7.4. Le rôle intégrateur et indispensable des conceptions de l’enseignant

Les conceptions de l’enseignant auraient pour fonction d’intégrer en un tout cohérent des composants divergents, quelquefois en contradiction, de nature et de niveaux différents. Dans sa préface au livre de François TOCHON, Michael HÜBERMANécrit à propos des réponses des enseignants experts à la dynamique de l’affrontement face aux élèves:

‘La réponse à l'affrontement n'est pas algorithmique, n'est pas uniforme, ne constitue pas une réponse-type. En effet, rien ne s'y prête. Le moment est en quelque sorte unique, et le contexte de l'action est particulier. En grande partie, notre enseignant expert l'est par son ouverture à une situation qui émerge, par sa mobilité pédagogique, par sa capacité de voir ce qui mérite attention et approfondissement, et par une grande gamme de réponses possibles lui permettant de gérer la situation didactique ou, mieux encore, de l'exploiter. Comme il se trouve que le processus effectif d'apprentissage, chez les élèves, opère spontanément selon ce mode de gestion - sans oublier ses remédiations adaptatives - ce modèle est particulièrement prometteur 42

Nous pensons que cette capacité, et cette souplesse, à trouver les réponses appropriées à la situation dépend directement des conceptions, constituées, pour une bonne part, au moment où l’enseignant était encore novice. Les plans d’action ont alors été élaborés pour gérer des situations concrètes, en relation avec une intention. Cette intention est sans doute influencée par la formation du novice, mais aussi par ce qu’il croit bon, ses souvenirs, ce qu’il croit percevoir d’une demande sociale ou institutionnelle. La négociation qui s’ensuit pourrait avoir comme conséquence non seulement les plans d’action, mais aussi des conceptions plus ou moins théoriques, plus ou moins pratiques, plus ou moins implicites. Les conceptions deviendraient la référence qui définirait plus ou moins implicitement le sens de l’action et les plans d’action se trouveraient ainsi justifiés.

Une première fonction des conceptions serait de donner un sens unificateur aux actions de l’enseignant. Elles pourraient relier divers schèmes d’action en les associant au niveau du sens. Pour ceux qui veulent agir sur l’enseignement de l’extérieur, bien loin d’en regretter l’existence et de les considérer comme des obstacles à une pédagogie novatrice, il vaudrait sans doute mieux les connaître et les reconnaître, et préciser le rôle qu’elles jouent dans l’adaptabilité et l’efficacité de l’enseignant, en particulier de l’enseignant expert.

La pensée réflexive revient sur l’action pour prendre une distance sur ce qui a été fait pour faire mieux la prochaine fois. C’est, avant tout, un processus d’adaptation. Les conceptions de l’enseignant pourraient permettre d’aller au-delà de l’adaptation pour aller vers une intention pédagogique nouvelle. Une seconde fonction des conceptions de l’enseignant serait de donner une direction à son action et de la faire évoluer sans en rester à une simple adaptation à l’environnement pédagogique.

S’il faut chercher le sens de l’action dans les conceptions, on a peut-être une interprétation du peu de succès des innovations pédagogiques. Souvent réussies par leurs auteurs, elles se diffusent peu, même si elles sont bien documentées. Ce qui pourrait manquer au moment du transfert, ce pourrait être la différence des conceptions des auteurs de l’innovation et de ceux qui voudraient utiliser leurs travaux. On explique souvent ce décalage par la différence d’enthousiasme entre celui qui ouvre une voie inconnue et celui qui veut simplement refaire le chemin. On sait qu’il n’y a pas de transfert possible sans reconstruction dans le nouveau contexte. Or la synthèse entre le contexte et la nouveauté se fait à travers les conceptions de l’enseignant. Si ses conceptions n’évoluent pas, elles le ramèneront à ses pratiques anciennes.

Les conceptions de l’enseignant jouent un rôle incontournable, à notre sens, en permettant une synthèse, dans un contexte particulier, des contraintes sociales, des considérations théoriques, des instructions et des programmes. Elles sont le facteur intégrateur, d’une façon heureusement réaliste, des contraintes du contexte et du moment. La synthèse effectuée est subjective, personnelle, locale, temporaire, et largement implicite. Elle semble étroitement associée aux plans mentaux et aux schèmes ou routines dont la mise en place fournirait aux enseignants les moyens de leurs interventions, de leur adaptation, et, en grande partie, de leur efficacité.

C’est la subjectivité de cette synthèse qui pourrait permettre la souplesse, le contact avec la classe et, dans une large mesure, l’efficacité de l’enseignant interactif. Non seulement, il ne serait pas regrettable que l’enseignant puisse faire passer beaucoup de lui-même dans cette synthèse provisoire que permettent ses conceptions, mais ce pourrait être indispensable à une bonne relation pédagogique.

Notes
42.

F.V. TOCHON, 1993,op cité, Préface.