Introduction générale

La recherche que nous entreprenons dans cette thèse porte sur les interactions dans la classe de français en Chine et leur nécessaire évolution. Il s’agit plus précisément d’analyser les comportements interactionnels des enseignants et des apprenants dans la classe de FLE d’une université de Pékin en utilisant comme cadre théorique, la pragmatique des interactions verbales.

Cette recherche est d’abord motivée, par l’intérêt didactique et pragmatique de la question mais aussi parce que les besoins de communication entre ceux qui ne parlent pas la même langue n’ont jamais été aussi grands en Chine du fait de l’ouverture de celle-ci sur le monde extérieur. L’enseignement des langues étrangères à l’Université est devenu une des disciplines les plus importantes. L’enseignement du français comme langue étrangère s’est donc beaucoup développé ces dernières années. Le niveau de langue étrangère est devenu un des premiers critères d’embauche des étudiants diplômés qui prétendent à un poste intéressant. Cette évolution de la demande sociale en matière de langues étrangères nécessite, dans le cadre universitaire, une réflexion sur une indispensable évolution méthodologique, qui reste toutefois adaptée à la situation d’enseignement particulière que constitue l’Université chinoise. Cette transformation oppose a priori la méthode traditionnelle chinoise, encore utilisée, à des méthodes plus communicatives, proposées sur le marché mondial et en particulier par des éditeurs et des méthodologues français.

Afin d’avancer dans notre étude, nous opérerons donc d’abord un rappel de la méthode traditionnelle d’enseignement des langues étrangères en Chine. Il constituera la première partie de notre thèse. Cette méthode traditionnelle est marquée par la centration des activités de classe sur le manuel officiel. Rédigé par des experts chinois de français, il est destiné à développer plus une compétence linguistique qu’une compétence communicative chez les apprenants. Dans l’enseignement traditionnel, la langue étrangère n’est pas considérée comme un outil de communication, mais comme une connaissance académique. L’évolution de l’enseignement du FLE en Chine est également évoquée dans ce chapitre, parce que cet enseignement y a une longue histoire. Cette activité de l’enseignement du FLE a été beaucoup influencée par le système d’éducation tant dans la conception éducative sous jacente que dans la méthode utilisée.

Le terme même de didactique est au centre de nombreux discours qui cherchent à le définir et et donc à le distinguer d’autres termes en usage, à circonscrire son territoire et à légitimer la discipline correspondante. C’est pour cette raison que le problème de la didactique du français langue étrangère constitue un élément important de notre travail de recherche : il constituera la deuxième partie de notre étude. Le contrat de communication, le contrat pédagogique et le contrat didactique jouent ensemble un rôle capital dans l’enseignement de la langue étrangère. Ils régissent les interactions entre l’enseignant et son groupe d’apprenants. Pour notre recherche, nous avons emprunté à C. Germain le concept de didactème et la méthode d’observation-analyse des activités didactiquement associées.

En ce qui concerne nos corpus (cf. troisième partie de notre étude,chapitre IV), nous avons effectué divers enregistrements vidéo ou audio dans une Université de Pékin à plusieurs moments caractéristiques de l’activité didactique, concernant « la pratique » et « la transposition » (C. Germain 2001 :455) mais aussi l’évaluation. Puis nous avons transcrit minutieusement ces enregistrements. Nos corpus ont inégalement servi de base à notre travail de recherche. Les plus fréquemment utilisés sont trois corpus recueillis dans trois classes contrastées de français. La première, classique, est animée par une enseignante chinoise Ecy ; elle est numérotée (1). La seconde est classique, elle aussi, mais animée par une lectrice française Efp; elle est numérotée (2). La troisième, plus communicative, numérotée (3), est prise en charge par une enseignante chinoise Ecg. S’y ajoutent un certain nombre de séances d’examen oral dont est responsable un troisième chinois Ech. Enfin deux entretiens téléphoniques en français entre un dernier enseignant chinois et des apprenants constituent notre dernier corpus et présentent une interaction pédagogique très particulière rendue nécessaire par l’épidémie de SRAS qu’a connue Pékin il y a quelques années.

La pragmatique des interactions verbales est au centre de la partie théorique de notre travail de recherche (cf. La troisième partie chapitre V). Dans le développement des sciences du langage,après la seconde guerre mondiale, la recherche pragmatique concerne non seulement les signes et leurs règles de combinaison et d’opposition, mais aussi les individus qui en font usage.

Dès le siècle dernier, plusieurs linguistes, tels que K. Bühler, Ch. Bally, A. Reinach, A. H. Gardiner se sont consacrés à des recherches sur la fonction du langage dans la communication. Dans leur recherche, le langage a une valeur illocutoire, il n’est pas un miroir de la pensée, mais un moyen d’influencer la conduite d’autrui dans la coopération collective nécessaire à la vie quotidienne. Le discours est considéré comme une manifestation interactionnelle parce qu’il est le produit de l’interaction de deux individus socialement organisés. Son analyse a pour but essentiel de cerner la manière dont les agents sociaux agissent les uns sur les autres à travers l’utilisation qu’ils font de la langue.

Ces quarante dernières années ont vu paraître un grand nombre d’ouvrages et d’articles qui tentaient d’analyser, avec des objectifs divers, l’interaction entre l’enseignant et son groupe d’apprenants dans la classe en général et dans celle de français langue étrangère en particulier. Bon nombre d’études se focalisent sur les comportements interactionnels des apprenants et des enseignants en classe de langue afin d’améliorer la manière d’enseigner.

En 1965, dans « Teacher Influence, Pupil Attitudes and Achievement », puis en 1970, dans « Analysing Teaching Behaviour », N. A. Flanders met en lumière, grâce à un codage très régulier, dans le déroulement de la classe, dix catégories de comportements pédagogiques pouvant avoir une influence directe ou indirecte sur les apprenants. D. Barnes analyse en 1969 dans « Language, the Learner and the School », les difficultés linguistiques rencontrées par les apprenants et montre qu’elles sont dues en partie au système d’apprentissage et aux pratiques pédagogiques trop contraignantes des enseignants. Enfin, l’équipe de Birmingham, J. McH. Sinclair et R. M. Coulthard avec « Towards an Analysis of Discourse » (1975), M. Coulthard, M. Montgomery et D. Brazil avec « Developing a description of spoken discourse » (1981) fondé sur le travail de A. Bellack et sur celui de M. A. K. Halliday, a mis au point une grille d’analyse très fine, distinguant dans le discours pédagogique une série de rangs hiérarchiques (leçon, transaction, échange, mouvement, acte) et a essayé de voir les relations existant entre l’acte et sa réalisation lexico-grammaticale. Comme eux, nous considérons les interactions en classe comme caractéristiques d’une situation de communication  pédagogique: en effet, pour l’apprenant de FLE, participer à ces activités procède à la fois d’une compétence linguistique acquise mais aussi d’une compétence interactionnelle plus générale, culturelle et éducative.

Pour l’analyse des comportements des enseignants et des apprenants au cours des échanges observés en classe de FLE, nous emprunterons à E. Roulet  et à C. Kerbrat-Orecchioni d’une part, à C. Germain et à R. Bouchard d’autre part, respectivement, leur conception globale de la structure de la conversation et leur contribution aux études sur les interactions dans l’enseignement des langues étrangères.

La fonction de l’enseignant au cours des activités pédagogiques est centrale. Du fait de sa position sociale et pédagogique, il mérite une attention particulière de la part du chercheur en didactique. C’est pourquoi nous avons organisé notre réflexion et l’observation de notre corpus en prenant en compte tour à tour les trois rôles principaux que joue l’enseignant en classe de langue (cf. La quatrième partie): vecteur d’informations linguistiques, animateur des activités didactiques et évaluateur des productions des apprenants. Toutes ces fonctions se manifestent avec plus ou moins d’importance non seulement lors des activités pédagogiques en classe de langue, mais aussi lors de l’examen oral comme lors des entretiens téléphoniques évoqués ci-dessus.

Notre recherche est donc consacrée donc à l’évolution de la méthodologie de l’enseignement du FLE en Chine, évolution rendue nécessaire par les mutations quantitatives (nombre d’apprenants) et qualitatives (finalité de l’apprentissage) que celui-ci connaît du fait de la plus grande ouverture du pays vers le monde extérieur. Nous essayons d’analyser et de comparer les comportements langagiers d’enseignants natifs et non natifs afin de mieux percevoir l’opération de déplacement méthodologique nécessaire dans l’enseignement du FLE en situation universitaire en Chine, déplacement dont nous faisons l’hypothèse que ses prémisses se trouvent déjà dans les pratiques de classe qui s’y développent actuellement, en particulier à l’occasion de circonstances exceptionnelles comme l’épidémie de SRAS. Ces circonstances particulières ébranlent l’ordre pédagogique ancien en même temps que le fonctionnement social ordinaire. Ils permettent à de nouveaux comportements pédagogiques, plus adaptés mais qui restent liés à la culture éducative antérieure, d’apparaître.