4. Un rôle du groupe de travail dans une pédagogie de l’activité : laisser se développer naturellement le conflit socio cognitif .

Pour préciser le rôle du groupe de travail, nous proposons une comparaison avec les groupes d’apprentissage tel que le propose Philippe Meirieu.

Philippe Meirieu, [ Meirieu, op. cité, p 35 et suivantes] propose de configurer les groupes de travail en fonction d’opérations qu’il considère comme imbriquées dans la plupart des activités intellectuelles : la déduction, l’induction, la dialectique et la créativité. Pour chacune de ces opérations, il propose une structure de groupe particulière, définie par une tâche d’un niveau de complexité suffisant pour impliquer tous les acteurs du groupe. Le groupe sera structuré en fonction de l’opération intellectuelle à entraîner selon trois règles de fonctionnement :

‘On doit instaurer dans le groupe d'apprentissage un «réseau de communication homogène, dans lequel chaque participant est tenu d’échanger avec tous les autres» ’

. La mise en pratique de ce principe suppose qu'on donne des consignes de méthode assez précises aux élèves

‘Les matériaux de travail, informations, éléments ou données nécessaires à l'élaboration du projet doivent être distribués de manière à ce que sa réalisation requière la participation de chacun. ’ ‘Le groupe doit avoir un mode de fonctionnement impliquant chacun à la tâche commune, de telle façon que cette implication soit un moyen d'accès à l'objectif que l’on se propose d'atteindre.’

Meirieu propose quatre types de groupe d’apprentissage :

Pour développer, par exemple la déduction, Philippe Meirieu va proposer de créer un groupe « d’évaluation réflexive » dont l’objectif est de permettre au sujet de prendre en considération divers points de vue sur ses propos et ses actes. On va demander à chaque participant de faire part aux autres de la manière dont il conduit un travail donné et de tenter de les convaincre de la validité de ses résultats. Ces derniers vont faire part de leurs remarques et de leurs objections de telle manière qu’il puisse modifier son apport jusqu’à obtenir leur approbation. Les rôles sont ensuite permutés de façon que chacun, à son tour, puisse être évalué.

Dans cette perspective, le groupe est utilisé pour développer une opération intellectuelle particulière. Dans un groupe de travail tel que nous le définissons, les opérations intellectuelles sont portées par les outils à l’occasion de l’exécution d’une tâche complexe, exigeant une collaboration et conduisant à une production. Ce choix est fait parce que nous pensons que, pour qu’une opération intellectuelle ait une chance d’être transférée ou simplement réutilisée, elle doit être effectuée plusieurs fois dans des contextes variés pour être ensuite isolée et reconstruite dans un nouveau contexte restant assez proche.

Les rôles ne sont pas de même nature : chez Meirieu, ils correspondent à une certaine « théâtralisation ». On joue à présenter une argumentation, on joue à la réfuter. Les rôles sont définis pour mettre en scène le conflit cognitif.

Dans le cas de la pédagogie de l’activité, on ne joue pas de la même façon. La production à effectuer est une vraie production, mais il faut apprendre pour la faire, donc il faut s’entraider pour y parvenir. De plus, le cadre de la résolution de problèmes impose de faire des choix stratégiques. Plus que le conflit cognitif, le groupe de travail ouvre un espace à la médiation et à la mise en œuvre de la zone proximale de développement.

L’organisation du groupe n’est pas imposée, et reste gérée par les élèves. Nous avons vu que c’est une condition pour que la gestion 193 de l’ensemble reste possible. Dans le cas où théâtralisation du conflit cognitif serait privilégiée, les rôles sont définis avec précision. Ces rôles devront tourner pour que chaque participant puisse tous les interpréter.

L’organisation interne du groupe est définie par :

Enfin, le travail en groupe est un élément d’une structure qui l’englobe, et c’est la structure générale qui lui donne son sens, et chaque production peut conduire à une mise en scène particulière des rôles décrits par Meirieu.

Le fonctionnement en groupe de travail s’étale sur toute l’année. C’est une façon habituelle de travailler. Son fonctionnement et son rôle se précisent donc avec le temps. Son rôle naturel semble d’assurer des médiations dans la zone proximale de développement. Cela n’exclut en rien la possibilité de mettre en scène le conflit cognitif, comme le propose Philippe Meirieu, quand cela semble nécessaire, et pour atteindre des objectifs particuliers.

Cela ne veut pas dire non plus que le conflit cognitif ne se manifeste pas dans les groupes de travail d’une pédagogie de l’activité. Il apparaît spontanément quand un réel conflit survient. Il peut même prendre des proportions importantes, et déborder le cadre de chaque groupe.

Par exemple, les élèves devaient résoudre un problème sur le thème des valeurs absolues. Ils disposaient d’un outil et devaient résoudre la question suivante :

Les opinions étaient divergentes dans chaque groupe, et aucun choix n’emportait l’adhésion. Pendant un module, où l’effectif était seulement de 16 élèves, la discussion a débordé le cadre de chaque groupe. On m’a demandé d’intervenir, ce que j’ai fait en demandant simplement à ceux qui étaient sûrs d’eux, de justifier leur choix de réponse. Deux types de justifications sont apparus : des justifications graphiques, ou des justifications de nature plus verbales. Aucune n’était assez convaincante aux yeux, ou aux oreilles, de ceux qui avaient une autre opinion.

J’ai demandé à Pierre, un élève, qui avait obtenu 1/20 au dernier contrôle, d’aller au tableau pour faire la représentation graphique qu’il m’avait rapidement montrée, ce qu’il fit, quêtant mon approbation, qu’il crut avoir obtenue. Il effaça rapidement le tableau : il pensait que me convaincre, ou croire m’avoir convaincu, était suffisant. À ma demande, il refit les graphiques d’ailleurs très soigneusement, ce qui a focalisé l’attention d’une dizaine d’élèves. Le débat prit une telle intensité qu’un élève qui continuait à travailler sur un autre point du problème s’est tourné vers moi : ils exagèrent quand même, c’est juste des valeurs absolues quand même !

À la suite de la discussion, toute la classe, sauf un élève, était convaincue que la réponse était la deuxième. Pour ce dernier, tous les élèves de son groupe de travail, et du groupe voisin, avaient tenté de lui expliquer, graphiques à l’appui, ce qu’ils avaient compris : on n’y arrive pas ! il faut que vous veniez.

Je me suis donc exécuté. J’ai demandé à Jean-Louis de m’expliquer ce qu’il avait compris, à partir de quoi nous avons représenté les données du problème. Ses yeux se sont éclairés : c’était bon.

Cette scène permet de comprendre comment un conflit cognitif survient, peut dépasser le cadre d’un seul groupe, comment des rôles se manifestent et sont interprétés à partir de l’état de compréhension de chacun. Ensuite, le travail de médiation peut s’installer quand cela est nécessaire, comme, par exemple, avec Jean-Louis. Cette dynamique est possible, à notre sens, parce le travail autour des outils et la structure générale de l’activité ont rendu possible une façon de chercher et de travailler, crédible, fondée sur la dynamique de chacun.

Les rôles sont transitoires : Pierre était celui qui exposait une méthode convaincante. Jean-Louis faisait le désespoir de ses coéquipiers, et de ses voisins, alors qu’il obtient de bonnes notes. Les rôles se définissent parce qu’ils correspondent à une situation qui peut changer selon les problèmes à résoudre, et selon le type de compétences auquel fait appel chaque étape de cette résolution.

Notes
193.

COHEN E.G. (trad.), (1994), Le travail de groupe: Stratégies d'enseignement pour la classe hétérogène, Chenelière, Montréal