Conclusion de l’étude

Arrivée au terme de cette étude, trois questions nous semblent devoir être posées. Qu’avons-nous découvert ? Quel regard portons-nous sur ces acquis et sur la démarche adoptée ? Quels prolongements envisager ?

Rappelons notre questionnement. Lorsque nous avons commencé ce travail de recherche, notre objectif premier était d’observer s’il existait des différences entre les femmes et les hommes enseignants d’EPS dans leurs choix d’activités. Des femmes enseignaient des activités considérées comme masculines (rugby ou football) mais semblaient néanmoins développer des relations avec les élèves très "maternantes", peu "machistes". Ainsi en ce qui concerne le rugby, ces femmes paraissaient l’enseigner comme un sport d’évitement et non comme un sport de contact. A propos du football, elles mettaient l’accent sur des tactiques privilégiant les passes courtes et excluant le tacle, minorant le contact. Symétriquement, des hommes enseignaient la danse ou la GR. Cependant leur comportement n’était aucunement empreint de préciosité, voire d’afféterie. C’est pourquoi, nous nous sommes intéressée au concept d’identité genrée davantage qu’à celui d’identité sexuée.

Pour juger de l’identité genrée des enseignants d’EPS nous avons emprunté à un test : le BSRI. Dans notre étude, nous avons pu observer que le test du BSRI était approprié aux enseignants du secteur de formation sur lequel nous avons fait passer nos questionnaires. C’est également dans le sens d’une vérification de l’opérationalisation du concept de genre que nous avons observé les activités physiques et sportives elles-mêmes, en montrant les connotations sexuées qui les traversent, aussi bien dans les aspects historiques, sociaux et sportifs qu’à travers les discours professionnels des enseignants experts. Bref, les choix d’enseignement d’APS des enseignants d’EPS relèvent d’une identité genrée. Mais au-delà des choix de contenus, il nous a semblé nécessaire de nous intéresser aux pratiques pédagogiques réelles des enseignants pour observer si la notion d’identité genrée était perceptible à travers les comportements des maîtres dans les situations d’enseignement en EPS. Ainsi nous avons vérifié la "cohérence verticale" des temps didactiques d’une séance : de l’échauffement à la situation d’apprentissage, à l’évaluation et la "cohérence longitudinale" par le biais d’observations sur trois APSA différentes et connotées sexuellement de manière contrastée. Nous avons souhaité prendre en compte les interactions de l’enseignant avec les élèves sur un mode quantitatif et sur un mode qualitatif afin de mesurer et de constater l’étendue des différences des interactions selon le sexe de l’élève et le genre de l’enseignant. Enfin, nous avons souhaité observer le climat que créé l’enseignant dans son cours, la manière dont il mène la classe, les relations d’affection ou d’autorité qu’il entretient avec les élèves selon leur sexe.

L’ensemble de ces paramètres confirme et nuance la place du concept de genre par rapport à celui de sexe pour appréhender l’enseignement de l’EPS. Les professeurs d’EPS choisissent leurs activités, initient des choix didactiques, développent des comportements avec leurs élèves qui s’expliquent par leur identité de genre.

Ainsi en vient-on à s’intéresser différemment à la question de la mixité à l’école et à l’influence de l’identité de genre de l’enseignant pour la réussite scolaire.

Le curriculum caché n’est pas seulement déterminé sociologiquement à travers les contenus, il s’exerce également à travers la psychologie des enseignants et des élèves. Dans les modalités de transmission, à travers la communication verbale et non verbale, la manière de « tenir » la classe, le genre de l’enseignant contribue au curriculum caché. Ainsi le genre de l’enseignant agit sur la socialisation sexuée des élèves et sur « la reproduction des rapports sociaux de sexe » (Mosconi et Loudet-Verdier, 1997) 474 . Seulement nous mettons à nouveau l’accent sur la relation. La relation est duelle. C’est là la limite de notre travail et les prolongements qu’il ouvre. Nous nous sommes centrée sur l’un des termes de la relation : l’enseignant. Nous ne nous sommes pas rendue attentive à l’autre : l’élève. Notre recherche en sous-tend une autre qui se rendrait attentive à l’identité genrée des élèves en relation avec l’identité genrée de l’enseignant pour percevoir la nature favorable ou défavorable de ce lien dans la réussite scolaire. Exemple : des garçons au genre masculin réussissent-ils mieux avec des enseignants de même profil masculin ou de profil féminin ? Des garçons au genre féminin réussissent-ils mieux avec des enseignants de même profil féminin ou de profil masculin ? Et il serait possible de multiplier les questionnements.

Ce faisant, nous continuerions à investir assez largement le champ d’une psychologie sociale attentive à des questions pédagogiques au sens large, butant sur une question spéculative et pratique : la hiérarchie des sexes est-elle remise en question par le genre ?

On sait que la théorie de l’androgynie psychologique de Bem a abouti à la valorisation du genre androgyne par rapport aux autres genres masculin et féminin davantage ancrés sur les stéréotypes et moins adaptables. Mais s’est-on posé la question de la hiérarchie à travers le genre ? Quelle position peut-on attribuer à une femme androgyne par rapport à un homme androgyne ? Que prendre en considération en premier lieu ? Le sexe ou le genre ? La hiérarchie sociale semble toujours liée au statut du sexe. « La hiérarchisation des représentations de sexe marque notre organisation sociale » (Durand-Delvigne, 1997) 475 . Cette même hiérarchisation sociale ne semble pas faire reposer le genre sur la même échelle : une femme de genre androgyne ou masculine (genres valorisés) et montrant des traits psychologiques appartenant aux groupes dominants sera avant tout considérée comme une femme.

L’affirmation suivante est souvent citée : l’école n’est pas neutre, elle supporte la domination masculine qui se transmet par le biais du curriculum. En EPS, le curriculum caché contribue à véhiculer les valeurs masculines et la domination du même sexe, ce qui consolide la position asymétrique de ces derniers. La domination masculine s’exprime par exemple par le choix des APSA enseignées et par le biais des pratiques d’enseignement-apprentissage. Pour autant, la prise en compte des stéréotypes de sexe à travers les traits du masculin et du féminin ne doit pas faire oublier l’identité de genre. On ne peut s’empêcher à l’issue de ce travail de se questionner sur les rapports entre la position sociale liée au sexe et les traits genrés mis en évidence dans le comportement des enseignants étudiés.

Venons-en assez vite à porter un regard plus proche d’une orientation psychanalytique, comme nous avons pu le présenter lors du chapitre sur les interactions. Mosconi et Loudet-Verdier ont montré que le langage que l’enseignant utilise, à l’attention des filles ou des garçons, traduit des différences inconscientes s’expriment : « l’analyse du langage est défavorable pour les filles auxquelles l’enseignante demande ‘’qu’est-ce que tu sais ? ‘’ et plus favorable pour les garçons : ‘’tu sais : explique ‘’ ».

L’observation des interactions par le biais de la psychanalyse rend attentif à ce que fait l’enseignant et aux relations inconscientes qu’il entretient avec les élèves qui sont, non pas des élèves asexués mais dans le réel, des filles et des garçons. Alors que la psychanalyse a montré la place de l’inconscient dans la relation enseignant/élève, dans notre étude descriptive, nous dévoilons à travers quels indicateurs de cette relation la notion de genre se révèle.

Le concept de transfert nous apparaîtrait comme un éclairage central de cette relation. Les travaux de Claudine Blanchard-Laville (1990, 1992) ont montré que « la manière dont l’enseignant se relie aux élèves et la manière dont il met en scène son savoir dans la classe sont deux phénomènes interdépendants lorsque l’on se place sur le plan de la réalité psychique » (Berdot, Blanchard-Laville et Camara dos Santos, 1997) 476 .

Une démarche de type clinique permet l’analyse des paroles et des comportements non verbaux de l’enseignant, les expressions verbales et non verbales permettent de comprendre comment l’enseignant instaure un certain climat psychique dans la classe. La psychanalyse y ajoute la prise en compte des processus inconscients des chercheurs eux-mêmes dans leurs investissements contre-transférentiels. Les auteurs définissent le processus du climat transférentiel comme étant :

‘« l’ensemble de ce que l’enseignant « fait » aux élèves par ses paroles, ses gestes, ses postures, ses mimiques, et ce que réciproquement les élèves « font » à l’enseignant. L’enseignant prononce des mots, fait des mimiques et des gestes, se meut et il est regardé parlant et se mouvant. Il s’expose dans son être ». ’

Ainsi, dans ce climat transférentiel, l’enseignant dévoile son sexe d’homme ou de femme mais aussi son genre masculin, androgyne, non différencié ou féminin. Le climat transférentiel participe de la construction de l’élève comme être sexué et genré. L’enseignant est un homme ou une femme qui fait voir à son insu :

‘« une mise en résonance de l’être, il montre ce qu’est un homme qui transmet ce qui le passionne, (…) un être faible qui joue les forts, un être fort qui a des failles, ou qui accepte sa limite, ou qui accuse les autres d’être ses limites ; un être qui a peur, ou qui accepte l’inconnu, ou qui joue à accepter l’inconnu à condition d’en être prévenu ; un être sensible à ce qui se passe ou qui ne laisse rien passer, ni se passer ; (…) un être parlant sa présence au langage, un être qui tient ou pas, peu importe sa méthode -directive ou pas- c’est une certaine tension de l’être. » (Sibony, 1991) 477 . ’

Par le discours et par les actions de l’enseignant et des élèves, des « sensations psychiques » (Blanchard-Laville, 1998) 478 se communiquent de l’un aux autres qui créent des liens singuliers au sein de la classe.

Ainsi, la notion de genre en tant que concept de la psychologie sociale fait émerger des considérations psychanalytiques mais les éteint dans le même temps. Elle permet de regarder avec attention les relations de l’enseignant et des élèves, mais elle ne poursuit pas plus loin l’observation, elle ne prend pas en compte ce « qui se trame » dans l’inconscient des individus qui relèverait de l’identité de genre.

« La psychanalyse a la particularité de construire du non-rapport entre les sexes, en rapport masculin/féminin et terme d’altérité, d’étrangeté, comme du même et de l’autre lié à jamais. La psychanalyse met en évidence le rôle structurant de l’inertie fantasmatique dans ce qu’on appelle la réalité sociale » (Labridy, 1989) 479 .

On dit que, dans la réalité du terrain de l’EPS, les hommes auraient plus de facilité à enseigner aux garçons et aux filles que les femmes ; cette différence de sexe peut générer un malaise car en étant confrontés à des élèves des deux sexes, les enseignants sont obligés de prendre en compte la signification inconsciente de l’objet de savoir que sont les différentes APSA et leur connotation sexuée, mais aussi la dimension transférentielle dans laquelle le savoir se transmet et qui sera différente selon le sexe. Avoir un professeur d’Education Physique et Sportive femme ou avoir un homme ne sera pas équivalent et l’élève, tout comme l’enseignant, ne peut pas dire impunément « que cela lui est égal parce que c’est pareil ». Non, nous nous permettons d’insister : avoir un enseignant femme ou homme génère des différences.

C’est pourquoi on peut légitimement se questionner sur l’opportunité pour une fille de trouver l’idéal d’un modèle sportif quand l’équipe enseignante d’EPS est exclusivement composée d’hommes (et vice et versa), configurations qui se trouvent de plus en plus fréquemment dans les établissements depuis que les postes des enseignants d’EPS ne sont plus marqués sexuellement.

C’est dans cette perspective que notre étude permet d’esquisser l’origine d’un nouveau chemin dans la compréhension des relations qui se jouent entre l’enseignant et les élèves, filles et garçons, au regard de leur identité de genre et de leur position sociale. Nous avons montré comment les femmes masculines stimulent les élèves et les confrontent sans relâche aux contenus, comment elles les considèrent comme des filles et des garçons et comment elles ont un souci d’équité. Nous avons montré comment les enseignants féminins choisissent de ne pas « forcer » un comportement d’autorité mais prennent en compte la sensibilité des filles et des garçons… mais surtout des garçons.

Le constat de ces apports théoriques montre tout le poids de la domination masculine dans notre société, dans l’école et en EPS. Il montre également les obstacles qui se dressent pour aller vers davantage d’égalité de fait entre les filles et les garçons : c’est un véritable challenge qui se fait jour, un défi à relever. Cette étude ne constitue nullement un outil à but évaluatif. Porter quelque jugement de valeur que ce soit serait contraire à l’enjeu descriptif de l’étude. Il ne s’agit pas de hiérarchiser les enseignants selon leur genre mais de faire émerger l’invisibilité des inégalités en EPS à travers les valeurs et les attitudes transmises inconsciemment par les enseignants.

Notes
474.

Mosconi, N. et Loudet-Verdier, J. (1997). Idem.

475.

Durand-Delvigne, A. (1997). Positions hiérarchiques, contextes professionnels et expressions du genre. Revue internationale de Psychologie Sociale , 2. 31-47

476.

Berdot, P. ; Blanchard-Laville, C. et Camara Dos Santos, M. (1997). Déjà cité.

477.

Sibony,D. (1991). Le geste d’apprendre. Du vécu et de l’invivable. Psychopathologie du quotidien, Paris : Albin Michel Idées.

478.

Blanchard-Laville, C. (1998). Déjà cité.

479.

Labridy, F. (1989). Déjà cité.