Introduction

L’origine de ce travail remonte à mon arrivée dans un lycée, après près de vingt-cinq ans passés loin de la France, au Canada. Tout était nouveau pour moi, le niveau d’enseignement, le style et l’organisation des locaux, mais surtout tout ce qui concernait les relations humaines et les codes culturels dont j’ignorais à peu près tout. J’étais étranger sans l’être tout à fait. J’observais, je comparais, je me dédoublais : je faisais et je me voyais faire dans un univers à peu près inconnu.

Le premier jour, après quelques discours des autorités, une bonne humeur de rentrée a traversé cette première journée, qui s’est achevée sans qu’aucune discussion moindrement pédagogique n’en n’ait terni l’éclat.

Les jours suivants, chacun semblait poursuivre une mission apparemment secrète : enseigner. Jamais personne ne parlait de ce qu’il faisait, de ce qui se passait dans sa classe, sans doute le signe que tout allait bien, et que chacun maîtrisait complètement son sujet.

J’avais pris contact avec « mes » élèves : très différents des nord américains, plus scolaires, plus jeunes d’apparence. Mais ils étaient aussi très différents de ce que j’étais, de ce que nous étions, à leur âge : solidaires, gentils sans pour autant être calmes, prêts à réagir à tout ce qui leur semblait injuste, sensibles, ils parlaient plus volontiers de ce qu’ils ressentaient.

Je me rendis vite compte que leurs difficultés étaient réelles. Ils ne donnaient que peu de sens à ce qu’ils faisaient, ce qu’ils acceptaient bien volontiers. Dans les sections SMS 1 , ils étaient habitués à suivre et à recopier des cours, en soulignant en rouge, vert et jaune. Dans les autres sections, ils faisaient facilement des exercices, mais regimbaient dès qu’il s’agissait d’un problème. Ils ne savaient pas chercher, se décourageaient vite, et profitaient alors pleinement de leur passivité.

Les mathématiques finissaient de se remettre des mathématiques modernes, réforme franco-française qui avait consisté à enseigner d’abord des concepts unificateurs d’où tout devait logiquement, et simplement, découler. Il semble bien que l’esprit prenne d’autres chemins, et que le concept soit plutôt au bout de la route. C’est, sans doute, l’opinion qu’exprimaient de nombreux élèves en désertant les filières scientifiques. On en revenait donc à une approche plus pragmatique, où l’exercice et le problème auraient dû prendre de plus en plus d’importance. Pour rencontrer la réalité, les ambitions avaient été revues à la baisse. Finalement, l’enseignement des mathématiques se cherchait, et avait du mal à se trouver.

Je connaissais un peu mieux les élèves maintenant. Une véritable démocratisation avait bien eu lieu. La plupart de ceux qui étaient là n’auraient jamais été dans un lycée, trente ans plus tôt, et cette idée me plaisait. Tous les milieux sociaux semblaient représentés, même si les plus favorisés allaient de préférence dans l’autre lycée de la ville, considéré comme plus chic. Le stationnement des élèves était rempli de voitures. Quand la mode des baladeurs, des lecteurs mp3, des portables avec appareil photo incorporé s’est développée, les élèves ont commencé à se déplacer oreillette à l’oreille quand celle-ci n’était pas collée sur le portable. Ces élèves avaient une autre vie que celle qu’ils auraient menée quelques années auparavant.

Tout bougeait : les programmes, les élèves, l’environnement.

Après les premiers conseils de classe, sont remontés, de très loin, de vieux souvenirs. Si les élèves étaient différents, de nombreux professeurs ressemblaient à ceux que j’avais connus, il y a bien longtemps. Ils faisaient des cours, faisaient faire quelques exercices, donnaient des devoirs « à la maison », un peu plus difficiles, se plaignaient parfois de la paresse des élèves, qui ne font pas ce qu’on leur dit, de leur niveau, de leur inculture. Si les doléances étaient récurrentes, elles semblaient faire partie de la routine, sans plus. Ils acceptaient la situation, continuant, seuls et immuablement, d’enseigner.

Ce n’était pas le cas de tous. Le proviseur adjoint suggéra aux professeures de français, d’anglais et d’histoire, ainsi qu’à moi, professeur de mathématiques, de « voir » si nous ne pouvions pas faire quelque chose pour nos classes de seconde. Assez naturellement, des professeurs de disciplines différentes voulant travailler ensemble se cherchent un thème commun. On peut aller vers l’interdisciplinarité, c’est-à-dire travailler avec des points de vue différents, sur un même sujet, ou aller vers le développement de « moyens d’apprendre » communs à plusieurs disciplines, et qui pourraient améliorer l’acquisition de chacune d’elles. Ce fut notre choix.

Ce travail profita peut-être plus à nous qu’à nos élèves. Nous avons beaucoup analysé nos pratiques, et comparé les contenus. Nous avons tenté des approches communes, effectué des entrevues avec les élèves pour avoir une idée de leurs façons personnelles d’évoquer, de mémoriser, de comprendre, de rédiger. Ce travail nous a conduits à nous poser la question de la réalité du transfert. La pratique nous disait qu’il était fort difficile, mes souvenirs sur le sujet me disaient qu’il était improbable. À cette époque, il nous semblait pourtant qu’un apprentissage qui ne pouvait se transférer risquait de rester particulièrement stérile.

J’entrepris un DEA sur la question du transfert. La réalité même du transfert était beaucoup plus controversée que je ne le pensais, même si je partageais l’opinion très volontariste de Jean-Pierre Astolfi

‘[…] L'école a de plus en plus conscience que ce à quoi elle forme risque d'être périmé... dès le terme de la formation. C'est pourquoi elle doit postuler et organiser le transfert, aussi sceptiques que soient les psychologues actuels. La pédagogie n'est pas assujettie ici aux données psychologiques (qu'elle doit connaître), mais elle révèle son autonomie propre 2 .’

Dans le même texte, Jean-Pierre Astolfi ajoutait :

‘Le transfert n'est pas indépendant du modèle pédagogique mis en oeuvre. Il n'est guère possible quand l'élève est face à des tâches si simples qu'il n'a qu'à appliquer ce que le maître dit. Peut-on d'ailleurs transférer lorsque les programmes sont cycliques, de telle sorte que l'école est vécue comme l'éternelle reprise des mêmes choses? Peut-on transférer... quand on n'a pas le temps d'essayer, de vérifier, d'hésiter, de tâtonner? Le transfert implique une situation cognitive assez «ouverte», c'est-à-dire présentant un minimum de complexité. Le transfert est lié à une certaine prise de risque pour l'apprenant...’

Et aussi pour l’enseignant. Nous étions profondément en accord avec cette opinion, mais cela ne résolvait en rien la difficulté concrète de mettre en place un autre modèle pédagogique, qui, s’il n’assurait pas le transfert, lui donnait au moins la possibilité d’exister. C’est une chose d’affirmer l’autonomie de la pédagogie face à la psychologie, c’en est une autre de mettre en place des modèles pédagogiques concrétisant cette autonomie.

Nous avions montré 3 qu’il était possible de mettre en place certains éléments d’une pédagogie rendant possible un transfert informé, en construisant en même temps, et dans le contexte des diverses disciplines, ces fameuses compétences transversales.

Nous avions mis en évidence cinq composantes d’une pédagogie du transfert :

Dans ce cadre, il fallait développer :

Si une forme de métacognition semblait jouer un rôle important dans un transfert informé, elle nous semblait dépendre aussi des cinq composantes précédentes. En particulier, la métacognition consiste à prendre conscience des quatre derniers principes. Mais il fallait d’abord être en situation de les vivre avant d’en prendre conscience.

La mise en place des cinq principes précédents semblait favoriser les possibilités de transfert, c’était du moins notre impression d’enseignants.

À cette époque, nous avions quelquefois la visite d’un inspecteur. Le transfert devait être à la mode, car le sujet était souvent abordé : on nous disait que transférer était maintenant une nécessité, et que, pour cela il fallait parler de transversalité dans nos cours, et cela devrait suffire si nous le faisions bien. Si les élèves ne faisaient pas les liens entre des disciplines, c’était bien la preuve que nous, les enseignants, ne faisions pas ce qu’il fallait ! L’autorité pédagogique manifestait ainsi son autonomie par rapport à la recherche, ou tout simplement par rapport à une réflexion quelque peu étayée. Mais l’injonction ne pouvait suffire à transformer la réalité. La légèreté des opinions émises par ceux qui détiennent l’autorité semblait aussi avoir des conséquences désastreuses sur l’opinion des enseignants quant à la pertinence de tout ce qui vient de l’extérieur, en particulier tout ce qui est pédagogique, théorique ou relevant du domaine de la recherche.

Le lien entre la recherche et la pratique devenait pour moi une préoccupation de plus en plus importante. La mise en place des cinq principes précédents se révélait difficile. Fonder une pédagogie sur la résolution de problème ne consiste pas à demander simplement aux élèves à résoudre des problèmes au lieu de leur faire des cours. On obtient très vite beaucoup de bruit, beaucoup de mains levées en même temps, qui retombent et passent à autre chose. La mise en pratique de situations favorisant l’évocation, la comparaison, la projection, l’anticipation se révélait donc difficile. Il était impossible de juger de la pertinence de nos propositions sur le transfert si nous n’étions pas capables de mettre en place les conditions qui, à notre sens, permettraient de le favoriser. Entre un principe théorique et sa vérification expérimentale, il y a la réalisation pratique Toute vérification expérimentale passe donc par la réponse à une question toute simple : fait-on réellement ce que l’on prétend ou croit faire ? Répondre affirmativement à cette question conditionne tout notre travail de recherche, mais aussi toute évolution contrôlée de notre pratique d’enseignants.

Nous avons alors pensé travailler explicitement sur ce lien entre principe théorique et réalisation pratique, en commençant par définir ce que nous avons appelé un concept pédagogique.

Nous avions choisi le terme « concept » par rapport à sa signification scientifique. Un concept scientifique consiste d’abord à se débarrasser de significations immédiates et intuitives. Par exemple, le concept de masse doit être dégagé d’une signification immédiate, qui relie masse et poids. Quand on parvient à définir la masse comme le quotient de la force à l’accélération, on donne une définition qui peut conduire à une expérimentation. Le lien entre un énoncé qui définirait la masse et une réalité expérimentale est alors établi, et c’est lui qui, à notre sens, détermine un concept scientifique.

Nous pensions qu’il serait intéressant de définir des concepts pédagogiques qui pourraient s’exprimer sous la forme d’une expression abstraite, une propriété, à laquelle serait associée un ensemble d’opérations, observables, comparables entre elles ou à d’autres opérations, et éventuellement, susceptibles de mesure. Sachant que l’activité de l’élève comporte trois composantes : les mobiles, l’action et les modes d’exécution, le concept pédagogique devrait se traduire par ces trois composantes.

On pourrait parler du concept pédagogique de comparaison si l’on pouvait en donner une définition générale à laquelle on associerait un ensemble d’opérations qui, si elles étaient réalisées, permettrait d’affirmer qu’il y a bien eu comparaison. Ceci étant fait, on pourrait ensuite, évaluer les conséquences de la comparaison.

Cette notion de concept pédagogique avait, pour nous, plusieurs avantages :

Un concept pédagogique pourrait offrir, aux enseignants de disciplines différentes voulant développer chez les élèves des compétences transférables, un outil commun qui permette :

Par exemple, est-ce que les élèves effectuent des comparaisons en mathématiques et en français ? Pourquoi devraient-ils le faire ? Dans quelles circonstances le font-ils ? Peut-on modifier la situation pour qu’ils effectuent des comparaisons correspondant à la définition du « concept pédagogique » ?

Un concept pédagogique donnerait donc une possibilité d’analyse, d’action d’évaluation et de communication pour les enseignants. Il fournirait un langage commun qui permettrait de parler ensemble, indépendamment de la discipline enseignée, de ce que c’est que comparer, projeter, évoquer, anticiper et résoudre des problèmes, parler voulant aussi bien dire analyser que mettre en place des actions pédagogiques. Il nous semblait qu’il y avait là une possibilité de joindre une réflexion plus théorique à une pratique qui lui serait liée.

J’étais frappé au lycée du peu de profondeur des discussions, quand elles prenaient un tour plus pédagogique et concernaient les élèves : ils travaillent, ou ne travaillent pas, ils manquent d’organisation, ils sont faibles. Mais, est-il possible d’aller beaucoup plus loin sans aborder le contenu disciplinaire ? Et quand un professeur de français parle d’analyse, parle-t-il de la même chose, même s’il emploie le même mot, qu’un professeur de physique ? Un vocabulaire commun, recouvrant les réalités communes, reste à construire.

Pendant que nous conduisions cette réflexion, les classes se succédaient, et le travail commun se poursuivait en s’effilochant quelque peu. La professeure d’histoire, puis d’anglais quittèrent le lycée. Nous eûmes quelquefois des classes plus difficiles, et il nous apparut que le fait que des professeurs travaillent ensemble, dans la même direction, avait une influence directe sur le comportement des élèves. Il ne s’agissait pas d’un résultat scientifique, mais d’une constatation empirique. Il nous semblait même qu’un changement un peu important ne pouvait se faire dans une seule classe, mais qu’il devait en concerner au moins deux. Le travail sur le transfert débouchait sur une observation somme toute assez simple : une évolution du modèle pédagogique se fait beaucoup plus facilement s’il implique plusieurs enseignants. Il en est de même pour la résolution des problèmes que peut rencontrer un enseignant, qu’il soit d’ordre pédagogique ou plus simplement de discipline. Or, dans ce lycée, enseigner est une activité, avant tout, solitaire.

Comment analyser une pratique toujours mouvante dans des situations qui demandent une improvisation, qu’on pourrait qualifier de créatrice ? On pouvait analyser à priori les activités proposées aux élèves, mais analyser l’activité de l’élève pour en tirer des constantes était une autre affaire ! L’idée de concept pédagogique se révélait trop étroite pour conduire cette analyse. Elle pouvait en donner une interprétation ponctuelle, mais trop dépendante des circonstances particulières : nombre d’élèves, hétérogénéité, conditions matérielles, personnalité des enseignants. Pour penser l’activité de l’élève, il aurait fallu un cadre qui l’englobe.

J’avais l’impression d’être simplement revenu à la case départ.

C’était l’époque où j’organisais un colloque dont le but était de comprendre la nature et le rôle des « communautés virtuelles éducatives ». Dans un premier temps, il s’agissait simplement de comprendre comment faire travailler ensemble, sur des projets de recherche, des élèves éloignés les uns des autres, éventuellement dans des pays différents. Non seulement les élèves pouvaient poursuivre ensemble des projets communs, mais ils pouvaient partager leurs interrogations et les ressources avec des spécialistes qui les encadraient. Des expériences existaient. Leur existence avait précédé la science qu’elle contenait implicitement. Il s’agissait de tenter de la dégager pour apprendre à construire des espaces virtuels qui réuniraient des chercheurs professionnels, des amateurs, des élèves pour que ces derniers puissent apprendre à partir d’une démarche réellement scientifique 4 .

Un problème essentiel de ces communautés éducatives est d’analyser et d’organiser le travail d’un groupe sur des bases qui ne soient pas la proximité, mais le partage d’un objectif commun et l’utilisation d’outils permettant de développer une certaine forme de collaboration.

À cette occasion, j’ai rencontré Valery Nosulenko 5 . Nous avons d’abord parlé de Vygotsky puis des psychologues russes qui l’ont suivi : Luria 6 , Leontiev 7 mais aussi Pierre Rabardel 8 , dont le travail de recherche porte sur « les activité médiatisées par les instruments ». Plus tard, j’ai découvert le « Center for Activity Theory and Developmental Work Research 9  », qui sous la direction de Yrjö Engeström reprenait les travaux des précurseurs russes pour formuler une « théorie de l’activité » qui détermine un cadre minimum d’analyse du travail humain et de son organisation. Ces travaux théoriques permettent une analyse d’un travail du type de celui qui se développe dans une communauté virtuelle d’apprentissage. Il porte sur l’organisation sociale de ce travail, sur les échanges, sur les motifs qui l’animent et le dirigent, sur le sens qui s’y construit, sur les rapports entre travail collaboratif et travail individuel. En particulier, la conscience et la pensée individuelles se développent parce qu’un environnement social suffisamment complexe le lui permet L’éloignement des acteurs dans une communauté virtuelle oblige à se concentrer sur les rapports sociaux, les outils communs, l’éventuelle production commune, et l’objet du travail. Parce que les acteurs ne sont pas réunis dans un même lieu, obligation était faite de se pencher sur ce qui peut donner un sens à un travail collaboratif.

Or, l’école est très loin d’offrir ce cadre minimum. L’activité est une structure sociale, de nature systémique, fondée sur la collaboration et l’utilisation d’outils, ayant ses propres règles, organisée autour d’un objet et en fonction d’une production. L’action et l’apprentissage y sont intimement liés. L’organisation d’une classe apparaît beaucoup plus pauvre, déterminée seulement par le partage d’un lieu et d’un enseignant unique, ces contraintes engendrant la structure sociale de la classe. L’activité, au sens d’Engeström, est évolutive, la structure de la classe fort peu, puisque, dans mon lycée, elle semble résister aux changements de programmes, aux transformations des élèves et aux coups de boutoirs de la société.

On pouvait maintenant légitimement poser la question du cadre d’analyse dans lequel nous étions placés : est-ce que l’organisation du travail dans une classe ne sous-exploite pas les possibilités de l’apprentissage humain ? Est-ce que l’organisation conventionnelle de la classe permet d’analyser les possibilités réelles de travail et d’apprentissage des élèves ? Si ce n’est pas le cas, si ce cadre est trop pauvre pour faire cette analyse, peut-on dériver de la « théorie de l’activité » une « pédagogie de l’activité », c’est-à-dire une structure plus adaptée à l’apprentissage des élèves, considéré comme une activité humaine à part entière ? Si cela était possible, nous aurions peut-être un nouveau cadre à l’intérieur duquel la pratique serait plus facilement significative et analysable.

Pour avancer vers ce projet, il semble qu’il faut trouver des moyens de comprendre pourquoi l’organisation actuelle de la classe était si permanente et immobile. Si les enseignants de mon lycée ressemblaient tant à mes enseignants d’antan, si j’avais tant de difficulté à faire évoluer ce qui se passait dans ma classe, la raison se trouvait peut-être dans la structure dans laquelle nous étions tous plongés. Une analyse de la dynamique d’une classe conventionnelle pourrait permettre d’émettre des hypothèses sur les raisons de sa stabilité. Conduire cette analyse oblige à prendre une certaine distance avec la pratique. Pour cela, nous proposerons une modélisation de l’organisation de l’enseignement la plus courante.

Ensuite, il conviendrait de savoir si une autre structuration de la classe est possible, en se fondant sur la théorie de l’activité. Il peut sembler que nous nous trouvions surtout devant un problème d’organisation. La question serait alors : peut-on mettre sur pied une autre organisation de la classe ? Ce serait passer à côté d’une question beaucoup plus fondamentale qui pourrait s’énoncer de la façon suivante : une autre conception de l’apprentissage est-elle possible, privilégiant une relation entre la pensée, l’action, le contexte dans une dynamique fondée sur la collaboration et dirigée par le problème à résoudre et un objet à poursuivre ? La mise en place d’une autre structure, et on pourrait dire alors d’un autre paradigme, ne serait que la conséquence de cette autre conception.

Dès que l’on exprime les choses de cette façon, on laisse à penser qu’une autre conception de l’apprentissage deviendrait prescriptive, et que l’organisation de la classe ne serait que l’application d’une conception nouvelle définie hors de tout contexte. Il y aurait une théorie, et son application. Or, notre intime conviction est que cette conception est sans doute une des raisons du blocage de la situation pédagogique. Une nouvelle organisation ouvre le champ des possibles. Ces possibilités nouvelles permettent un approfondissement théorique, qui permet à son tour de modifier l’organisation pratique, ce qui ouvre encore vers d’autres possibilités etc. …Nous sommes contraints de penser en alternance sinon en même temps, l’organisation pratique et les concepts théoriques, les uns renvoyant aux autres. Le danger est de faire dépendre les concepts théoriques d’une pratique particulière, ce qui est justifié pour l’enseignant qui vise l’efficacité de sa pratique pédagogique, ce qui ne l’est pas pour le chercheur, qui vise à élucider les conditions de cette action. L’ensemble théorique se doit d’avoir une cohérence qui lui est propre, même s’il doit rester en référence avec la pratique. La distinction entre le point de vue de l’enseignant et celui du chercheur devrait rendre plus intelligible la mise en place d’une pédagogie de l’activité.

Revenons au Lycée : nous sommes deux, dans deux disciplines, à tenter de mettre en place « une pédagogie de l’activité » : l’un est en mathématiques, l’autre en français, deux disciplines souvent considérées comme éloignées l’une de l’autre. Le travail se fait dans une classe de seconde d’un lycée général et technologique, dans laquelle de nombreuses options sont offertes, ce qui conduit à une importante hétérogénéité du groupe. Cette classe est composée de trente-quatre élèves et l’expérimentation dure toute l’année scolaire. Le but de l’expérimentation est de vérifier qu’une « pédagogie de l’activité », dont les caractéristiques seront déterminées, a bien été mise en place. La vérification se fera indépendamment de la discipline concernée.

Pour mettre en place cette pédagogie de l’activité, nous ne pourrons pas nous borner à reprendre les concepts définis par les psychologues russes ou par l’Université Helsinki. Une pédagogie de l’activité devra se donner des concepts qui lui sont propres. Elle devra clarifier le lien entre l’organisation concrète d’une classe et l’acquisition des compétences, concepts et connaissances, quitte à en donner de nouvelles définitions. Ce travail de réflexion théorique se fera en référence avec la mise en place d’un nouveau contexte qui est censé élargir les possibilités d’apprentissage des élèves de seconde en mathématiques et en français. Le produit de notre travail est une organisation pédagogique différente, à laquelle nous donnerons le nom de pédagogie de l’activité 10 . Son objet est de rendre intelligible le processus de mise en place d’une telle pédagogie, et de montrer que s’ouvre alors un espace permettant de structurer une intention pédagogique et de la réaliser.

L’origine de ce travail se situe dans l’impression que les propositions pédagogiques étaient figées, que le fossé entre la réflexion et l’action pédagogiques était infranchissable, et que cela n’était pas acceptable. Ce sont des observations toutes personnelles, peut être injustes, mais particulièrement mobilisatrices. De cette impression, émergent deux questions. La première, pourquoi tant d’immobilisme apparent ? La seconde, l’action pédagogique est-elle possible, et dans quel cadre ? Il n’est pas question de tenter de donner des réponses universelles à ces questions, mais simplement de les envisager de façon à fournir quelques éléments de modélisation à ceux qui auraient le projet de franchir le fossé séparant l’intention et l’action pédagogiques.

Notes
1.

Sciences Médico Sociales

2.

Texte réalisé à partir des Actes du Colloque de Lyon sur le transfert (1994), sur la base notamment des interventions de Bernard Charlot, Michel Develay, Philippe Meirieu et Patrick Mendelsohn

Meirieu et al. (1994), Colloque International sur le transfert des connaissances en formation initiale et continue, Documents préparatoires, Université Lumière Lyon 2, CRPDP de l’Académie de Lyon

3.

D’après le DEA présenté en 1999 :

Taurisson Alain, (1999), À la recherche de concepts pédagogiques favorables à l’émergence de compétences transversales , DEA, Science de l’Éducation, Lyon 2

4.

Un exemple d’une telle communauté est « Le Monde de Darwin » : http://darwin.cyberscol.qc.ca/

Le résultat de ces recherches peut être consulté à : www.pedagogies.net

5.

Valery Nosulenko, directeur de recherche à l'Académie des sciences de Russie. Ingénieur, psychologue, participe à des programmes en France depuis 1982 avec la Maison des Sciences de l'Homme.

6.

Élève de Vygotsky, Neuropsychologue, (1902-1977)

7.

Élève de Vygotsky, Psychologue, (1904-1979)

8.

Pierre Rabardel professeur de psychologie et ergonomie à Paris 8, autour en particulier de :

RABARDEL Pierre, (1995), Les hommes et les technologies, Armand Colin, Paris

9.

Center for Activity Theory and Developmental Work Research, Université d’Helinski, Department of Education, http://www.edu.helsinki.fi/activity/

10.

Au sens d’une pédagogie de l’activité, c’est-à-dire une certaine organisation systémique du travail, structurée socialement, dirigée vers un objet, faisant intervenir de multiples médiations.