1. Les conditions de l’apprentissage

1.1. Se situer dans la zone proximale de développement

Lev Vygotski 47 , né en 1896 disparaît en 1934. À cheval sur deux mondes, celui des tsars et celui du communisme, il est au fait aussi bien de la psychanalyse que du marxisme. On parle beaucoup à cette époque d’une « nouvelle psychologie » dont il reste à définir les contours. .C’est une période de liberté jusqu’à ce que les idéologues du parti décident de définir une ligne qui a eu pour conséquence la mise sous le boisseau de l’œuvre de Vytgoski. Cette œuvre sera redécouverte d’abord dans les années 60, puis surtout au début des années 80.

Une des préoccupations de Vytgoski était de faire la part entre l’aspect social et la quête de sens de l’individu. Cette préoccupation s’incarne dans ce qu’on appelle la zone proximale (ou proche) de développement qu’il définit de la façon suivante :

‘La possibilité plus ou moins grande qu'a l'enfant de passer de ce qu'il sait faire tout seul à ce qu'il sait faire en collaboration avec quelqu'un est précisément le symp­tôme le plus notable qui caractérise la dynamique de son développement et de la réussite de son activité intellectuelle. Elle coïncide entièrement avec sa zone proximale de développement.» 48

La zone proximale de développement se définit donc comme ce que l'enfant ne peut pas accomplir seul, mais qu'il peut accomplir avec l'aide d'autrui. Cette zone de développement varie d’un enfant à l’autre, et en particulier avec son développement. Vytgoski insiste sur le fait que la dimension plus ou moins large de cette zone donne une indication précieuse sur ce que l’enfant peut acquérir, bien plus qu’un simple bilan de ses connaissances ou même de son développement.

‘La recherche montre que la zone de développement a une signification plus directe pour la dynamique du développement intellectuel et la réussite de l'apprentissage que le niveau présent de leur développement. 49

Il faut noter aussi que le « quelqu’un » dont parle Vytgoski n’est pas forcément un enseignant. Il peut s’agir d’un autre élève, plus ou moins avancé, d’un adulte, ou même d’un groupe. « Faire avec » ne veut pas dire qu’il s’agisse d’un enseignement. Il s’agit au contraire d’une « collaboration », c’est-à-dire d’un travail effectué ensemble. La notion de zone proximale de développement peut être utilisé pour faire des tests « prédictifs » sur les capacités d’un élève à progresser, mais elle décrit aussi une situation d’apprentissage dans laquelle on travaille avec « un autre » pour finir par savoir-faire seul ; car le but reste bien de savoir-faire seul, même si l’on apprend au passage à travailler avec d’autres.

Vergnaud fait la remarque suivante :

‘Le mot «proche» pourrait laisser penser qu'il ne faut proposer à l'enfant que des petits pas. Vygotski ne dit rien de tel, mais il n'est pas mauvais de se prémunir contre ce type d'interprétation restrictive. La recherche en didactique montre en effet qu'il faut parfois déstabiliser fortement des conceptions et des manières de faire déjà acquises. Les petits pas le permettent rarement. Il faut donc parfois mettre l'élève dans des situations qui sont relativement éloignées de ses compétences et de ses conceptions, de manière à le déstabiliser et à créer les conditions d'une prise de conscience, nécessaire à sa transformation et à son évolution. 50

Nous souscrivons pleinement à la remarque de Vergnaud : c’est justement parce qu’on peut travailler avec d’autres que l’on peut aborder des problèmes plus importants. Cela va d’ailleurs dans le sens de Vytgoski quand il précise que « l’enseignement doit précéder le développement », et non le contraire. Il est possible justement de faire avec quelqu’un, non seulement ce qu’on ne sait pas encore faire, mais aussi ce qu’on ne pourrait pas faire seul parce qu’on n’aurait pas atteint le développement pour le faire. En faisant « avec d’autres », on peut non seulement réussir, mais acquérir aussi ce « développement » qui nous interdisait la réussite.

‘Chez l'enfant, au contraire, le développement par la collaboration et l’imitation, source de toutes les propriétés spécifiquement humaines de la conscience, le développement par apprentissage scolaire est le fait fondamental. Ainsi l'élément central pour toute la psychologie de l’apprentissage est la possibilité de s'élever dans la collaboration avec quelqu'un, à un niveau intellectuel supérieur, la possibilité de passer, à l'aide de l’imitation, de ce que l'enfant sait faire à ce qu'il ne sait pas faire. C’est là ce qui fait toute l'importance de l'apprentissage pour le développement et c'est là aussi précisément le contenu du concept de zone prochaine de développement. 51

Notons que Vytgoski parle de collaboration et d’imitation. Nous croyons ces deux termes indissociables ; Dans la collaboration, il y a possibilité de réflexion et de recherches communes. En revanche, ce serait une erreur de sous-estimer la part d’imitation dans la réussite. L’imitation est souvent le point de départ d’une réflexion qui permet la maîtrise de capacités intellectuelles allant au-delà des acquisitions effectuées.

‘L'animal, même le plus intelligent, n'est pas en mesure de développer ses capacités intellectuelles par l'imitation ou l'apprentissage. Il ne peut rien assimiler d'essentiellement nouveau par rapport à ce qu'il maîtrise déjà. 52

Cela a bien sûr une limite. C’est ce que Vytgoski précise, même quand il s’agit d’imiter puisque :

‘« Il est maintenant bien établi dans la psychologie moderne de l'imitation que l'enfant ne peut imiter que ce qui est dans la zone de ses propres possibilités intellectuelles. Ainsi, si je ne sais pas jouer aux échecs, quand bien même le meilleur joueur d’échecs me montrerait comment il faut jouer une partie, je ne saurais pas le faire. »’

La largeur de la zone de proche développement n’est pas immuable pour un élève donné. Elle dépend de nombreux facteurs allant de la situation dans laquelle l’enfant se trouve à son état, en particulier son état affectif :

‘La zone de proche développement se déplace, et ce déplacement n'est pas une translation dans un ordre total, plutôt une tache d'huile dans un ordre partiel. On est ainsi conduit à étudier une grande variété de compétences, très sensibles aux variables de situation et au contexte dans lequel se déroule l'activité. 53

Vergnaud, qui emploie ici un vocabulaire très mathématique, signifie que la largeur de la zone proximale de développement n’est pas une caractéristique de l’individu, mais qu’elle évolue avec le temps et qu’on ne va pas trouver à son propos des stades dont l’ordre serait immuable.

Le concept de zone proximale de développement remet en cause une approche uniforme pour tous les élèves d’une classe, puisqu’elle passe outre tout travail collaboratif et qu’elle ne tient pas compte des différences et des complémentarités individuelles.

Notes
47.

Nous avons surtout utilisé trois ouvrages à propos de Vygotski :

VYGOTSKI Lev, 1997, Pensée et langage, La Dispute, Paris

CLOT Yves et al., 199-2002 , Avec Vygotski, La Dispute, Paris

VERGNAUD Gérard, 2000, Lev VYGOTSKI, Pédagogue et penseur de notre temps, Hachette Éducation, Paris

48.

VYGOTSKI Lev, 1997, Pensée et langage, La Dispute, Paris, p 353.

49.

VYGOTSKI Lev, 1997, ibid, p 352

50.

VERGNAUD Gérard, 2000, Lev VYGOTSKI, Pédagogue et penseur de notre temps, Hachette Éducation, Paris, p 81

51.

VYGOTSKI Lev, 1997, op cité, p 355

52.

VYGOTSKI Lev, 1997, op cité, p 354

53.

VERGNAUD Gérard, 2000, op cité, Paris, p 81