2.3.1. Les obstacles épistémologiques

‘« Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s'agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d'incriminer la faiblesse des sens et de l'esprit humain : c'est dans l'acte même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C'est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c'est là que nous décèlerons des causes d'inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques 156 .’

Connaître, c’est d’abord surmonter un obstacle de cette nature. Pour le surmonter, il est nécessaire d’en accepter l’existence, de considérer l’obstacle comme un moment essentiel de l’apprentissage. Il faut en plus accepter la remise en cause de ce que l’on croit savoir comme l’essence même de l’acquisition d’une connaissance scientifique. Mais s’agit-il seulement de connaissances scientifiques ? Nous ne le pensons pas. Bachelard, dans le même texte, écrit que :

‘Ces remarques pourraient d'ailleurs être généralisées : elles sont plus visibles dans l'enseignement scientifique, mais elles trouvent place à propos de tout effort éducatif’ ‘Dans l'éducation, la notion d'obstacle pédagogique est également méconnue. J'ai souvent été frappé du fait que les professeurs de sciences, plus encore que les autres si c'est possible, ne comprennent pas qu'on ne comprenne pas. Peu nombreux sont ceux qui ont creusé la psychologie de l'erreur, de l'ignorance et de l'irréflexion. [...]’

L’obstacle, avant que d’être surmonté, doit être identifié, analysé, décrit, à des niveaux différents, par l’enseignant et par l’élève. Il ne s’agit pas d’apprendre à apprendre, donc de mettre une couche au dessus de l’acte de connaître, mais de constituer l’acte de connaître. Connaître, c’est, en grande partie, modifier ce que l’on croit savoir et faire évoluer ses stratégies d’acquisition dans le même mouvement. Ce n’est pas empiler une nouvelle connaissance sur d’autres connaissances :

‘L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit.

Cette construction passe donc, comme Bachelard l’écrit, par l’analyse et la mise en forme du problème. Bien souvent, nous donnons les réponses à des questions que personne ne s’est posé : c’est l’essence même du cours structuré par l’enseignant et offert à l’écoute des élèves.

Le sens des réponses que nous fournissons à l’élève se constitue beaucoup plus difficilement s’il n’y a pas eu d’abord la formulation d’une question. L’outil devrait donc favoriser la formulation de ces questions.

Il devrait aussi, quand cela est nécessaire, aider à la remise en cause de connaissances ou d’habitudes.

Mais cela n’assure pas la « découverte » et la « construction » des nouvelles connaissances, indispensables pour surmonter l’obstacle. Il nous semble qu’il nous faille préciser, dans la mesure du possible, ce processus de découverte et de construction.

À notre avis, ces connaissances et ces savoir-faire n’ont pas à être inventés ou même découverts, par l’élève, même si cela reste possible dans certains cas. Construire veut dire intérioriser, insérer dans un réseau déjà existant, faire des liens entre usages et connaissances. Au terme « construire », nous préférons le terme « constituer » pour indiquer que les connaissances, les structures mentales, les valeurs d’un individu interviennent aussi dans la « construction » qu’il effectue. La construction n’est pas le résultat exclusif de l’influence du milieu sur un individu, mais est une synthèse provisoire, un équilibre entre ce qui constitue l’individu, ce qu’il connaît, et les contraintes de son environnement

À partir de là, nous ne pensons pas qu’il faille compter, dans la plupart des cas, sur une démarche spontanée de l’apprenant qui lui ferait franchir l’obstacle. La démarche mentale qui va conduire à la résolution du problème, tout comme l’acquisition d’une connaissance, doit être, à notre sens, constituée par l’élève c’est-à-dire qu’il doit réorganiser et enrichir un réseau personnel de connaissances et de stratégies déjà existantes pour atteindre un but nouveau, mais cette démarche ne peut être constituée à partir de rien. Constituer une démarche de résolution d’un nouveau problème ne consiste pas à l’inventer, mais plutôt à modifier un ancien réseau pour l’adapter à une situation nouvelle. Des connaissances nouvelles peuvent être fournies aux élèves, mais elles ne prendront leur sens qu’une fois mise dans un réseau. La fonction de l’obstacle n’est pas d’inventer une connaissance, mais de réorganiser un réseau de connaissances et de stratégies. Dans ces conditions, l’outil permettra d’autant mieux de surmonter l’obstacle qu’il facilitera le balayage de connaissances et de stratégies pertinentes, anciennes ou nouvelles. C’est par association entre ces connaissances et le problème intériorisé que l’élève pourra plus probablement constituer une nouvelle stratégie de résolution, que l’on peut considérer comme une nouvelle connaissance.

En résumé, le processus que nous venons de décrire comporte les étapes suivantes :

  • Prise de conscience d’un obstacle
  • Formulation d’une question
  • Balayage de ce qui est connu et de ce qui a été fait en relation avec la question posée.
  • Réorganisation en vue de mettre en place une stratégie permettant de surmonter l’obstacle.

Le processus que nous venons de décrire repose sur une conception personnelle, fondée sur notre expérience, nos valeurs, et n’a pas vocation à être générale et à être imposée à un autre enseignant, dans un autre contexte, qui pourrait privilégier un autre processus qui le conduirait à construire un outil différent. Un outil se fonde aussi sur la subjectivité de l’enseignant, sur ces conceptions, et c’est dans cette mesure qu’il va pouvoir être efficace dans un contexte précis.

Pour nous, le processus que nous venons de décrire constitue une certaine conception de l’acte de connaître. L’outil va servir de guide pour accomplir cet acte. Il va donner des moyens précis de prendre conscience de l’obstacle rencontré : parmi ces moyens, il orientera les élèves d’un groupe de travail à échanger, à comparer leurs interprétations. C’est dans ce moment d’échange que peut se faire une prise de conscience qui va conduire à la formulation d’une question. L’outil va aussi prendre la forme d’un support à l’échange dans le groupe de travail.

Pour que le balayage de ce qui est connu puisse se faire, il est nécessaire que les élèves puissent décider de la situation de l’obstacle dans ce qu’ils connaissent. C’est ce que nous appelons le « thème » dans lequel se situe l’obstacle. Identifier ce thème va permettre d’explorer rapidement un domaine de connaissances qui est peut être pertinent pour trouver une solution. Ce domaine de connaissances doit être facilement disponible. Il peut constituer une des composantes de l’outil. La présentation de ces connaissances nous semble devoir être assez concise pour permettre la constitution de liens en une stratégie qui permettra de surmonter l’obstacle rencontré. Dans ces conditions, l’outil deviendrait une aide à l’acte même de connaître.

Notes
156.

BACHELARD G (1934), La formation de l'esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective: Librairie philosophique J. Vrin, 5e édition, 1967, Paris