I.3.1. Construction historique

Le renouveau de la gymnastique en Europe dans la seconde moitié du 18ème siècle s’adresse aux hommes.

En Allemagne, à travers la pratique du Turnen, Jahn veut permettre à l’homme de se réaliser grâce à la vie communautaire et à la pratique des exercices physiques. Pour cela il met au point des exercices sur appareils développant la force et l’autodiscipline, dans un lieu spécifique, sous la férule vigilante d’un maître (Ulmann, 1971) 396 . Les exercices sur appareils : barres parallèles, anneaux, cheval d’arçon, visent l’éducation de la volonté au sein d’un collectif. En Suède, la théorie de Ling participe d’une conception philosophique qui cherche à enrichir la vitalité corporelle grâce au travail musculaire par un effet de transfert des bienfaits des exercices dans un mouvement allant de l’extérieur vers l’intérieur corporel. Les notions de rythme et de coordination par des enchaînements avec engins sont particulièrement privilégiés. En France, le colonel Amoros ouvre le gymnase civil et militaire. Sa théorie a recours à l’écoute des sensations auditives, visuelles et tactiles ; le mouvement est démontré par un moniteur (Amiot-Badin, 1992) 397 . « Historiquement la gymnastique issue du militaire est ordre et rigueur. ». Dans l’ensemble, les différentes théories et pratiques gymniques développées à cette époque consacrent la nécessité d’une transmission de la moralité.

Nous pouvons donc constater que le renouveau européen des activités de gymnastique s’adresse à un public masculin et s’appuie sur des valeurs fortes de la masculinité : force et vitalité, hiérarchie et valeurs morales.

Deux autres théories participent de ce renouveau en développant d’autres valeurs. Bode, cherche à libérer le corps de ses tensions et à faire place au relâchement et au rythme par une gymnastique favorisant l’art et l’expression du mouvement en utilisant la musique comme soutien rythmique. Duncan favorise la grâce, le rythme et l’harmonie à des fins esthétiques (Ulmann) 398 . Ces deux conceptions de la gymnastique ne seront pas dominantes dans la construction historique de l’activité en France. Ce sont ses origines militaires et civiles qui favoriseront une pratique de masse accentuée par la revendication sociale de ses bienfaits en matière de santé, notamment dans les régions minières qui en feront une pratique de base. Cela en éloignera les femmes dont la première société fut fondée tardivement, en 1910 en France, 50 ans après la première société féminine allemande. La gymnastique est reconnue comme une méthode éducative se déroulant en deux temps dans la leçon éclectique de la méthode française : la partie formation par la gymnastique collective au plancher (sol) et la partie application aux agrès. La pratique au sol apparaît donc centrale et le demeurera par habitude professionnelle (Goirand) 399 .

Le sport gymnique se développera et maintiendra longtemps différents aspects apparemment contradictoires, mais historiquement justifiés. La réglementation des épreuves maintient les trois concours athlétiques (une course de vitesse, un saut en longueur et un lancer) à l’intérieur de la compétition gymnique, ainsi que l’exercice d’ensemble au sol et les agrès sur le modèle de la méthode française. La gymnastique féminine a débuté essentiellement avec de la gymnastique artistique (Roigpons) 400 . En 1934, aux Championnats du monde de Budapest, les femmes qui ont participé à la première compétition féminine internationale ont dû se conformer au même règlement que les hommes en utilisant également les barres parallèles mais aussi la poutre (FFG) 401 . Dès cette première compétition, les filles inaugurent les éléments de souplesse avec la performance d’un grand écart sur la poutre, premier agrès spécifiquement féminin. La même année, aux JO de Berlin, elles pourront choisir de pratiquer les exercices aux agrès : barres parallèles ou asymétriques. Les agrès marquent ainsi la différence de sexe des gymnastes, ce qui se confirme et s’accentue avec le port du justaucorps pour les femmes dès 1948. En 1958, aux Championnats du monde de Moscou, l’exercice au sol devient individuel avec support musical pour les filles. A partir de 1960 (JO de Rome) on observe une nette évolution vers plus de risque et plus de rotations. Cependant jusqu’à quel point cette évolution peut-elle se risquer sans sacrifier l’esthétisme ? En 1972 l’allemande Helga Corbut en réalisant le premier salto sur la poutre, se voit sanctionnée par la note « 0 » en raison de l’importance des risques encourus. Par contre 4 ans plus tard, Nadia Comanecci obtient 7 notes de 10 consacrant une exécution parfaite faisant place à une alliance maîtrisée du beau et du difficile, permettant à la gymnastique féminine de changer d’orientation et d’accéder au versant acrobatique tout en conservant l’aspect artistique. Il est convenu de dire que la gymnastique sportive féminine a « rattrapé son retard » ! Il est évidemment sous-entendu qu’il s’agit du retard dans l’accès aux éléments acrobatiques. Elle se doit de se développer techniquement ainsi que l’a fait la gymnastique masculine sans se départir toutefois des aspects artistiques qui la distingue. Entre l’après-guerre et la période actuelle, la gymnastique s’est transformée d’une activité de force, jusqu’en 1965, à une activité d’élan jusqu’en 1979, puis à une activité de vol (Robin, 2003) 402 . C’est peut-être là que se situe le nœud de la contradiction de cette activité dont on a vu qu’elle s’est construite et développée autour de valeurs masculines, mais dont le public et les pratiquants sont essentiellement féminins.

‘« Les études sur la gymnastique sportive l’identifient comme une discipline ascétique, technique, difficile, fatigante. Mais corrélativement comme belle, esthétique, agréable à regarder. La gymnastique est plébiscitée comme spectacle et peu appréciée comme pratique. » (Goirand, 1996)403.’

Les critères sont doubles en gymnastique : d’une part masculins par l’acrobatie et la prise de risque, d’autre part féminins par la souplesse et l’expression chorégraphique avec support musical.

Notes
396.

Ulmann, J. (1971). De la gymnastique aux sports modernes. Histoire des doctrines de l’éducation physique. (2ème éd.). Paris : Vrin.

397.

Amiot-Badin, F. (1992). S’évaluer, construire un projet. Revue EPS, 233, 61-64.

398.

Ulmann, J. (1971). Idem.

399.

Entretien avec Paul Goirand.

400.

Entretien avec Philippe Roigpons.

401.

Site Internet de la FFG. http/www.ffgym.com (août 2004)

402.

Robin, J.-F. (2003). Transposition didactique : le rôle des leaders en gymnastique scolaire. In C. Amade-Escot, (Ed.), Didactique de l’Education Physique : Etat des recherches. (pp.27-48). Paris : Revue EPS, collection Recherche et formation.

L’auteur décrit dans son texte les contenus proposés par les grands noms qui ont fait progresser la gymnastique.

403.

Goirand, P. (1996). Evolution historique des objets techniques en gymnastique. In P. Goirand et J. Metzler (Eds.), Techniques sportives et culture scolaire. Une histoire culturelle du sport. Paris : Revue EPS. (p.106).