la langue, du mot bivocal dans tous ses états, de procéder en quelque sorte à la saisie des « données immédiates » du texte dans ses manifestations langagières. Tel était l’objet de la première partie de ce travail : prendre la mesure du processus de carnavalisation langagière à l’œuvre dans le texte, analyser sa représentation d’un dérèglement verbal conduisant au chaos sémantique au sein de la diégèse et à une nouvelle signifiance textuelle. La « métalinguistique » bakhtinienne–ou translinguistique pour reprendre l’expression de Todorov–nous a permis de cerner les phénomènes bivocaux à l’œuvre dans Under the Volcano. En traquant les multiples travestissements du signifiant et l’instabilité du signifié à partir des effets de double sens provoqués entre autres par les « mots-écrans » ou les mots étrangers, ou encore par les mots anglais déformés par le personnel diégétique autochtone, il nous est apparu que le Mexique représenté dans Under the Volcano était le théâtre d’un enfer verbal et d’une dislocation du sens des mots, la terre fictionnelle d’élection en somme du dialogisme lowryen. Sa synecdoque fictive – Quauhnahuac – constitue à elle seule un signifiant bavard qui évoque le caquetage diégétique et la « cacographie » textuelle. L’instabilité des mots dépasse l’entendement des énonciateurs directs que sont les personnages et devient l’instrument privilégié par l’auteur pour instaurer la nouvelle signifiance que nous évoquions. Cette instrumentalisation du chaos verbal diégétique se veut ludique, ou plus exactement carnavalesque au sens bakhtinien du terme, dans la mesure où une ambivalence régit ces agapes langagières porteuses du message tragique du texte dans son énigmatique labilité. Le paroxysme de ce dérèglement verbal est atteint au chapitre XII lorsque la cacophonie et la « cacographie » qui s’y donnent à entendre et à lire deviennent la métaphore et le signe avant-coureur de l’incompréhension mortifère du dénouement tragique. Pour l’auteur et son lecteur complice, la jouissance linguistique qui en résulte est celle de la représentation de la limite du sens, voire de la perte du sens des mots au bord du gouffre, « au-dessous du volcan » et celle d’une émergence possible de la signifiance « au-dessus du volcan », dans l’au-delà textuel.

Autre variation sur l’effet dialogique : celle qui examine la bivocalité, voire la polyphonie du texte à l’aune des manipulations et montages temporels qu’il sécrète. L’autotextualité, variante « endogène » du dialogisme ayant requis pour être intégrée dans cette étude un élargissement du concept bakhtinien, nous renvoie à la dimension narcissique du texte qui, par un jeu d’énoncés-miroirs, se réfléchit en instaurant l’altérité dans la reprise du même recontextualisé. Cette écholalie voulue et soigneusement programmée par l’orchestrateur Lowry relève de la spatialisation du récit qui amplifie ses effets en jouant sur le double registre de la récurrence et de la transformation. Le texte aménage ainsi un réseau signifiant dont la captation requiert une lecture réflexive. Ce recyclage du « même » peut parfois faire s’emballer la machine textuelle et produire un tout insensé mais signifiant : tel est le cas des stases consulaires, moments d’arrêt du récit où les mots passés et présents affluent de partout dans un hors-temps infernal. Le texte semble reproduire les correspondances échevelées établies par l’esprit du Consul et l’analogie devient alors le signe de l’aliénation :

‘[…] Everything to his mind, appears to be related to something else ; therefore nothing is, clearly, simply and uniquely. “To discover correspondences in the world around us,” notes Gabriel Josipovici, “does not lead to the sensation that we are inhabiting a meaningful universe; on the contrary, it leads to the feeling that what we had taken to be ‘the world’ is only the projection of our private compulsions: analogy becomes a sign of dementia.”619

Gabriel Josipovici et Brian O’Kill ont raison d’établir un lien entre le mode de saisie analogique du monde qui se manifeste chez le Consul à travers tout le roman, notamment dans ses épisodes psychotiques, et son aliénation. Dans l’univers diégétique et dans l’esprit du Consul, l’hypertrophie du temps présent « métastasé » par les analogies est signe de démence, ou à tout le moins de delirium. Mais c’est oublier que l’« eclectic systemë» du Consul décrit par le Dr Vigil au chapitre V (UTV, 144) est avant tout une représentation textuelle et que les correspondances infernales qui s’y forment constituent ce que nous avons appelé la dramaturgie d’une psychose, autrement dit la mise en scène textuelle de son délire qui, elle, est signifiante et procède d’une esthétique baroque postmoderne. Le baroquisme de l’œuvre manifesté par cette hémorragie verbale rejoint en effet les préoccupations d’une littérature postmoderne qui place au premier plan les modalités d’existence et de fonctionnement du texte que Under the Volcano ne cesse d’exhiber 620.

Orchestration et montage sont donc deux maîtres-mots de l’esthétique lowryenne : si la métaphore musicale de l’écho résume au mieux l’effet autotextuel, il convient de parler de contrepoint pour évoquer à la fois les analepses externes creusées dans la chair du texte et abritant des montages de voix trans-temporels et les « récits alternatifs » ouvrant le récit sur un futur fantasmé. Dans le cas des montages de voix analeptiques, l’hétérogénéité énonciative est renforcée par la matérialisation textuelle de l’altérité des discours au moyen de ressources typographiques variées. L’effet syncrétique d’un tel bricolage de voix renforce la technique du contrepoint et exhibe une fois de plus la textualité du récit au point de nous faire parfois perdre de vue l’acte de remémoration qui en était l’origine — ou le prétexte — diégétique. Les « récits alternatifs » sont de l’ordre de la sous-conversation et font eux aussi appel à un ailleurs du texte par la manifestation souterraine ou énigmatique d’une altérité vocale dans le schéma énonciatif de base. Cette voix parallèle relève aussi du contrepoint musical, mais son registre est plus discret et sa résonance dialogique plus contenue, moins bruyante.

A une conception cyclique et sérielle du temps qui informe la trame du récit correspondent ainsi des effets de dialogisme de contiguïté. Les montages de voix par écho ou en contrepoint défont l’idée d’un temps linéaire et d’une source vocale monologique pour exhiber l’hétérogénéité énonciative du texte dans la récurrence ou la juxtaposition.

Le troisième volet de notre travail interrogeait la dimension intertextuelle du roman et tentait de révéler l’émergence d’une voix littéraire authentique incarnée par une écriture baroque et composite. Si l’analyse phénoménologique des états de la langue et l’examen des montages vocaux trans-temporels avaient déjà permis d’entrevoir le caractère volubile et proliférant du texte lowryen, l’étude de la question du plagiat allait démonter le mécanisme d’investiture de la voix littéraire de Malcolm Lowry en révélant les différents actes du psychodrame œdipien joué entre l’auteur et son mentor Conrad Aiken. Les rebondissements successifs dans cette affaire de transmission et de prédation culpabilisante ont confirmé le schéma d’identification hystérique dont Lowry fait état dans sa correspondance. Ils ont aussi mis en relief son incroyable capacité à assimiler la personnalité vocale du Père en littérature pour finir par la transcender et s’en détacher dans une certaine mesure.

Une approche théorique du problème ne suffisait pas pour cerner la spécificité du génie créateur lowryen : il convenait de relancer l’activité herméneutique pour examiner le rapport de Lowry à l’Autre de la littérature dans sa pratique d’écriture. L’étude des deux formes d’intertextualité que sont l’allusion et la citation nous a permis de révéler le caractère tantôt ludique, tantôt retors, voire pervers, de la poétique lowryenne : les jeux de cache-cache avec le lecteur, les trompe l’œil citationnels, les créations d’isotopies textuelles autour d’une même source littéraire sous forme d’allusions multiples, le jeu discret de l’allusion opposé au caractère roboratif de certaines citations, les effets de transformation sémantique ou parodique ne sont que quelques manifestations d’une poétique du recyclage et de la re-création où transparaît tout le savoir-faire de l’alchimiste des mots qu’est Lowry.

L’étude de quelques variations « transtextuelles » a été l’occasion de convoquer quelques grands noms de la littérature (Dante, Marlowe, Goethe, Cocteau, Coleridge et Shelley plus particulièrement) et de voir jusqu’à quel point leur patronage respectif a contribué à faire du Volcan le roman d’une tragédie poétique. L’ouverture du texte lowryen à d’autres courants ou formes artistiques a corroboré l’impression d’une œuvre transgénérique mobilisant aussi bien les ressources visuelles du cinéma expressionniste que l’effet d’autorité ou d’authenticité du discours historique et l’effet d’agrandissement du discours épique. L’impression générale qui se dégage de ces stratégies d’emprunt ou d’affiliation littéraire est celle d’un conglomérat d’influences bien assimilées et retravaillées pour former une vision d’ensemble kaléidoscopique.

Cette archéologie du texte relance bien évidemment la question de la dette littéraire ou culturelle contractée par Lowry. Au terme de notre étude, il ne paraît pas présomptueux d’affirmer que Lowry a bel et bien effectué un gigantesque travail de relecture du patrimoine littéraire et culturel, ne se contentant pas de recopier ou de régurgiter ses sources. Il les assimile à son texte en veillant à faire entendre sa différence et son écart dialogique par rapport à l’objet emprunté. Ainsi, il « délimite, il circonscrit l’autre, et ce faisant affirme que l’autre n’est pas tout621 ». Lowry exhibe ses emprunts (il les enfouit aussi parfois, notamment lorsque l’insertion textuelle a pour fonction de créer une illusion d’autorité indépendante de son origine). De manière générale son travail de relecture créatrice procède de cet écart dialogique qui vient d’être évoqué : « le subtil décalage entre l’original et la copie, entre le texte auquel Under the Volcano fait mine de se référer et celui que les auteurs cités ont réellement écrit n’a pas pour fonction première de produire un effet de sens, mais de rendre tangible l’écart entre le texte et son interprétation ; de laisser transparaître le processus de réinvention et de réappropriation qui sous-tend tout véritable travail de lecture » (Duplay 96, 161).

Ce faisant, Lowry parvient à s’instaurer maître de sa parole tout en honorant sa dette littéraire. La dette symbolique à l’Autre de la littérature ne pouvant pas être soldée, Lowry ne pouvait que l’honorer en exhibant ses sources, c’est-à-dire en laissant transparaître les scories du discours de l’Autre dans son propre texte. Sa façon de procéder peut certes paraître perverse (lorsque l’on se souvient notamment des tergiversations auxquelles sa dénégation de l’emprunt l’assujettit ou que l’on pense à certaines stratégies d’enfouissement étudiées précédemment), mais la théâtralité de son discours est en quelque sorte la garantie de son intégrité puisqu’elle l’incite à exhumer et exhiber ses sources.

Under the Volcano semble donc un moment du parcours littéraire de l’auteur où l’angoisse de l’influence est globalement jugulée par une conduite dialogique de bon aloi qui lui fait prendre conscience de ses dettes tout en lui permettant de s’instaurer maître de sa voix et de son écriture.

Qu’en est-il alors de l’après-Under the Volcano ?

Une lecture sérielle du roman nous aurait conduit à examiner Dark As The Grave Wherein My Friend Is Laid 622, prolongement métafictionnel du Volcan dont il est en quelque sorte la glose. Dans ce « roman » inachevé, publié à titre posthume par Margerie Lowry et le premier biographe de Lowry, Sigbjørn Wilderness, alter ego fictionnel de l’auteur et écrivain lui aussi, retourne au Mexique huit ans après la fin de son premier séjour de dix-huit mois dans ce pays. Si ce voyage est une découverte pour Primrose, son épouse (alias Margerie dans la réalité), elle devient rapidement une descente dans l’enfer de son propre roman qui n’est pas encore publié, The Valley of the Shadow of Death623. Il se sent progressivement devenir personnage de son roman, ou plus exactement de la suite de son roman que la réalité infernale semble écrire à sa place. Telle est la conviction qu’il acquiert lorsque l’appartement qui lui est proposé se trouve être dans une tour qui correspond dans son roman à l’endroit où habitait son personnage français (Jacques Laruelle dans Under the Volcano). A présent qu’il connaît cet endroit de l’intérieur, il se sent « écrit », et le « making of » de Under the Volcano que l’on trouve dans Dark As The Grave se double d’un effet de lecture sérielle de sa condition d’écrivain…écrit. La découverte de la mort de son ami zapotécain Juan Fernando Martinez lui fait momentanément oublier sa condition d’enfermement dans la fiction de la vie.

Lowry lui-même avait prévu d’intégrer Under the Volcano dans son grand œuvre The Voyage that Never Ends, non plus en tant que pan infernal de sa « Divine Comédie Ivre », mais comme œuvre centrale d’une fresque de l’existence humaine encadrée par d’autres oeuvres déjà existantes624 ou à venir et par le récit de Sigbjørn Wilderness, identifiable à Malcolm Lowry mais confusément différent de lui dans l’esprit de son créateur. Un dispositif sériel aurait promu Sigbjørn super-observateur de l’ensemble de ce vaste projet littéraire qui n’aboutit jamais. Telle était en tout cas l’intention de Lowry lorsqu’il adressa ce « work in progress » à son éditeur Peter Matson en 1951 pour le convaincre de sa capacité à écrire d’autres livres.

‘– WORK IN PROGRESS625 –’ ‘THE VOYAGE THAT NEVER ENDS’ ‘THE ORDEAL OF SIGBJØRN WILDERNESSI’ ‘UNTITLED SEA NOVEL LUNAR CAUSTIC’ ‘ UNDER THE VOLCANO The Centre’ ‘ ’
‘THE ORDEAL OF SIGBJØRN WILDERNESSII’ ‘Hear Us Oh [sic] Lord From Heaven Thy Dwelling Place – Tales’ ‘The Lighthouse Invites the Storm – poems’ ‘(Other Tales, poems, a play, etc.)’

Il serait trop long de détailler ici les ingrédients de cette œuvre organique projetée par Lowry. La mort l’empêcha de mener à bien ce projet, bien qu’un recueil de nouvelles intitulé Hear Us O Lord From Heaven Thy Dwelling Place, devant s’intégrer selon les vœux de l’auteur à un bloc narratif plus important intitulé Eridanus, fût publié séparément à titre posthume en 1961, et constitue encore à ce jour l’autre réussite de Malcolm Lowry, en raison de la qualité des nouvelles qui composent ce recueil, notamment « Through the Panama », une prouesse technique d’écriture intertextuelle et métatextuelle626 et « The Forest Path To the Spring », plus bel hommage fictionnel de Lowry à son Eden canadien. Ces deux nouvelles laissent entrevoir une diversification de l’écriture lowryenne, mais l’après-Volcan donne une impression globale de retour à une contemplation du Moi de l’auteur qui, à force de ressassement et d’une multiplicité d’identités littéraires, risquait de s’enferrer dans un processus de découverte de soi sans fin et sans véritable exutoire fictionnel627.

Under the Volcano est la seule des œuvres de Malcolm Lowry à avoir vraiment exploré de manière aussi brillante et aussi aboutie la voie salvatrice de la fiction pour la saisie du Moi à la fois intime et contemporain628. Lowry nous offre dans ce roman une vision à la fois grandiose et grotesque d’une descente dans l’enfer privé du Consul et réussit le tour de force de conférer à ce dernier une envergure métaphorique universelle. C’est précisément par le biais d’une mise en mots dialogique du chaos cérébral du Consul et de la « cacographie » mexicaine que Under the Volcano devient récit exemplaire. Les effets vocaux programmés par Lowry retentissent dans la cathédrale churrigueresque de son imaginaire dialogisé et caracolent sans fin à travers les pages de son livre éternellement recommencé.

Notes
616.

Lowry explique ses priorités à Jonathan Cape de la manière suivante : « […] The novel then, [Sean O’Faolain] went on to argue, should reform itself by drawing upon its ancient Aeschylean and tragic heritage. There are a thousand writers who can draw adequate characters till all is blue for one who can tell you anything new about hell fire. And I am telling you something new about hell fire » (SL, p. 80/CL1, p. 520).

617.

« De la fonction poétique à la fiction poétique : l’esthétique de Malcolm Lowry », La Poésie : Ecriture de la limite, écriture à la limite (Domaine anglophone), Etudes rassemblées par Adolphe Haberer et Jean-Marie Fournier (Lyon : P.U.L., 1998), pp. 162-163.

618.

Précisons toutefois que la révolution langagière dont parle Lowry est cyclique : il s’agit là d’une nouvelle Renaissance, d’une révolution qui revendique une autre tradition.

619.

Brian O’Kill, « Aspects of language in Under the Volcano », The Art of Malcolm Lowry, ed. Anne Smith (Londres :Vision Press, 1978), pp. 82-83. La citation de Gabriel Josipovici est extraite de The World and the Book (Londres, 1971), p. 299.

620.

Brian McHale, dans Postmodernist Fiction (New York & Londres : Methuen, 1987), p. 10, explique que la littérature postmoderne est « post-cognitive » et « ontologique ». La perspective postmoderne tend davantage vers une représentation du mode d’existence du texte que vers une interprétation du monde représenté (cette seconde orientation d’ordre épistémologique étant plus proche du modernisme littéraire). Lowry semble être à la croisée de ces deux courants littéraires, même si une « grammaire du postmodernisme » se manifeste déjà clairement dans ce roman rattaché traditionnellement à la période du « late modernism ». (Voir Paccaud-Huguet 91, passim).

621.

Jacqueline Authier, « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive : éléments pour une approche de l’autre dans le discours », DRLAV, n°27 (1982), p. 144. Citée par Jean Peytard dans Mikhaïl Bakhtine : Dialogisme et analyse du discours (Paris : Bertrand-Lacoste, 1995), p. 121.

622.

Eds  Douglas Day & Margerie Lowry (New-York : New American Library, 1968).

623.

Il s’agit là de la transposition fictive de Under the Volcano

624.

Le roman maritime sans titre est en réalité Ultramarine, mais Lowry comptait le réécrire car il avait désavoué en quelque sorte cette œuvre de jeunesse qui lui valut des accusations de plagiat.

625.

Ce « Work In Progress » de 1951, document d’une trentaine de pages, fit l’objet d’une publication dont nous donnons ici les références : The Malcolm Lowry Review, N° 21 & 22 (automne 1987-printemps 1988), pp. 72-99.

626.

Voir l’article de Sherrill Grace « ‘A Strange Assembly of Apparently Incongruous Parts’: Intertextuality in Malcolm Lowry’s ‘Through he Panama’ », Apparently Incongruous Parts : The Worlds of Malcolm Lowry, eds. Paul Tiessen and Gordon Bowker (Metuchen, N.J. & Londres : The Scarecrow Press, Inc., 1990), pp. 187-228.

Voir aussi celui de Claude Maisonnat : « “Through the Panama” : The missing text and the poetics of the slippage », L’Epoque Conradienne (“Conrad et Lowry : l’esth-éthique de la fiction”) PULIM, vol. 26 (2000), pp. 163-175.

627.

Voir à ce sujet l’article de Suzanne Kim : « Subjectivité et écriture : Malcolm Lowry ou la conscience de soi suicidaire » (Kim 83, pp. 408-419).

628.

« Through the Panama » n’a rien à envier à Under the Volcano en termes d’interaction et d’interpénétration dialogiques des discours en présence, mais cette nouvelle fait figure d’exception parmi les textes écrits après Under the Volcano.