5. Les groupes de travail comme initiation à la démocratie et à l’éducation morale

Le travail coopératif peut être vu comme moyen d’améliorer l’apprentissage pour le plus grand nombre d’élèves possibles : c’est en grande partie l’intention pédagogique que nous tentons de réaliser. Mais le travail collaboratif, et en particulier par la mise en place des groupes de travail, peut aussi être conçu pour initier à l’exercice de la démocratie ou même pour développer des qualités morales.

Nous retrouvons là une utopie fort ancienne, qui passe par Rousseau, Pestalozzi (1746-1827), Decroly, Cousinet, Claparède, Freinet et tout le mouvement de l’éducation nouvelle. L’éducation morale et sociale de l’enfant passerait tout naturellement par une initiation à la coopération dans des projets ayant une forte composante pratique et assez complexes pour obliger à la coopération. Il ne s’agit plus de poursuivre seulement des objectifs pédagogiques, mais clairement des visées plus politiques fondées sur une idéologie humaniste.

Notre principale intention pédagogique n’est pas de cet ordre, mais c’est quand même un point qui nous semble important. Il n’empêche qu’une pédagogie de l’activité pourrait se donner aussi comme fin ce genre de préoccupation, en particulier parce qu’elle permet un travail autonome en petit groupes, et que des outils pourraient être développés à cette fin. De plus, l’importance que nous donnons à la coopération plutôt qu’à la compétition, au lieu d’être motivé par des raisons d’efficacité pédagogique, pourrait l’être pour des raisons plus idéologiques, parce que, par exemple, la coopération enseignerait à l’enfant à mettre son individualité au service d’une collectivité. Le travail en groupe aiderait alors à l’instauration de relations nouvelles. On passerait d’une relation d'obéissance à une prise en charge coopérative.

Dewey 194 considère que l’école est une société en miniature et qu’elle doit permettre de prolonger et d’approfondir des relations sociales déjà existantes. L’éducation doit donc aider l’enfant à vivre dans un groupe social. Ce faisant, il sera d’autant plus préparé à s’intégrer dans d’autres groupes sociaux qui lui permettront de poursuivre son éducation tout au long de sa vie. Dewey insiste sur trois caractéristiques du travail collaboratif pour préparer à la démocratie 195  : la communication entre les individus, la libre interaction entre eux et la conscience des buts communs.

À la suite de Dewey, des méthodes de travail en groupe ont été développées dans cette perspective. Par exemple, Sharan et Hertz-Lazarowitz 196 ont mis au point une méthode par laquelle les élèves se regroupent en équipes de travail autour d’un sujet de recherche qu’ils ont choisi, divisé en thèmes répartis entre les diverses équipes. Une démarche de recherche est définie de façon démocratique et autonome dans chaque équipe.

Dans une autre perspective, Piaget 197 , distingue deux stades d’évolution du jugement moral chez l’enfant. Le jeune enfant considère que les règles sont imposées de l’extérieur, et que rien ne doit les changer. Ce sont les faits qui compte, et non pas l’intention, et la culpabilité est objective. Par la suite, à partir de 11/12 ans, la règle a une valeur parce qu'elle a des motifs rationnels et qu'elle est admise par tous les joueurs. L’intention compte tout autant que l’action. Ce passage d’une conception à l’autre est spontané : il correspond au développement intellectuel de l'enfant. Piaget montre que :

Pour Piaget, en rester à une morale de la contrainte, de l'autorité, de la règle, du devoir, c'est empêcher l'accès à l'autonomie morale véritable, c'est maintenir l'enfant dans le premier stade, celui du "réalisme moral". C’est la coopération qui favorise le passage vers un niveau moral plus élevé. Et la coopération signifie respect mutuel, égalitarisme et réciprocité.

Si l’on reprend maintenant les critères résumant les positions de Dewey et de Piaget, on trouve :

  1. La communication entre les individus, la libre interaction entre eux et la conscience des buts communs (Dewey)

et

  1. Le respect mutuel, l’égalitarisme et la réciprocité (Piaget).

Or nous avons vu que ce sont aussi les critères qui sont nécessaires, sans toutefois être suffisants, pour qu’un groupe de travail fonctionne. Ainsi, sans faire de l’éducation à la démocratie ou de l’évolution du jugement moral des objectifs principaux du travail en groupe, on devrait obtenir des effets positifs dans ces domaines. La simple prise en considération de l’aspect cognitif dans une pédagogie de l’activité, et le travail en groupe d’apprentissage qui lui est inhérent, devraient avoir des conséquences positives sur un apprentissage de la démocratie et sur la maturité du jugement moral.

Notes
194.

DEWEY John, (1916-1992), Démocratie et éducation, Colin, Paris

195.

D’après JODOIN Jean-Pierre, Le développement de la coopération dans la classe, Université du Québec à Montréal, Site de l’Adaptation scolaire et sociale de langue française (SASSLF)

196.

SHARAN, S.& Hertz-Lazarowitz, R. (1980). A group investigation method of cooperative learning in the classroom, In: Sharan, S. et al (Eds.). Cooperation in Education, BYU Press, Provo , Utah, États Unis, pp.14-46.

197.

PIAGET Jean, (Ed 2000), Le jugement moral chez l'enfant, PUF, Bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris